Paul avait rejoint Jérusalem-Est à la première heure, filant à vive allure sur la 443, la « route des colons », qui piquait à travers la Palestine, protégée par des hauts murs sur plusieurs kilomètres. La nuit l’avait laissé fatigué, mais il se sentait tout à coup revivre après cette rupture de jeûne inattendue.
Il pénétra dans l’American Colony, le riche manoir qui se vantait d’avoir hébergé Lawrence d’Arabie, Winston Churchill et John le Carré. Un soleil automnal réchauffait l’enceinte du jardin clos, petit bijou d’orientalisme au milieu duquel roucoulait une fontaine. Sarah Steinberg y était déjà assise à une table recouverte de céramique palestinienne et lisait son Haaretz. Paul alla l’embrasser et se dirigea à l’intérieur, là où s’étalait un buffet matinal, poussé par le besoin d’engloutir un déjeuner de roi.
Il fit le tour des réchauds et se composa une assiette monstrueuse où le saumon fumé, le fromage à la crème frais et le beurre fermier occupaient une grande place. Puis, il ajouta des œufs et, véritable trésor dans cette région du monde, du bacon…
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C’est dimanche matin et Rachel est assise à la table de la cuisine de leur petit appartement du quartier Mile-End de Montréal, tandis que Paul s’active à la cuisinière.
Il a préparé pour elle une table avec des fleurs, du jus d’orange et un plateau de fruits. La cafetière commence son gargouillement.
Il a fait chauffer les assiettes. Il est un peu nerveux.
Rachel, amusée, attend. Il y a dans l’air quelque chose de cérémonial.
— Je peux faire quelque chose ?
— Non ! Tu restes assise et tu attends.
Peu après, il lui demande de fermer les yeux. Il a dressé les assiettes et en pose une devant elle.
Elle regarde.
Elle dit combien cela a l’air bon.
Son amoureux lui a fait un déjeuner. Ils sont pauvres. Ils viennent d’emménager à Montréal. Ils n’ont que ce petit trois-pièces pour vivre. Mais jamais elle n’a été si heureuse.
Il lui a préparé des œufs et du bacon bien croustillant.
— Tu y goûtes ?
Elle hésite. Jamais encore elle n’a touché à de la viande de porc. Elle saisit un morceau entre ses doigts. Le porte à sa bouche et en prend une petite bouchée.
Elle mâche doucement et ferme les yeux. Elle l’avale, ouvre les yeux et lui sourit :
— C’est bon !
Paul est ravi. Il rit. Il a réussi. Quelque chose dans cette transgression l’excite terriblement. Il se demande s’il réussira à finir son déjeuner avant de lui faire l’amour.
Soudain, Rachel se lève. Il croit tout d’abord qu’elle vient l’embrasser. Mais elle passe à côté de lui et se précipite dans les toilettes où elle vomit.
Il se jette à ses côtés. Il est à genoux et l’entoure de son bras, ressentant les convulsions violentes de son corps.
La crise passe. Elle relève la tête, renifle et fond en sanglots.
— Je suis désolée ! Je voulais…
— Non, c’est de ma faute ! Je n’aurais pas dû. Plus jamais, je te le jure, je ne te demanderai ça.
Ils restent ainsi un moment, serrés l’un contre l’autre sur le plancher de la salle de bain trop étroite.
Il veut l’embrasser.
— Non, je goûte trop mauvais !
— Rien de toi ne me repoussera jamais.
Et ils s’embrassent.
Ils se relèvent et prennent le chemin de leur lit. Leur étreinte est la plus brûlante de toutes celles qu’ils ont connues. Ils se diront que c’est ce jour-là qu’ils ont conçu un fils.
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Paul fit son rapport à Sarah avant de quitter Jérusalem. Il lui raconta notamment l’incident de l’aéroport et l’intervention impromptue de Ronit Fogel.
— Vous n’aviez qu’à me faire appeler et on vous aurait foutu la paix. Cette Fogel est une vipère. Je suis certaine que c’est elle qui a commandé votre interrogatoire.
Paul s’abstint de lui raconter la nuit qui avait suivi.
Ils récapitulèrent rapidement. Les troubles de Boileau étaient évidemment un résultat direct de son soutien au groupe Myosotis. Visiblement, ce groupe avait déterré quelque chose d’assez grave pour que Boileau soit mort et pour que la directrice du groupe à Gaza se terre. Paul devait inévitablement s’y rendre. Retrouver Amanda Speer était prioritaire, mais il n’allait pas attendre que celle-ci communique avec lui, comme l’avait suggéré à Berlin sa collègue Marzella Heilbronner. Il partirait dès maintenant.
Avant de prendre congé, Paul ouvrit son sac et en tira le livre dont la veuve de Pierre Boileau lui avait fait cadeau.
— De Québec à Jérusalem, lut Sarah. C’est votre autobiographie ?
Paul rit.
— Donnez-le à Rachel de ma part…
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Deux heures plus tard, Paul gara sa voiture devant le terminal du passage d’Erez, le poste-frontière entre Israël et l’enclave palestinienne de Gaza.
Erez était dominé par un vaste édifice de verre et d’acier aux allures de gare moderne, planté en rase campagne. Le stationnement était pratiquement désert, mis à part quelques véhicules laissés là pour y attendre leurs propriétaires en mission de l’autre côté. Trois chauffeurs de taxi arabes attendaient d’improbables clients en fumant sous un abri de tôle.
Paul descendit du véhicule, passa son sac en bandoulière et traversa le stationnement d’un pas lent en direction de la première barrière de sécurité. Parvenu à la guérite, il fit glisser son passeport et sa carte d’accès par une fente prévue à cet effet vers le garde qui se tenait de l’autre côté de la vitre blindée. Il alla ensuite s’asseoir au soleil sur le parapet en attendant qu’on daigne l’appeler.
Il repensait à la nuit qu’il venait de passer et s’en sentait renforcé. Il avait retrouvé une capacité de séduction, qu’il n’avait plus expérimentée depuis toutes ces années avec Rachel. Mais cette constatation lui fit mesurer combien il s’était éloigné d’elle et fit ressurgir le besoin de lui parler. Sa résolution de lui téléphoner était intacte, mais il ne s’en sentait pas capable au moment présent, car il savait qu’elle allait lui demander s’il y avait une autre femme. Il l’appellerait quand il aurait retrouvé ses esprits.
Il n’aimait pas l’idée d’aller à Gaza, mais il n’avait guère le choix. Il se savait désormais placé sous surveillance. Rien ne serait simple une fois de l’autre côté. Les yeux et les oreilles étaient partout et pouvaient servir aussi bien Israël que le Hamas.
Une voix dans un haut-parleur l’appela par son prénom. Paul revint vers le guichet, ramassa ses papiers, franchit la grille et s’avança vers le terminal.
À l’intérieur, le grand hall était absolument désert. Cet endroit avait visiblement été conçu pour permettre le transit de milliers de personnes par jour, sans doute dans la perspective désormais ensevelie de permettre à des ouvriers de Gaza de venir travailler en Israël. Une seule cabine de contrôle sur une demi-douzaine était en fonction, occupée par une employée des douanes. Paul pénétra dans l’espace sécurisé devant elle et entendit le claquement de la porte magnétique qui se verrouillait dans son dos. L’interrogatoire ne dura guère qu’une minute cette fois – privilège que lui octroyait sa carte de presse, il n’avait aucun compte à rendre.
Une deuxième porte se déverrouilla devant lui et il pénétra dans la zone de transit. Ce n’était pas son premier passage via Erez mais, comme chaque fois, il nota avec une certaine fascination à quel point cet endroit avait été sciemment dépourvu de tout signe de bienveillance et d’humanité. On y traversait des salles grises de béton et d’acier dépoli en franchissant, un après l’autre, des portillons dont l’ouverture était déclenchée à distance. Les ordres d’avancer étaient transmis par un témoin lumineux passant du rouge au vert au son d’une sonnerie agressive. Tout contact humain semblait ici prohibé.
On finissait par se retrouver dehors, entre des grilles et des barbelés, dans un couloir de près d’un kilomètre qui traversait le no man’s land. Cette promenade permettait d’apprécier la masse de béton imposante du Mur avec ses miradors, qui encerclait Gaza comme un pénitencier. Entre le Mur et les premières habitations palestiniennes, tout avait été rasé. S’aventurer dans cette zone au-delà des clôtures signifiait la mort par balles.
Paul avançait, inconscient d’avoir une lunette de tir braquée sur lui à partir d’un des miradors. Le collimateur suivait sa tête sans le lâcher. Dans le ciel, un hélicoptère faisait du surplace, son vrombissementincessant résonnant comme un rappel, à l’intention de ceux qui pouvaient en douter, de ce que la surveillance du territoire ne se relâchait jamais.