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Les deux femmes étaient attablées au restaurant de la Cinémathèque de Jérusalem. Sarah Steinberg parcourait le menu nouvelle cuisine, tandis que Ronit Fogel observait par les fenêtres panoramiques les murailles de la vieille ville qui se découpaient sous la lumière dorée des projecteurs. Ambiance contemporaine. Vue sur l’Antiquité…

Chacune était absorbée par Paul Carpentier mais ni l’une ni l’autre ne pouvait aborder de front les questions qui les hantaient à son sujet.

Les rapports reçus par Fogel indiquaient qu’aucun étranger ne faisait partie des victimes du bombardement de Gaza. Selon la rumeur, un Américain traînait dans les parages ; c’était possiblement de lui qu’il s’agissait. D’une façon ou d’une autre, il s’en était tiré.

Cette perspective taraudait Ronit Fogel. Carpentier avait forcément vu l’Allemande. Or, avec ce qu’il savait, cet homme à l’air libre était une bombe à retardement. Il lui fallait désormais trouver un moyen de la désamorcer à distance, et ce, sans savoir où elle se trouvait. Toutefois, il n’y avait guère de limites à sa capacité de renseignement sur les terres du Hamas, et ce n’était qu’une question d’heures avant qu’il ne soit repéré.

Sarah Steinberg lisait distraitement la liste des entrées. Elle était tout aussi inquiète, mais pour des raisons opposées. Paul avait disparu de son radar. Il ne communiquait plus avec elle, et elle n’avait cessé de se buter à un cellulaire déconnecté chaque fois qu’elle avait essayé de le joindre. Se pouvait-il qu’il soit mort ?

— Vous avez un agent secret, Sarah ?

Celle-ci, intriguée, leva un œil par-dessus le menu.

— De quoi parlez-vous ?

— J’ai eu l’occasion de croiser à Ottawa votre envoyé spécial, aux funérailles de ce Canadien mort à Gaza.

— Paul Carpentier n’est pas un agent secret. Agent discret serait plus exact.

— Il a un peu fait le procès de Saul Hoffman en lui reprochant de demander des comptes à des ONG, notamment un groupe allemand du nom de Myosotis.

— Et alors ? La chasse aux sorcières menée par ce nationaliste religieux est ignoble, à mon avis. Vous avez de bien drôles d’amis, Ronit.

— C’est une autorité en droit international…

— Cela ne m’impressionne guère. Nous, les Juifs, sommes experts pour créer du droit là où il en faut pour servir nos intérêts. Nous sommes imbus de notre bon droit.

— Faudrait-il s’en excuser ? C’est ce qui nous distingue des terroristes. Je préfère jouer sur le terrain de l’éthique et du droit.

— Je sais que ceux qui lancent des missiles sur nos villes agissent de façon criminelle. Mais cela ne justifie pas que nous fassions passer pour une menace envers l’existence d’une des grandes puissances militaires du monde ces bandes armées qui fabriquent des roquettes dans leur cave avec des bouts de tuyaux d’égouts.

— Vous niez notre droit de nous défendre contre ces gens ?

— Je nie notre droit de nous défendre à la Saddam Hussein, en répandant la terreur collective comme un châtiment. Avant Plomb durci, nous avions pour règle  qui n’était pas écrite, bien sûr  de tuer dix Palestiniens pour chaque mort israélien. Pendant Gaza, nous avons fait passer ce ratio « acceptable » à cent pour un.

La sortie de Sarah fut interrompue par l’arrivée d’un serveur un peu trop exubérant qui leur débita la liste des spécialités du jour, en nommant chaque ingrédient de chacun des plats. Ronit avait déjà fait son choix et elle n’écoutait que distraitement, se préparant plutôt à changer de sujet.

— Ce Paul Carpentier n’est-il pas en ménage avec l’artiste-peintre dont vous m’avez parlé ?

— En effet, répondit Sarah, omettant de mentionner leur séparation.

— J’ai suivi votre conseil, Sarah : j’ai acheté une toile de Rachel Mendelsohn…

— Vraiment ! Vous verrez : cette femme ira loin. Il y a chez elle une intégrité sans aucune prétention. Son art est à la fois spontané et révélateur de sa vie, de sa spiritualité libérée.

— On me dit qu’elle fréquente les Femmes du Mur…

— Oui. Ce sont des femmes un peu bizarres, mais elles lancent un véritable défi à l’establishment religieux, et ça me plaît.

— Tout de même, porter des teffelins, des kippas et des châles pour prier au Mur, c’est un peu trop iconoclaste à mon goût. Elles se prennent pour des hommes ou quoi ?

— Ce n’est pas mon champ de bataille, mais ces femmes remettent en question le pouvoir des rabbins. Elles vont prier au kotel sans se plier à l’autorité de ces vieillards ultrareligieux qui veulent tout régir à Jérusalem, et elles s’estiment libres de suivre les rites qui leur conviennent. Elles font partie de ceux qui rejettent le conservatisme dans lequel s’enfonce notre pays. Conservatisme religieux et conservatisme politique…

Cette dernière pique la visait, mais Ronit Fogel se contenta de sourire et de lui décocher un coup d’œil malicieux.

— Au fait, le ministre canadien Peter Craig sera ici dans quelques jours, et son séjour va coïncider avec le vernissage de l’exposition de Rachel Mendelsohn. J’ai proposé qu’il en profite pour y assister…

Sarah lui jeta un regard amusé. Ronit Fogel semblait prendre un malin plaisir à faire se chevaucher des gens et des situations conflictuels. Il y avait chez cette femme une propension provocatrice qu’elle aimait bien, en dépit des divergences entre elles.

— Craig est le fils d’un pasteur évangéliste, reprit Sarah. Mon mari et moi avons connu son père lorsqu’il était missionnaire auprès des Indiens des Territoires du Nord-Ouest canadien. Mon défunt mari avait des visées sur le diamant de cette région et il s’était servi de cet homme pour accéder aux chefs des Indiens Dénés et gagner leur confiance. Je me souviens que ce pasteur nous avait aidés du seul fait que nous étions juifs. Personnellement, je me suis toujours méfiée de ces évangélistes conservateurs qui se proclament « chrétiens sionistes ». Ces soi-disant amis d’Israël ne sont que des gens dont la cupidité a transcendé l’antisémitisme : ils sont persuadés que les juifs et leur argent mènent le monde et ils veulent s’associer à eux pour en retirer des bénéfices. S’allier aux juifs leur procure une sorte d’ivresse où la transe biblique se mêle à l’appât du gain.

— Vous êtes très drôle, Sarah !

— Vous vous associez à ces gens qui sont le miroir du messianisme juif. Ne voyez-vous pas la pente dangereuse sur laquelle nous glissons ? La religion fait mainmise sur notre politique.

— Israël a besoin d’alliés et n’est pas en situation de choisir ses amis…

Ronit voulait laisser tomber cette polémique. Elle n’avait pas proposé cette rencontre pour affronter Sarah. Bien au contraire.

— Santé ! Sarah…

Sarah leva son verre. Bonne joueuse, elle appréciait ce rendez-vous inattendu qui, elle ne pouvait en douter un instant, lui apporterait quelque surprise.

Elle regardait cette femme belle et brillante et lui enviait sa jeunesse et son dynamisme. Elle-même n’avait plus beaucoup d’années devant elle, et sa capacité d’influencer le monde pourrait se tarir bientôt.

— Nous serons bientôt en élections…

— Nous sommes toujours en élections, Ronit.

— C’est un peu pour ça que je voulais vous rencontrer.

— Hmm, je commence à me méfier !

— Vous avez tort. Je veux simplement que vous commenciez à réfléchir aux alliances qui ne manqueront pas de se tisser.

— Moshe veut se présenter ? C’est ça ?

Ronit lui répondit par un silence tout en la regardant droit dans les yeux.

Si Moshe Ayalon se lançait dans la course, finit-elle par insinuer, je crois que ce serait une excellente chose…

— Moshe n’en a que pour la sécurité à tout prix ! Il est pire que Netanyahou. Je ne vois pas ce qu’il y a d’excellent dans cela. C’est contraire à ce que je défends.

— Mais vous vous rejoignez sur d’autres enjeux. Oubliez un instant la question palestinienne, Sarah : elle n’est plus à l’ordre du jour. Personne ne va voter sur des négociations impossibles avec les Palestiniens. Cette époque est révolue. Il n’y a pas dix pour cent de la population qui y attache encore de l’importance. Le temps est venu pour les Israéliens de se pencher sur leurs propres problèmes. Pas sur ceux des autres…

— J’entends de plus en plus ce discours, en effet.

Sarah avait depuis longtemps passé l’âge de la naïveté et elle savait fort bien que ce dans quoi elle avait investi son temps et son argent  la solution de la question palestinienne  n’avait plus la cote.

— À quelle alliance songez-vous ?

— Vous avez de l’influence à gauche, Sarah.

— N’en croyez rien.

— Vous avez beaucoup d’influence à gauche. Et si Moshe Ayalon devait fonder un parti et se lancer dans la campagne, il ne pourrait gagner qu’en s’alliant avec la gauche et le centre. Contre les partis religieux.

— Bien sûr ! Moshe n’a rien à gagner chez eux. Mais pourquoi s’unir spécifiquement contre eux ?

— Les modérés de toutes tendances sont furieux contre les haredim qui sont exemptés du service militaire et vivent comme des assistés sociaux. Ces fous de Dieu veulent des lignes d’autobus ségréguées pour les hommes et les femmes. La majorité en a assez. Croyez-moi, ce sera l’enjeu des prochaines élections. Notre « Bibi » Netanyahou s’est toujours associé à eux pour former ses coalitions. Or, Moshe ferait voter une nouvelle loi pour les contraindre au service militaire. Et puis… entre femmes, nous savons que ces religieux doivent être endigués.

Sarah ne répondit pas. Elle savait que, d’un strict point de vue israélien, ces questions étaient incontournables. Et elle se sentait concernée par cet enjeu. Elle savait aussi que si Moshe Ayalon s’engageait dans ce genre de politique, ce ne serait qu’une étape dans sa marche pour devenir premier ministre.

Il lui faudrait réfléchir.

— Sarah, même si cela peut sembler surprenant, nous allons toutes deux dans la même direction.