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Lorsqu’un des hommes d’Abu Al Ghoul lui enleva son bandeau quelques heures plus tard, Paul se retrouva dans une immense cave creusée à même la terre. L’espace était éclairé par des ampoules nues qui pendaient au bout de leurs fils, et il lui apparut que cet endroit servait d’entrepôt. Des caisses de marchandises y étaient empilées. Et, bien visibles contre un mur, une trentaine de tubes métalliques flanqués d’ailerons : des roquettes Qassam.

Paul s’approcha pour les examiner. Il n’avait encore jamais vu ces armes de près. Elles étaient encore plus primitives qu’il l’avait imaginé : des bouts de tuyaux d’un mètre cinquante chacun, grossièrement découpés, sur lesquels on avait greffé par de mauvaises soudures des plaques de fer servant d’ailerons de guidage.

— Tu connais l’histoire de la roquette israélienne qui croise une roquette palestinienne dans le ciel au-dessus de Gaza ? demanda Al Ghoul.

— Non.

— La roquette palestinienne demande : « Où vas-tu ? » « Tuer des terroristes à Gaza, répond l’autre. Et toi ? » « Pas la moindre idée ! »

Paul éclata de rire.

— Celles-ci ont été fabriquées avec des poteaux de lampadaires de nos rues, dit Abu Al Ghoul en montrant les Qassam. Un seul de ces poteaux peut nous donner trois roquettes. Mais hélas !, nous manquons de lampadaires !

Un groupe de soldats cagoulés arriva près d’eux.

— Ils doivent prendre quelques roquettes pour les apporter sur leur site de lancement. Nous avons une livraison sur Israël ce soir qui va venger l’attaque qui était dirigée contre toi.

Son visage se fendit alors d’un large sourire.

— Je n’en demande pas tant, dit Paul, qui ne croyait pas un instant que cette opération ait quoi que ce soit à voir avec lui.

— Tu veux nous aider à les charger dans le camion ? demanda l’autre, malicieux.

— Non merci. Cela pourrait être mal interprété…

• • •

Paul resta dans la cave à siroter un thé en compagnie d’un combattant qui refusait de se départir de sa cagoule.

Abu Al Ghoul revint au bout d’un moment.

— Voilà. On t’attend au tunnel. Prêt pour l’Express de Minuit ?

Paul fit signe que oui, se leva et suivit Abu Al Ghoul.

Ils se trouvèrent quelques minutes plus tard dans le secteur des tunnels. Malgré la nuit, une activité fébrile régnait sur cette vaste zone adossée à la frontière égyptienne. Partout s’élevaient de grandes tentes marquant chacune l’entrée d’un puits. Ils gravirent un terril d’où on pouvait voir des centaines de ces installations alimentées par une armée de génératrices. On se serait cru dans un camp minier de la ruée vers l’or.

Ces tunnels étaient désormais la principale industrie de la bande de Gaza. Des camions reculaient auprès des puits en attendant d’être chargés de caisses de cigarettes, de carburant, d’appareils électriques, de matériaux de construction et de tout ce qu’il était interdit d’importer légalement à Gaza, y compris des voitures, des chèvres et de la drogue.

On fit descendre Paul dans l’une de ces tentes. Il y entra en compagnie d’Abu Al Ghoul et trouva trois types aux vêtements terreux assis sur des chaises de plastique, en train de fumer à l’entrée d’une galerie. Le trou noir descendait en oblique dans la terre. Destination : l’Égypte.

Il y eut de brèves présentations. Mais Paul n’écoutait plus. Il se trouva soudainement enfermé en lui-même, un tremblement incontrôlable s’étant emparé du bout de ses doigts.

Abu Al Ghoul poursuivit les palabres avec les ouvriers du tunnel qui versèrent du thé fumant dans de petits gobelets de plastique. L’un d’eux en offrit un à Paul qui mit de longues secondes à réagir avant de l’accepter.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Al Ghoul. Tu es tout pâle.

Paul prit le temps d’avaler une gorgée, tentant de se ressaisir avant de répondre d’une voix blanche :

— Je suis claustrophobe.

• • •

Trois cigarettes plus tard, Abu Al Ghoul tentait toujours de le raisonner.

— Nous ne pouvons pas te faire passer par les plus gros tunnels où tout le monde te verra. Celui-ci est parmi les plus discrets. Le passage dure tout au plus quinze minutes. Tu fermes les yeux et tu te laisses tirer. Tu n’as rien à faire…

— Justement…

— Alors tu penses à ta femme. Ou encore, tu fais le vœu de te convertir à l’islam !

Cela le fit rire et le détendit quelque peu.

Il profita de cet instant de chute de son stress et se leva prestement.

— D’accord ! On y va !

Abu Al Ghoul avait compris que ce moment ne durerait pas éternellement et fit signe aux autres de s’activer.

On apporta une planche d’un mètre sur deux, sommairement capitonnée. Dessous, des roues en fer. Elle fut posée sur des rails de confection artisanale qui s’enfonçaient vers la galerie. Un câble d’acier muni d’un crochet fut attaché sur le devant de ce chariot de fortune.

On enjoignit à Paul de se coucher dessus. Il y avait une corde sur le devant pour se tenir et un bout de bois posé en travers pour retenir les pieds. Il roulerait les pieds devant.

Paul vit à son grand soulagement que l’on allumait des ampoules électriques et que la traversée du tunnel ne se ferait pas dans le noir absolu. Cela lui fit aussi constater qu’au-delà de l’entrée, où un homme pouvait se tenir debout, le conduit rétrécissait et ne permettait pas de se lever. Il s’efforça de chasser cette pensée.

Abu al Ghoul lui posa une main sur l’épaule, ce qui contribua à le calmer. Un des ouvriers du tunnel se mit en communication radio avec son vis-à-vis qui, selon toute vraisemblance, se trouvait à l’autre extrémité, du côté égyptien.

L’attente commença. Paul se retrouva tout à coup en sympathie étroite avec les condamnés à mort qui, une fois sur la chaise électrique ou sur la potence, doivent subir le rituel carcéral et patienter dans l’attente du grand saut. Curieusement, il sentit une certaine sérénité le gagner.

— Ils attendent que la sécurité soit OK de l’autre côté, expliqua Al Ghoul.

Enfin, ce fut le départ.

Le chariot s’ébranla, tiré par le câble d’acier, emportant Paul dans les entrailles de la terre au rythme désespérément lent d’un mètre par seconde.

• • •

Il lui fallait penser. Penser à tout prix à autre chose. C’était la seule façon de chasser l’angoisse.

Il ferma les yeux et se laissa bercer par le roulement plutôt doux de sa planche à roulettes. Il s’imagina sur un chemin de fer, traversant une plaine d’Europe. Il ne savait pas pourquoi ce décor était né ainsi, spontanément, dans son imagination.

C’était l’hiver et le train passait devant un clocher en forme de bulbe d’oignon. On se trouvait en Europe de l’Est, assurément. En Hongrie peut-être. Pourquoi pas. Allons-y pour la Hongrie  qu’il n’avait jamais visitée.

Dans le wagon, il remarqua tout de suite une femme très belle, vêtue à la mode des années 1920, avec un chapeau cloche. Elle lisait un livre.

Paul vint s’asseoir en face d’elle. Son regard allait alternativement du paysage de fermes hongroises qu’ils traversaient à la femme assise devant lui. Mais plus le temps passait, moins le paysage l’intéressait et plus il s’attardait à cette femme. Ses paupières baissées sur le roman qu’elle lisait étaient délicieusement ombrées et portaient de longs cils recourbés. Elle avait une peau très lisse et un petit grain de beauté sur le côté gauche du visage, près de la lèvre supérieure.

Elle leva les yeux sur lui et vit qu’il la regardait.

Elle lui sourit.

Il vit dans ce sourire une complicité instantanée. Il en fut immédiatement touché et lui retourna ce sourire.

Elle dit alors quelque chose qui le troubla encore davantage :

— Ainsi, nous partons à l’aventure ?

Non. Elle n’avait pas dit « Nous partons ensemble », mais cela semblait néanmoins si implicite qu’une joie intense l’envahit.

— Je m’appelle Martha. Je suis Autrichienne…

Son visage devint alors plus grave. Inquiet. Il se passait quelque chose.

— Je crains que nous n’allions nulle part, car notre train est en train de s’arrêter.

Paul constata avec effroi que la traction de son chariot avait cessé.

Il ouvrit les yeux et se trouva devant une opacité totale. Une obscurité si dense qu’il était impossible d’imaginer même s’y habituer.

Il leva le bras pour s’apercevoir que le plafond du tunnel ne se trouvait qu’à un mètre au-dessus de sa tête. Des grains de sable lui tombèrent dans les yeux et dans la bouche.

La panique le gagnait. Enterré vivant ! Cela avait toujours été son pire cauchemar. Il voulut crier mais au prix d’un effort qui lui parut surhumain, il réussit à ralentir sa respiration et à ne pas s’emballer.

Soudain, il perçut une secousse dans le sol. Et une autre, encore plus forte.

Israël était en train de bombarder les tunnels.