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Même si elle émanait d’une console de plastique informe posée au centre de la table, la voix assurée de Ronit Fogel dominait la réunion en cours dans une pièce-bunker d’Ottawa, dépendance de l’ambassade d’Israël.

Frédéric Cormier, l’attaché de presse de Peter Craig, écoutait l’analyse que faisait la Canado-israélienne des dommages politiques potentiels incarnés par Paul Carpentier, et calculait mentalement les conséquences pour son ministre.

Cormier se sentait à la fois grisé par cette dynamique conspiratrice  l’initiation aux secrets étant la drogue absolue de la politique  et un peu déstabilisé par la confiscation de son téléphone, son autre source de toxicomanie. Jamais encore il n’avait pénétré dans une enceinte aussi solidement gardée. Il s’était soumis à la traversée d’un sas aux ouvertures télécommandées, s’était senti criblé par des rayons pénétrants et avait franchi les différentes étapes de son passage en obéissant à des ordres crachés par un haut-parleur. C’est ainsi qu’il avait dû accepter de se départir de son appareil, renoncement qu’il aurait jugé inconcevable si on le lui avait annoncé préalablement.

Se trouvaient aussi autour de la table Nigel Strong, chef de cabinet, Saul Hoffman, président du conseil de l’Agence canadienne pour la démocratie, et un homme plus jeune qu’on lui avait présenté comme Daniel Shapiro, agent de communication des Amitiés Canada-Israël. Enfin, se tenant coi depuis le début, la tête carrée aux cheveux en brosse de l’officier Tom Gallagher qu’avait délégué le Service canadien du renseignement de sécurité.

La réunion, censée porter sur la planification de la visite ministérielle prochaine de Peter Craig en Israël, avait par la suite bifurqué.

— Récapitulons, disait la voix de Ronit Fogel à partir de Tel-Aviv. Myosotis a fait circuler un rapport chez des avocats en droits humains dans le seul but de salir Moshe Ayalon  et à travers lui, bien entendu, Israël dans sa totalité. Ils veulent lui rendre impossible tout déplacement international sans risque de se faire arrêter et traduire devant des tribunaux étrangers.

— C’est leur nouvelle tactique de guerre ! s’exclama Hoffman.

— Paul Carpentier s’est mis en tête de joindre cette cabale. Ses amis du Hamas se font un plaisir de l’aider. En ce moment même, selon nos informations, il se trouve à Rafah. Il est en compagnie de gens du ministère de l’Intérieur. Nous en avons désormais la certitude, Carpentier collabore avec le Hamas.

— Cela ne correspond pas aux informations que nous avons sur lui, précisa Nigel Strong avant de trancher : Si c’est le cas, c’est illégal au Canada. Le Hamas est classé comme organisation terroriste. Point.

— Nous vous avons fait parvenir une photo de lui en compagnie de cette Canadienne convertie devant une mosquée d’Ottawa ?

Gallagher, l’officier des services secrets canadiens, approuva silencieusement d’un hochement de tête en direction de Strong.

— Oui. Elle a été transmise au SCRS.

Daniel Shapiro entra dans la discussion :

— Nous avons une biographie de Carpentier de mieux en mieux documentée. C’est le genre de personnalité extrémiste qui va d’une cause à l’autre, même lorsque celles-ci s’opposent comme le feu et l’eau.

— Tout à fait, enchaîna Fogel au bout du fil. C’est une tête brûlée qui a toujours voulu provoquer l’ordre établi. Il semble qu’il se soit fait une maîtresse palestinienne. Ceci expliquerait cela, en quelque sorte…

— Il s’est séparé de sa femme juive, dit Hoffman, et nous avons de très bonnes raisons de croire que leur séparation est liée à son antisémitisme. Tant qu’il prenait son pied avec cette fille superbe, il pouvait transgresser son aversion. Mais il a déraillé une fois plongé en Israël et entouré de juifs, et surtout à force d’entendre ses amis palestiniens tenir leur discours haineux contre nous.

Frédéric Cormier encaissait ces révélations avec un intérêt soutenu. Il devait se mettre au parfum en vue de coordonner avec les Israéliens une éventuelle communication politique sur un Canadien gênant.

— Je connais bien un lointain cousin de sa femme, ajouta Hoffman, mesurant l’effet de ses phrases, prononcées de plus en plus lentement. Il exerce une certaine influence sur leur fils. Or, selon lui, Carpentier aurait eu une altercation violente avec ce fils, une scène de rage débridée dans laquelle il aurait profané le Second Temple. Notre ami Carpentier, je le crains, a perdu la boule et il est pris d’une sorte de délire antisémite pouvant aller jusqu’à la profanation… Cela devrait se savoir, non ?

Il avait dit cela en regardant Daniel Shapiro.

— Excusez mon ignorance, intervint Frédéric Cormier, les mains ouvertes sur la table. Mais qu’est-ce, exactement, que le Second Temple ?

Tous les yeux se tournèrent vers lui. Hoffman ouvrit la bouche et sembla réprimer une envie de lever les yeux au ciel. Daniel Shapiro lui expliqua charitablement l’importance du saint des saints dans le judaïsme.

Ronit Fogel, au bout du fil, les ramena à l’ordre.

— Cette information vaut de l’or, Saul. Daniel, comment pouvons-nous exploiter ça ?

Shapiro, l’homme des relations publiques, avait déjà commencé à échafauder mentalement un plan d’action.

— J’ai sur place une journaliste pigiste du Québec qui collabore régulièrement avec nous. C’est avantageux à double titre : si c’était elle qui sortait le scoop, cela nous donnerait une bonne voix québécoise…

Shapiro avait prononcé ce dernier mot avec l’accent, ce qui provoqua des ricanements dans la pièce.

— … pour donner à l’histoire une impression de proximité. Et puis, signer le reportage à partir de Tel-Aviv, en citant des sources du renseignement israélien, lui assurerait une crédibilité énorme. Les réseaux de hasbara pourraient soutenir l’opération et donner du vortex à la nouvelle. Si cette histoire du Temple a de la viande, la crédibilité de Paul Carpentier est quant à moi déjà anéantie.