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La rue Shabazi du quartier Neve Tsedek était le rendez-vous de la bourgeoisie bohème de Tel-Aviv. Elle serpentait en descendant vers la mer, avec ses façades de couleur crème à même le trottoir, à l’européenne. Rachel la parcourait pour la toute première fois et fut immédiatement enchantée par les vitrines des boutiques de mode.

Se vêtir et se parer selon son goût intime avait sans doute tracé la plus profonde des lignes de démarcation entre sa vie d’antan, chez les ultrareligieux, et sa vie actuelle. Elle avait immédiatement, sans hésiter, conquis et embrassé cette liberté, et ce, avant même de fusionner sa vie à celle de Paul Carpentier.

Les bijoux, les écharpes, les couleurs et les textures s’accrochaient à elle comme par magie et elle possédait un don inné pour les mettre en valeur  et non pas l’inverse, ce qui est rare.

Elle était aujourd’hui vêtue d’une robe gitane très colorée et d’un châle à longues franges. De lourds bracelets en argent tombaient sur ses poignets fins. Ils tintèrent en même temps que la clochette de la porte de la boutique lorsqu’elle la poussa pour y entrer. Quand elle en ressortit plusieurs minutes plus tard, un collier torsadé de cuivre et d’argent pendait à son cou.

C’est à regret qu’elle dut abandonner le lèche-vitrines pour presser le pas vers son rendez-vous. Elle traversa Eilat Road et se retrouva du côté de Florantin, dans la rue Abarbanel, au milieu d’édifices industriels décatis pris d’assaut par des vignes agressives et des murales fantaisistes.

Ce quartier, qu’elle avait découvert ces derniers jours en même temps que la galerie où elle devait exposer, était une friche urbaine à mi-chemin entre le bidonville et l’atelier d’artiste. Ce monde lui était encore grandement étranger, mais s’y retrouver soudainement lui procurait une sensation de liberté.

Elle se trouva bientôt devant la galerie Mohammed-Klein, où l’attendait le photographe du Haaretz. Le photographe et aussi le journaliste, Uri Elon, qu’elle avait hâte de retrouver.

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Contrairement à ce qu’elle craignait, la séance photo lui plut. Si elle appréhendait d’apparaître dans les pages du journal, le fait d’être mitraillée par un photographe professionnel qui ne cessait de lui répéter combien elle était magnifique ne lui procurait aucun déplaisir.

Uri Elon était là, qui observait la scène en souriant, discret. Il prenait occasionnellement des notes dans un petit cahier.

— Que faites-vous, Uri ?

— J’essaie de vous capter… à ma manière. Ce n’est pas l’aspect le plus désagréable de mon métier !

Elle rit de bon cœur, ce qui déclencha une succession de flashes de la part du photographe.

— Superbe ! s’exclama ce dernier. Je crois que j’ai terminé.

Uri s’approcha de Rachel en rangeant son carnet de notes dans une poche de son veston.

— Je peux vous inviter à luncher ? Je pourrais prétexter que j’ai encore des questions à vous poser pour mon article, mais ce n’est pas le cas. C’est seulement pour le plaisir de votre compagnie…

— D’accord ! Où irons-nous ?

Il proposa la plage.

Pendant qu’elle se retirait un instant pour se préparer, le photographe lança au journaliste une œillade de complicité masculine qui le fit rougir.

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— J’aime cette ville, disait Uri quand ils furent installés à une table avec vue sur la mer, finissant une bouteille de chardonnay. Nous, les Israéliens, avons créé ici le meilleur endroit au Moyen-Orient. C’est un lieu de liberté, de vie artistique et intellectuelle. Il y a eu des Juifs dans toutes les parties du monde et ils ont amené ici les influences, la cuisine et les idées du monde entier.

Rachel, qui buvait peu, se sentait grisée et aimait entendre parler cet homme dont l’enthousiasme était communicatif.

— Vous êtes né ici ?

— Oui, je suis un sabra. Un « pure laine de souche », comme vous dites chez vous !

— Ainsi vous connaissez Montréal ?

— Bien sûr. C’est une autre des quelques villes intéressantes du monde. Mais trop froide pour moi !

Le téléphone de Rachel sonna.

— Excusez-moi…

Elle répondit. Il y eut de longues secondes de silence à l’autre bout avant que finalement elle entende :

— C’est moi. Comment vas-tu ?

— Mon Dieu, mais où es-tu ? !

— À Gaza.

Elle ne saisit même pas la réponse tant elle était confuse. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Elle cherchait ses mots et vit, devant elle, Uri Elon qui fronçait les sourcils, visiblement intrigué.

Elle lui fit signe de la main de rester assis alors qu’elle se levait et se précipitait dehors.

Le journaliste resta attablé à l’intérieur tout en observant par la baie vitrée Rachel qui paraissait bouleversée et hurlait dans l’appareil, les cheveux en furie face à la mer.

— Mais pourquoi ? Pourquoi m’as-tu fait ça ? !

Des larmes coulaient sur ses joues pendant qu’elle écoutait sans l’entendre Paul, qui bafouillait des explications à l’autre bout.

— Calme-toi, Rachel, dit-il au bout d’un moment.

— Comment ? Me calmer ! Il faudrait que je sois calme ?

Elle tremblait. Elle se sentait surtout déboussolée. Cet appel, qu’elle n’attendait plus. Qui venait gâcher cette journée agréable. Elle ne savait plus si elle devait se réjouir de cette interruption ou la maudire. Il lui fallait retrouver ses esprits.

Elle inspira profondément avant de déclarer :

— Écoute-moi, Paul. Ce n’est pas le meilleur moment. Je suis en train de donner une entrevue à un journaliste. Je ne peux pas te parler. Je te rappellerai plus tard. Ton numéro ne s’affiche pas. Donne-le-moi.

Paul s’exécuta.

— Comment va David ? eut-il tout juste le temps de demander.

— Il va bien. Il est chez Amos. Je t’expliquerai quand je te rappellerai.

Elle raccrocha et essaya de retrouver son calme, sans y parvenir. Ses mains tremblaient encore quand elle sentit une main se poser doucement sur son épaule.

— J’ai réglé la note, dit Uri. Allons marcher sur la plage.

Elle serra les lèvres, fixant le vide. Puis elle hocha la tête, acquiesçant silencieusement.

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Paul fut submergé par l’impression de se trouver à l’autre bout du monde. Il resta de longues minutes gisant sur le dos à fixer le plafond de l’appartement minable où il avait échoué.

« Ce n’est pas le meilleur moment. »

Ces mots l’avaient transpercé comme une lame. Après toutes ces semaines, ce n’était pas le bon moment…

Il venait de la perdre.

C’était entièrement de sa faute.

Et son fils était chez Amos.

Il était perdu lui aussi.