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Sophie Boulé avait revêtu un tailleur-pantalon crème, tenue qu’elle ne portait pour ainsi dire jamais. Elle avait pris place sur la banquette arrière de la camionnette qui les transportait de l’autre côté de la « Ligne verte », séparant Israël de la Cisjordanie palestinienne occupée.

Yuval, le cameraman pigiste qu’elle avait embauché, conduisait. Daniel Shapiro occupait le siège du passager.

Sophie consultait ses notes en prévision de l’interview qu’ils se préparaient à faire avec le fils Carpentier. Daniel était difficilement venu à bout de sa résistance à cette démarche. Il l’avait convaincue en faisant valoir qu’il s’agissait de la suite logique de son reportage de la veille, reportage qui avait été repris partout au Canada. Le sujet d’aujourd’hui, disait-il, était déjà vendu, en français comme en anglais, au Réseau canadien des nouvelles, la plus grande chaîne privée au Canada, de même qu’à Israel World 24, qui diffusait mondialement en anglais, en français et en arabe.

Le fait de devoir réaliser l’entrevue chez les colons ajoutait à son irritation. Elle avait beau écrire des blogues pour le service de propagande de Shapiro, la question des colonies était un sujet qu’elle avait l’habitude d’éviter, car elle savait qu’aucun terrain d’entente ne pouvait exister entre elle et lui à propos de ce qu’elle considérait comme le vol armé des territoires palestiniens.

L’arrivée de leur véhicule devant la guérite fortifiée de Karmé Tsour et sa sentinelle d’emblée hostile ne fit rien pour corriger cette impression.

Yuval baissa la vitre côté chauffeur, mais c’est Daniel Shapiro qui se pencha vers la sentinelle pour expliquer qu’ils avaient rendez-vous avec Amos Ravid.

L’évocation de ce nom sembla rassurer immédiatement le gardien qui les fit se ranger sur le côté et téléphona, vraisemblablement à l’oncle de David.

— Tu verras, ça va bien se passer, dit Shapiro en se tournant vers Sophie. Le fils Carpentier est prêt à tout raconter. Selon ce que j’ai su, c’est un garçon un peu timide mais rempli de bonne volonté.

— Ce sera facile, encore, de faire parler un adolescent boutonneux ! Ça me fait pas mal chier, cette histoire.

— Tu dois utiliser ton charme et mettre le couvercle sur ton sale caractère. N’oublie pas que tu tiens une très bonne histoire. RCN jubile : pour une fois, ils peuvent planter la télévision publique avec une exclusivité internationale.

— Et à très faible coût…, maugréa Sophie.

Le gardien leur fit signe qu’ils pouvaient y aller et donna au chauffeur les indications pour trouver la maison d’Amos.

• • •

L’intérieur de la maison acheva de la déprimer. Aucun goût pour la décoration, d’infâmes affiches politiques sur les murs et une odeur de renfermé.

« C’est ainsi que vivent ces fanatiques », se dit-elle tandis qu’elle buvait une première et dernière gorgée du café insipide que l’oncle lui avait servi.

Daniel et le cameraman avaient choisi de s’installer dans le jardin pour l’entrevue. Elle était restée avec David et Amos à l’intérieur, cherchant à établir un contact pendant qu’on ajustait la caméra.

— Votre mère est toujours en Israël ? demanda-t-elle en hébreu à David.

C’est Amos qui répondit :

— Elle se trouve à Tel-Aviv où elle prépare une exposition de ses toiles. C’est une artiste.

— Je pourrais vouloir lui parler. Vous avez son numéro ?

Amos se leva et alla chercher son téléphone. Sophie profita de cette interruption pour s’adresser à David en français.

— Je peux voir ta kippa ?

Elle était passée au tutoiement sans prévenir. Les voies de la complicité québécoise étaient ainsi faites.

David sourit.

— Pourquoi ?

— Juste pour voir. Pour que tu m’expliques le sens de ces kippas crochetées que vous portez dans les colonies et qui ne sont pas les mêmes que celles de la plupart des autres Israéliens…

— Ce ne sont pas des colonies, dit David. Nous parlons de communautés. Ici, c’est le yeshouv. Le mot « colonie » vient des Palestiniens et il vise à faire croire que nous sommes des étrangers sur cette terre.

Sophie l’écoutait, comme une bonne élève, sans chercher à le contredire.

— Et ce genre de kippa, poursuivit David en tournant sa tête pour la lui montrer, ce n’est qu’une tradition parmi ceux qui vivent dans le yeshouv. Un signe de reconnaissance, en quelque sorte.

Amos était revenu avec le numéro de Rachel et le dicta à Sophie qui l’entra sur son propre portable.

Elle reprit, toujours en français, ignorant la présence d’Amos.

— Qu’est-ce qui te manque de Montréal ?

— Le Canadien !

— Oh wow ! Moi aussi ! Tu sais la dernière ?

— Non.

— Ostie ! Scott Gomez n’a pas encore marqué !

Les deux s’esclaffèrent, sous l’œil intrigué d’Amos qui n’avait rien compris de la conversation. Sophie ouvrit la main et la leva devant David qui vint la frapper de bon cœur avec la sienne.

Le courant passait avec ce garçon.

Ils parlèrent hockey encore un moment, jusqu’à ce que Daniel vienne les chercher. La caméra était prête à tourner.

• • •

— J’avais reçu un modèle réduit du Temple pour mon anniversaire. Je l’avais construit. Il était complètement terminé…

David débitait son histoire d’une voix monocorde. Ses yeux fuyaient ceux de Sophie. Son malaise était palpable.

— Que s’est-il passé par la suite ? Je veux dire, avec ton père ?

— Mon père un jour s’est mis en colère et a brisé mon modèle réduit.

— Tu as ressenti quoi ?

— J’étais en colère.

— …

— …

— Tu peux m’en dire plus ?

Les paupières du garçon se baissèrent.

— Non. C’est tout.

Sophie fit signe à Yuval de cesser de tourner. Elle se retourna vers Daniel Shapiro en affichant une moue de profonde déception.

Le récit de David n’avait rien de convaincant et il ne s’en dégageait aucune émotion, sauf sa gêne apparemment insurmontable.

— Bon, écoutez-moi, lança Sophie. Il y a trop de monde ici ! Daniel et Amos, rentrez dans la maison et laissez-nous. David et moi allons continuer seuls tous les deux.

Les deux hommes lui obéirent sans rechigner.

D’un geste discret, elle fit tourner son doigt devant le cameraman pour lui signifier qu’il fallait remettre la caméra en marche.

Elle se pencha vers David jusqu’à être tout près de lui et posa sa main effilée sur son avant-bras.

— C’est pas facile, hein ?

— Ce n’est pas grave. Si vous voulez, on peut recommencer.

— Tu peux me tutoyer…

— Si… Si tu veux.

— Écoute-moi, David, on va scorer tous les deux ! Comme on dit en séries, c’est le moment où on sépare les hommes des enfants !

— Et toi ? Tu seras avec qui ? Les hommes ou les enfants ?

Elle éclata de rire et David aussi.

Quand leur rire s’apaisa, ils se regardèrent encore un moment, en silence, en se souriant mutuellement. Sophie, étrangement, se sentait touchée par cet adolescent et au-delà de toutes les conséquences, n’avait qu’une envie : l’aider à réussir son entrevue.

— Dis-moi…

— Ça s’est passé le jour de la libération de Gilad Shalit, commença David.

Son débit était encore lent, mais ses inhibitions semblaient s’être évaporées.

— Mon père regardait les scènes de réjouissances des Palestiniens à la télévision. Nous avons commencé à discuter. Le ton a monté. Lui et moi, ça fait longtemps que nous avons des querelles sur la politique. Et puis, nous nous sommes vraiment engueulés. Il m’a traité de raciste parce que je comparais la valeur d’un seul soldat israélien à celle de plus de mille Palestiniens. Pour moi, c’était la preuve qu’Israël est prêt à faire de grands sacrifices pour sauver une vie. Je suis parti dans ma chambre. Il m’a suivi, toujours très en colère contre moi. Et là, il a fracassé la maquette du Temple devant moi.

— Ce Temple avait une grande signification pour toi ?

— Pas seulement pour moi ! Pour les Juifs. C’est pour le reconstruire un jour que nous sommes revenus en Israël ! J’avais reçu ce modèle réduit en cadeau. Je l’avais assemblé et j’en étais fier…

Sophie avait ressenti l’émotion étranglée dans cette dernière phrase. Elle savait qu’elle approchait du but, mais il manquait toujours à ce récit une puissance d’évocation capable de passer l’écran de la télévision. Elle eut alors une intuition…

— Ton père, David, est québécois. Je suis certaine qu’il ne s’est pas contenté de crier « saperlipopette ! » Qu’est-ce qu’il a dit et qu’est-ce qu’il a fait en brisant ton œuvre  ce que tu avais construit de tes mains ? Tu peux mimer son geste, si tu veux.

David sembla plonger dans un souvenir douloureux, puis il continua, mordant cette fois dans chacune des syllabes.

— Il est entré dans ma chambre. Nous avons continué à crier tous les deux. Et là, il a semblé perdre le contrôle de lui-même. Il a pris la maquette du Temple à bout de bras et il a crié : « Tiens ! Regarde ce que j’en fais de ton câlisse de Temple ! » Et il l’a fracassé contre le mur !

Yuval, le cameraman, fit un discret signe de tête à Sophie en baissant les yeux pour signifier que le clip qu’ils recherchaient était en boîte. Il ne comprenait pas le français, mais il avait suffisamment d’expérience en communication non verbale pour savoir que quelque chose de percutant venait de s’enregistrer sur le disque dur de sa caméra…