Un cavalier druze conduisait ses moutons sur la route peu fréquentée du haut-plateau, au-delà de la jonction de Ziwan. Des nappes de brume se déplaçaient vers la Syrie en se traînant sur les terres plates qui s’étendaient vers le nord.
Les curieux ne s’aventuraient pas sur ce territoire, prévenus, par des affiches accrochées tous les trente mètres sur les barbelés en bordure de la route, qu’il s’agissait d’un champ de mines. Au loin, entre les arbres, on distinguait la forme bétonnée d’un ancien bunker de l’armée syrienne du Golan.
Le cavalier leva la tête vers le ciel à l’approche du ronflement d’un hélicoptère. Un Dolphin venant du sud apparut au-dessus des arbres. Son flanc était frappé de la cocarde de l’armée de l’air israélienne. Il traversa la route et alla virer au-dessus du champ de mines avant de s’immobiliser dans le ciel, plusieurs centaines de mètres plus loin, surplombant un point qui se trouvait au-delà de l’ancien bunker. Il amorça alors sa descente, puis disparut complètement du champ de vision du cavalier.
• • •
Le terrain sur lequel l’appareil israélien s’était posé était encadré par quatre petits bâtiments bas, de style maisons de ferme.
Le rotor cessa tranquillement de tourner. La porte côté passager s’ouvrit et un homme vêtu d’une saharienne beige en descendit. Il n’était pas très grand. Son visage basané contrastait avec sa moustache blanche et son crâne n’était traversé que par quelques mèches, soulevées par le vent aussitôt qu’il eut posé le pied à terre. Un homme armé d’un fusil s’avançait vers lui. Il le salua et le gratifia d’un sourire de grand-père affectueux.
Ensemble, les deux hommes se dirigèrent vers le plus grand des bâtiments et y entrèrent.
Leur arrivée fit se lever la demi-douzaine de jeunes qui se prélassaient dans la pièce. Garçons et filles dans la vingtaine, ils vinrent chacun leur tour saluer poliment celui qu’ils appelèrent alternativement « monsieur Danker » ou, pour les plus vieux, « Barak ».
Barak Danker demanda que l’on prépare le détenu. Il voulait commencer l’interrogatoire sans tarder.
• • •
Quarante-cinq minutes plus tard, Paul Carpentier était décomposé.
Il fixait un écran de télévision noir.
Il venait d’y voir son fils raconter la… chose.
Et la conclusion moralisatrice de cette connasse de journaliste ! Jamais il n’employait ce qualificatif, pourtant c’était le seul qui s’imposait à lui quand il la voyait. Quelque chose clochait avec cette Québécoise, surgie de nulle part pour le crucifier. D’où sortait-elle ?
— Pour nous, les Canadiens français ont toujours été la pire race antisémite, laissa tomber sentencieusement Danker, assis parallèlement à Paul face au téléviseur dont il tenait la télécommande dans la main droite.
Paul se retourna, pas encore trop sûr de ce qu’il venait d’entendre.
— On parle des Allemands, des Russes, des Polonais et aujourd’hui des Arabes… Mais j’ai un frère qui vit au Québec, et je sais ce que vous pensez des Juifs là-bas…
— Vous êtes ignorant ou simplement idiot ?
Barak Danker éclata de rire.
— Je me moque de vous !
Il se tapa sur une cuisse et se leva.
Ils se trouvaient dans un petit salon au mobilier désuet, ouvertement kitsch, fait de fauteuils rétrofuturistes des années 1970, et de tables basses ornées de vieux cendriers en céramique et de paniers chargés de pommes rouges et jaunes. Vêtu de sa combinaison de style Guantanamo, Paul se sentait détonner dans ce décor. Il faut dire que peu d’endroits hormis un camp de prisonniers auraient convenu à son allure. On lui avait tout de même ôté ses chaînes.
— Où croyez-vous être en ce moment ? demanda Danker.
— En Israël.
— Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Des conversations en hébreu, à travers la cloison… Le temps de vol depuis l’Égypte… L’air glacial quand je suis sorti de l’hélico cette nuit me ferait opter pour les hauteurs du Golan. Et les pommes sur la table sont une spécialité régionale.
— Pas mal…
— Mais encore faut-il se demander si le Golan fait partie d’Israël…
Le vieil homme gloussa, puis se recomposa un visage qui donnait à penser que s’il était capable de rire, il était également capable de cruauté. Il dévisagea Paul de ses petits yeux foncés.
— Vous êtes sous le coup d’un mandat d’arrêt international à la demande du Canada. Nous n’avons pas de raison de ne pas vous transférer à nos amis…
— Alors, pourquoi ne pas avoir laissé faire les Égyptiens ?
— Je connais assez les Égyptiens pour les convaincre de me laisser me servir en premier. Le Canada n’est rien pour eux en comparaison d’Israël, cela dit sans vanité. Cela fait quarante ans que nous travaillons étroitement avec l’armée et le renseignement égyptiens. Ils ont une révolution sur les bras et n’ont pas le temps de s’occuper sérieusement de vous. Alors que nous…
— J’en frétille déjà d’impatience !
Danker eut un nouveau rire.
— Je ne sais pas si nous allons vraiment nous amuser. Cela dépend de vous…