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Lorsque Paul entra dans la ville, les derniers photons de lumière semblaient en train d’être aspirés par un sombre brouillard venu de la mer, qui rendait les ombres fuyantes. La tombée du jour à Gaza n’avait rien de semblable à celle des villes fonctionnelles où s’allument les réverbères et les néons colorés. Ici, la ville semblait plutôt s’éteindre et ses habitants se transformer en fantômes.

Un taxi l’avait déposé près de la place du Soldat inconnu, devant une grande murale des brigades Ezzedine Al-Qassam, les Forces du Hamas, représentées ici armées jusqu’aux dents. Les murs alentour étaient quant à eux couverts de cœurs peints à l’aérosol : ces graffitis, de plus en plus populaires, défiaient le régime islamiste qui avait interdit quelques mois auparavant les célébrations de la Saint-Valentin.

Il entendait démarrer les génératrices qui faisaient s’allumer, ici et là, de rares néons aux fenêtres et aux devantures des commerces. Sur le trottoir, devant un portail métallique, Paul aperçut deux étudiants assis dans le noir, leurs visages éclairés par la lueur bleue des écrans d’ordinateurs posés sur leurs genoux ; ils étaient en train de capter gratuitement le signal Internet sans fil qui irradiait jusque dans la rue à partir des bureaux d’une ONG.

Il lui vint à l’idée que ces types pouvaient lui rendre un grand service…

Il s’approcha.

As salam aleykoum !

Hi ! How are you ?

L’un des deux parlait un peu anglais et Paul lui fit comprendre qu’il aimerait bien louer son ordinateur l’espace de quelques minutes.

L’étudiant lui céda sa place avec empressement, refusant obstinément d’être payé.

Paul se brancha sur le compte anonyme qu’il avait créé après son passage à Berlin. Il y trouva ce qu’il espérait : un message provenant d’une adresse, anonyme elle aussi, composée d’un amalgame de lettres et de chiffes. Il l’ouvrit.

« Prévenez-moi dès que vous serez à Gaza », disait le message signé A.S.

Il se signala aussitôt et, à sa grande surprise, il reçut une réponse immédiate d’Amanda Speer.

« J’attendais votre venue. Soyez à 21 h au troisième étage de l’édifice de béton bombardé qui se trouve face à la place Al Katiba. Assurez-vous de ne pas être suivi. »

Cela lui laissait peu de temps. Deux heures à peine.

S’assurer de n’être pas suivi à Gaza pouvait s’avérer difficile. L’endroit grouillait d’indicateurs, et un étranger n’y passait pas facilement inaperçu.

Au bout de trois minutes, il avait élaboré son plan.

• • •

Son homme de confiance à Gaza s’appelait Marwan. Celui-ci agissait comme fixer de presse. Sa spécialité était de guider les journalistes et les étrangers de passage dans la bande de Gaza. Paul l’avait recruté deux ans plus tôt.

Il se pointa chez lui, au rez-de-chaussée d’un petit immeuble situé près du centre-ville. Marwan lui ouvrit. Il était chauve et portait une grosse moustache noire qui lui donnait l’air d’un Turc.

Il fit une accolade chaleureuse à Paul tout en le sermonnant pour ne pas l’avoir prévenu de sa visite.

Paul eut bien du mal à lui faire comprendre qu’il n’avait pas le temps de s’attarder, ni de manger, ni même de prendre un café. Cela n’empêcha pas la table basse devant lui de se garnir de boissons, de biscuits, de pain, d’olives et de cacahuètes pendant qu’il expliquait à son ami ce dont il avait besoin : un moyen de se déplacer jusqu’au rendez-vous sans être suivi.

Pendant que Marwan passait des coups de fil sur deux portables en même temps, sa femme continuait de déposer des victuailles devant Paul en dépit de ses gestes pour signifier qu’il ne pourrait pas faire honneur au repas.

— OK, c’est arrangé, dit Marwan. Suis-moi. Je vais t’accompagner au rendez-vous. Je ne veux pas que tu ailles seul dans un endroit comme ça.

Commença alors une longue joute entre les deux hommes. Paul dut user de tout son pouvoir de persuasion pour faire comprendre à l’autre que sa présence ferait avorter ce rendez-vous capital.

Marwan finit par céder. Il passa rapidement dans sa chambre et revint avec un vieux veston trop grand et un keffieh dont il couvrit la tête de Paul.

Il le fit passer par la porte arrière de son immeuble et Paul se retrouva dehors, dans la ruelle sans éclairage, où une voiture attendait, tous phares éteints.

Marwan le fit monter dans le véhicule et donna ses instructions au chauffeur.

— Ghassan va te conduire. Il va s’assurer que vous n’êtes pas suivis avant de te déposer près d’Al Katiba. Après, tu iras à pied.

• • •

Dix minutes plus tard, Paul se trouva en vue de l’édifice abandonné au bout de la place, un grand terrain vague en terre battue, plongé dans l’obscurité et complètement désert pour ce qu’il pouvait en voir. L’imposante structure de béton devant lui faisait quatre étages, et sa silhouette sinistre se dressait dans la nuit, à peine découpée par un rayon de lune.

« L’endroit n’est guère rassurant », songea-t-il, tout en concédant que, pour ce genre de rendez-vous, l’obscurité constituait une arme protectrice.

En évitant de se trouver à la portée de l’éclairage venant des rues avoisinantes, il s’approcha de l’édifice et parvint au pied des escaliers en ciment brut.

Il ôta son keffieh et le replaça en écharpe autour de son cou pour se protéger du froid qui tombait. Il monta. Au bout de la dizaine de marches, il n’y avait qu’un espace béant, sans porte, donnant sur le grand trou noir du ventre des ruines. Il regretta aussitôt de n’avoir pas pris au moins une petite lampe de poche.

Le bruit d’une sourde pulsation l’alerta dès qu’il eut posé le pied à l’intérieur. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que c’était celui de son propre cœur.

« Qu’es-tu venu faire ici ? N’est-il pas encore temps de faire marche arrière ? »

En se posant la question, il se rendit compte qu’il ne saurait rebrousser chemin, par peur de se retrouver face à lui-même. Cette prise de conscience de l’emprise tyrannique de son propre orgueil fit naître en lui une étrange angoisse.

Il s’avança dans la pénombre.

Il entendait crisser ses baskets sur le plancher recouvert de gravats. Il tâta un mur et s’y adossa, le temps de laisser ses yeux s’adapter à l’obscurité. Une faible lumière pénétrait par les grands carreaux des fenêtres et les formes se précisaient. Il repéra au centre de la pièce ce qui ressemblait à la cage de l’escalier central de l’édifice.

L’idée lui vint d’utiliser l’écran lumineux de son téléphone. Et c’est ainsi qu’il monta, très lentement, en éclairant chacun de ses pas. Les marches étaient recouvertes de débris et de tessons de verre. Pour l’approche silencieuse, il faudrait repasser… Il se voyait mentalement marcher en douce dans une érablière recouverte de feuilles sèches à l’automne et tenter en vain de la traverser sans faire de bruit…

L’escalier n’avait pas de rampe. Une chute dans le vide l’aurait entraîné jusqu’au sous-sol.

Juste avant d’arriver au troisième étage, lieu du rendez-vous, il éteignit l’écran de son portable et attendit.

En principe, il venait rencontrer ici une pacifiste allemande ; pas de quoi avoir peur. Son contact, normalement, devait déjà être sur place et l’avoir entendu arriver. Il éprouva une vive envie d’allumer une cigarette, même s’il avait cessé de fumer des années auparavant.

Puis il comprit : une odeur de tabac fraîchement brûlé. On avait fumé en cet endroit il n’y avait guère plus de quelques minutes…

Paul appela, en anglais :

— Ça va, je suis arrivé. Je suis seul.

Aucune réponse. Seule la rumeur de la ville autour pénétrait par les fenêtres sans vitres en suivant la brise qui soufflait de la mer.

Il décida de faire quelques pas en direction de la fenêtre.

— Attention ! Ne bougez plus !

L’avertissement, lancé en anglais par une voix de femme, le fit sursauter.

— Il y a un trou, un mètre devant vous  gracieuseté d’une bombe israélienne. C’est une chute de deux étages si vous avancez.

À ce moment, le rayon d’une torche électrique balaya le sol, et Paul aperçut le cratère de plus de deux mètres de diamètre.

— Madame Speer, je présume…

— Bonsoir, monsieur Carpentier. Restez où vous êtes. Une arme est pointée sur vous.

La lampe électrique s’éteignit. L’obscurité se fit encore plus dense. Paul éprouvait un profond malaise à se tenir ainsi devant le trou béant sans le voir.

— Merci de votre hospitalité, dit-il. C’est ici que vous habitez ?

— Nous n’avons pas le temps de plaisanter. Qui vous envoie ?

Paul expliqua sommairement ses liens avec Pierre Boileau, son travail auprès de Sarah Steinberg.

— Je sais que Pierre était venu à Gaza pour vous rencontrer. C’est de cela que j’aimerais parler avec vous. Ailleurs me conviendrait.

— Je dois prendre mes précautions. L’endroit où je vis doit rester secret, et je suis sûre que vous comprenez pourquoi…

— En gros, on peut présumer que si Pierre a été tué à cause d’informations que vous lui avez communiquées, vous êtes vous-même une cible. Pourquoi êtes-vous restée à Gaza ?

— Ce serait trop compliqué à expliquer ici et maintenant… Silence !

Elle s’arrêta net de parler.

Lui aussi avait entendu un bruit. Un crissement dans les débris. Un rat. Ou un homme.

Un vertige s’empara de lui. Le trou devant, invisible, l’attirait irrémédiablement. Il fit un bond vers l’arrière et se laissa choir par terre. Un coup de feu retentit.

Qui avait tiré ? Speer ? Ou quelqu’un d’autre ?

— Ils ont la vision nocturne ! s’écria l’Allemande.

— Ne tirez pas, je viens vers vous !

Paul roula en direction de la voix et se retrouva aux pieds d’Amanda Speer qui se tenait contre le mur, près de la descente d’escalier.

— Votre arme ? chuchota Paul en se relevant.

— Je n’en ai pas. C’était du bluff…

Il fallait penser vite. Des pas approchaient. Le mur les protégeait mais plus pour très longtemps.

— Vite ! Dans l’escalier !

Paul poussa Amanda Speer devant lui et, lorsqu’elle se fut engagée dans la descente, il resta sur le palier, plaqué contre le mur.

Il perçut plus qu’il ne vit la silhouette d’un poursuivant qui s’engageait derrière la femme.

Par-derrière, il lui sauta au cou et l’enserra avec toute la violence dont il était capable. L’homme laissa échapper une rafale vers le plafond et des éclats de béton tombèrent sur leurs corps qui roulaient sur le sol. Paul continuait de serrer tant qu’il le pouvait pendant que l’autre s’agrippait désespérément à son avant-bras et lui assénait des coups de pied. Puis, l’énergie de l’homme se dissipa.

Paul relâcha son étreinte. Il espérait ne pas l’avoir tué.

Il ramassa l’arme. Poids et volume d’une kalachnikov, l’arme la plus facile à utiliser au monde. Il tâta le crâne de son assaillant et en dégagea les lunettes de vision nocturne.

Qui que soit cet homme, il doutait qu’il soit venu ici seul. Où étaient les autres ? Ils avaient trois étages pour se cacher en embus­cade. Et Paul n’avait plus la moindre idée d’où pouvait se trouver Amanda Speer… Son principal avantage résidait dans le fait que les autres ne pouvaient pas deviner qui, de lui ou de son assaillant, était hors d’état de combattre.

La priorité, de toute façon, était de quitter cet édifice.

Il descendit à son tour en suivant les ombres vertes et noires des escaliers que lui renvoyait l’imagerie électronique.

Parvenu au deuxième palier, il avança prudemment dans l’embrasure de la porte pour s’assurer que la voie était libre.

Une voix retentit, preuve qu’on venait de l’apercevoir ou de l’entendre.

— Mohammed ? !

Il perçut de la tension et de l’inquiétude dans cette question.

Il répondit, utilisant un des seuls mots d’arabe qu’il connaissait :

Yalla ! On y va !

L’autre mordit à l’hameçon et s’avança à découvert. Paul tira une rafale aux jambes et l’homme tomba en criant.

Paul dévala le reste des marches à une vitesse folle.

Au loin, des sirènes se faisaient entendre. « Après tout, songea-t-il, Gaza a bien une police. S’il se trouvait d’autres assaillants, ils sont assurément en train de fuir. »

Il arriva enfin au rez-de-chaussée et se dirigea vers la sortie arrière de l’édifice. Avant de sortir, il se débarrassa des lunettes et de la kalachnikov.

Il déboucha dans une ruelle sans éclairage et la suivit en direction d’une grande mosquée, dont il apercevait la silhouette au bout de l’allée.

Une vieille Mercedes dont les phares étaient éteints sortit de l’arrière de la mosquée et s’avança, lui barrant le chemin. Son cœur s’arrêta.

— Carpentier ! Montez vite !

Amanda Speer avait baissé la vitre côté passager. Quelqu’un d’autre était au volant. Paul courut, ouvrit la portière arrière et se jeta sur la banquette. La voiture s’engagea dans la grande artère et fila en direction de la mer, tandis qu’elle croisa des jeeps aux gyrophares bleus remontant en sens inverse.

Ils roulaient vers une destination inconnue. Un chauffeur arabe conduisait avec un flegme qui contrastait avec les émotions qu’ils venaient de vivre. L’Allemande se débarrassa d’un hijab qui lui couvrait la tête, ce que Paul n’avait pas eu le loisir de remarquer dans l’obscurité.

Elle se retourna vers lui. Elle était blonde et avait les cheveux très courts, rasés même sur la tempe gauche et sur la nuque.

— Vous avez été suivi…, laissa-t-elle tomber comme un reproche.

— Ou peut-être que c’était vous…

— Vous avez un téléphone ?

— Oui.

— J’aurais dû vous prévenir. Il fallait soit le laisser à la maison, soit en enlever la puce. Ce ne sont pas des Palestiniens avec leurs armes de Pierrafeu qui sont après nous. Ce sont les Israéliens, et dites-vous qu’ils vous suivent à la trace à partir de leurs écrans à Tel-Aviv.

— Désolé. Je ne suis pas très fort en techno…

Paul entreprit de retirer la pile et la puce de son appareil, se maudissant de sa négligence. Il revit les sbires de la sécurité israélienne analysant son téléphone à l’aéroport…

Speer alluma une cigarette.

— Désolée, vous en voulez une ?

— Je ne fume plus, mais… après ces émotions…

Il se cala dans son siège, regardant défiler la ville. Il ressentait une intense sensation de bien-être. « Étrange, songea-t-il, combien risquer sa vie permet d’en saisir l’essence… »

— Où allons-nous ?

— Je vous emmène au Centre culturel de Gaza. À cette heure, il n’y a personne et j’ai la clef.

• • •

Les rideaux avaient été tirés et Amanda Speer avait allumé. L’Allemande avait laissé tomber l’abaya qui la couvrait. Elle ne portait qu’un t-shirt gris, des pantalons kaki coupés à mi-jambe et des sandales.

— Vous voulez un café ?

Elle s’activa à le préparer sans attendre la réponse.

Ils se trouvaient dans une salle d’arts plastiques. De grandes tables tachées de gouache, des chevalets, des pots de couleur sur les tablettes… Un rappel de Rachel.

Les murs étaient couverts de dessins d’enfants dont la thématique était on ne peut plus claire : la guerre punitive que les Israéliens avaient menée contre les Palestiniens moins de deux ans auparavant. Les soldats s’y livraient à des actes de pure barbarie, exécutant des familles entières, répandant le sang et le feu grâce à leurs chars frappés de l’étoile de David.

Paul fut irrité par ces œuvres juvéniles, dégoulinantes de propagande à son avis.

— C’est votre projet ?

— Oui, bien sûr.

— Vous trouvez ça sain de faire participer des enfants à la propagande ?

Amanda Speer le fusilla du regard.

— Que savez-vous de notre travail ?

— Peu de chose sinon que vous traitez les enfants victimes de traumatismes de guerre.

— Notre méthode consiste à faire dessiner les enfants qui ont vécu la guerre de près. Nous utilisons le dessin pour leur permettre d’exprimer ce qu’ils ont vécu. J’ai une fillette de huit ans qui a vu son père se faire fusiller à bout portant alors qu’il avait les mains levées. Nous avons reçu un garçon qui a passé plus de trente-six heures sous les décombres de sa maison et qui en est ressorti seul survivant de sa famille. À partir de ce qu’ils dessinent, nous pouvons leur parler, les faire verbaliser plus facilement. Ce n’est que la phase de dépistage. Après, lorsque nous avons relevé des indices de perturbations majeures, nous dirigeons l’enfant vers un spécialiste pour qu’il reçoive une véritable assistance psychologique. Cette approche a été utilisée avec succès dans de très nombreux conflits. Ce n’est pas, comme vous dites, une opération de propagande !

Il y eut un moment de silence froid entre eux.

— Excusez-moi, dit Paul, conscient que ces mots ne franchissaient pas souvent ses lèvres.

Elle éteignit et l’entraîna dehors. Elle posa les tasses de café dans les marches de l’escalier qui donnait sur la cour intérieure et l’invita à s’asseoir. Seule la lune les éclairait.

— Au bout d’un moment, j’ai réalisé que ces dessins avaient une autre valeur. Une valeur documentaire. Ces témoignages valent à mes yeux bien des photos de presse et ont bien davantage de poids que les vidéos qui passent en boucle aux nouvelles télévisées. Ces enfants ont vu les choses. Et ce n’est pas parce qu’ils sont des enfants que leurs témoignages ne veulent rien dire. Au contraire.

— Et ils vous ont permis de découvrir quelque chose qui dérange, visiblement.

— Oui.

— Quelque chose que vous avez communiqué à Pierre Boileau, et qui a déclenché la réaction en chaîne qui a conduit à sa mort.

— J’en suis persuadée. Il n’y a pas l’ombre d’un doute.

Paul resta silencieux, attendant la suite, pendant qu’Amanda Speer sortait deux cigarettes. Il accepta de nouveau, conscient de jouer avec le feu.

— Je suis tombée sur un garçon qui est un véritable artiste. Il a treize ans. Il en avait onze au moment de Plomb durci. Toute sa famille a péri lors du bombardement de la maison où on les avait rassemblés dans le camp de Jabaliya. Il est le seul survivant. Or, ce garçon a pu documenter par ses dessins, avec une précision quasi photographique, tout ce qui s’est passé lorsque les soldats israéliens ont arrêté sa famille et qu’elle a par la suite été bombardée. En clair, il a documenté image par image le récit d’un crime de guerre.

— Le général Moshe Ayalon ?

— Oui.

— Et c’est ça que vous avez révélé à Pierre Boileau…

— J’ai agi imprudemment avec lui. Je me sens coupable. En fait, lorsque je l’ai mis au courant de mes recherches au début, j’ignorais que nous étions à ce point sous la loupe des services secrets israéliens  ils agissent à travers un groupe appelé Palestine Watch,qui mène une campagne internationale de sabotage des ONG jugées anti-israéliennes.

— Et pourquoi Pierre devait-il venir ici ?

— Pour me rencontrer, bien sûr. Nous devions partager le fruit de nos recherches, que nous ne pouvions plus laisser transiter par Internet compte tenu du niveau de surveillance auquel nous étions soumis des deux côtés. Il a donc décidé de venir. Il savait que ses jours à l’Agence étaient comptés et il ne voulait pas perdre de temps. Essentiellement, il voulait monter un dossier criminel à charge contre Ayalon en vue de le faire traquer par la justice internationale. C’est devenu la grande peur obsessionnelle des responsables militaires israéliens : se faire arrêter lorsqu’ils voyagent à l’étranger.

— Pourquoi alors restez-vous ici ? Vous êtes menacée au même titre que Pierre.

— J’ai pensé partir quand j’ai appris qu’on l’avait tué. J’aurais pu traverser à Erez dès le lendemain matin et prendre l’avion le soir même pour Berlin. Mais il y avait tout ceci, dit-elle avec un geste désignant le Centre culturel derrière elle. Je ne peux pas partir et laisser ces dessins à l’abandon derrière moi. Ils constituent un témoignage qui doit franchir la barrière du temps et je veux en faire une exposition à Berlin. Et puis… j’aime quelqu’un ici. J’ai donc décidé de rester, de me cacher en attendant d’avoir trouvé un plan. Et vous voici…

• • •

Marwan lui avait prêté un petit studio dans le nord de la ville. Quatre murs, un matelas à même le sol, un réchaud, l’eau courante, du café et du pain. C’était tout ce dont il avait besoin pour le moment.

Marwan avait aussi bricolé le détournement de ses commu­nications téléphoniques. Son téléphone, expliqua-t-il, devait rester dans l’appartement, et le relais se ferait automatiquement vers un autre appareil qu’il lui avait prêté et qu’il pouvait emporter avec lui. Ainsi, les risques qu’il soit repéré dans ses déplacements étaient minimisés.

— C’est un truc que j’ai appris des terroristes, dit-il en décochant un clin d’œil à Paul.

— Tu es le meilleur fixer de Gaza !

— Ne sois pas trop confiant… Ce ne sont que de petits trucs. Tu sais que les Israéliens ont la capacité d’activer le microphone d’un cellulaire à distance pour le transformer en micro-espion à l’insu du propriétaire de l’appareil ? Dans la bande de Gaza, nous sommes comme des rats de laboratoire qui se déplacent dans un labyrinthe et se font observer par des scientifiques. Ne l’oublie pas.

• • •

Paul devait maintenant attendre qu’on vienne le chercher. Amanda Speer lui enverrait un chauffeur.

Marwan parti, il s’étendit sur le matelas, se demandant comment tuer le temps mais sachant fort bien, au fond, ce qu’il finirait enfin par faire.

Il prit son portable et le considéra longuement avant de finalement composer le numéro de Rachel.