Rachel se trouvait face à une meute hurlante d’hommes qui la conspuaient. Ils étaient peut-être deux cents, tout de noir vêtus, à se bousculer devant elle. Ceux qui se trouvaient en première ligne criaient des insultes à travers leur barbe. Et un cordon de police tentait de les tenir à distance.
Autour de Rachel se tenaient une douzaine de femmes réunies devant le Mur des Lamentations pour dénoncer publiquement le vandalisme dont elle avait été victime. L’affaire avait été signalée à la une du Haaretz le matin, et des camarades de Rachel avaient insisté pour qu’un geste de condamnation publique soit fait le jour même.
Elles s’étaient réunies promptement autour d’une leader du groupe, Ruth, qui tenait dans ses bras les rouleaux de la Torah, ce qui représentait une provocation pour les ultrareligieux. Aux yeux de ces derniers, une femme ne pouvait pas toucher la Bible. Le groupe auquel Rachel appartenait cherchait à défier ces dogmes et réclamait le droit pour les femmes de venir prier comme bon leur semble devant ce haut lieu du culte. Ainsi que le droit d’y lire la Bible. Elles s’y réunissaient périodiquement, déclenchant la colère des ultraconservateurs.
Chaque fois, leur présence au Mur se faisait sous supervision policière. En ce lendemain du saccage de l’atelier de Rachel, une rage contagieuse traversait les deux camps. Plusieurs des femmes du groupe avaient fait l’objet d’attaques dans le passé – principalement des graffitis peints sur leurs maisons. Rachel était devenue une cible.
Ses sœurs de combat l’enlaçaient et formaient une chaîne face aux contre-manifestants. Les caméras se régalaient. Rachel était bien sûr au centre de leurs objectifs.
Une telle attention l’aurait auparavant effrayée. Mais en participant aux activités de ces femmes, elle avait mis le doigt dans un engrenage, et elle devait maintenant en accepter les conséquences. Les autres femmes scandaient des slogans tandis qu’au milieu d’elles, elle restait silencieuse, curieusement détachée et introspective au cœur de ce brouhaha. Elle prenait conscience du changement en train de s’opérer en elle. L’absence de Paul, sa tragédie, était aussi devenue une occasion d’autonomie. Face à cette foule qui la menaçait, elle se sentait forte. Sûre de ce qu’elle était. Ou plutôt, sachant qui elle était.
Elle était Rachel Mendelsohn, une femme, une artiste, une amante, une mère, et une partie d’elle venait d’une tradition religieuse. C’était à elle et à elle seule de décider comment elle allait en disposer.
Elle releva la tête et se mit à son tour à scander des slogans avec les autres. Un sourire heureux se dessinait sur ses lèvres.
À ce moment, un jeune religieux de l’autre côté du cordon de police projeta vers les femmes le contenu d’une tasse de café. Plusieurs furent aspergées. Quelques gouttes avaient atteint la robe blanche de Rachel.
Elle se détacha des autres et s’avança, furibonde, vers l’adolescent qui avait lancé le café. Celui-ci recula d’un pas. Elle fusilla du regard les autres fanatiques qui se trouvaient à ses côtés et, malgré les policiers qui les séparaient, ceux-ci eurent collectivement un mouvement de recul et leurs cris s’estompèrent. Les caméras étaient toutes rivées sur la scène. Rachel semblait prête à les agresser.
Elle cracha aux pieds des hommes.
Ce geste déclencha une hystérie dans leur camp. La police eut peine à les contenir. Ils hurlaient collectivement comme si le défi de cette femme venait d’ébranler leur entendement de l’ordre du monde.
Des renforts de police arrivèrent.
Il fallut encore de longues minutes pour que le calme se rétablisse et que les manifestants des deux côtés brisent leurs rangs.
• • •
Les femmes avaient quitté les lieux. Sauf Rachel, qui avait dit devoir rester pour rencontrer quelqu’un. Elles s’étaient embrassées et Rachel les avait vues partir en chantant.
L’esplanade devant le Mur retrouvait son rythme normal, marqué par le va-et-vient des croyants et des touristes. Rachel vit alors apparaître, derrière un groupe de religieux qui s’éclipsaient vers la sortie, la silhouette d’une femme qui n’avait pas besoin de présentation.
Le vent balaya des papiers devant elle.
Rachel fit quelques pas, bras croisés, la fixant de ses yeux noirs. Puis, elle s’arrêta.
L’autre femme semblait pétrifiée, les mains dans les poches d’un caban. Sa tignasse blonde était soulevée par des rafales de vent. Elle avait les yeux fatigués.
Une trentaine de mètres seulement les séparaient. Au milieu de l’agitation du lieu, elles paraissaient néanmoins seules sur Terre.
La blonde avança finalement vers Rachel, puis se planta devant elle.
— Je suis Sophie…
— Je vous ai vue à la télé, coupa Rachel.
Un long silence succéda à cette réplique caustique.
— Allez, venez, lança finalement Rachel. Partons d’ici. Je n’aime pas cet endroit.
Elles traversèrent la place côte à côte, sans dire un mot.
• • •
Elles avaient pris un taxi jusqu’au café terrasse du YMCA et, malgré le froid, elles s’étaient assises dehors, au soleil, autant pour pouvoir parler discrètement que pour permettre à Sophie de griller une cigarette.
— Vous l’aimez ?
— Pardon ?
— Vous aimez Paul Carpentier ?
Rachel se figea.
— Je ne vois pas en quoi ça vous regarde !
— Vous avez raison. Mais en venant vous rencontrer, c’est la question que je me suis posée.
— Et vous ne vous êtes pas posé de questions avant d’interviewer mon fils ? Il est encore mineur, que je sache. Je pourrais vous poursuivre.
Sophie s’inclina. Elle ne se sentait ni la force ni l’envie de se défendre. Rachel sembla le saisir.
— Ça va. Je ne veux pas vous menacer. Mais je veux comprendre. Prenons un thé. Nous devons au moins essayer de nous parler. Je crois.
Sophie acquiesça d’un signe de la tête.
• • •
— Je suis venue vivre ici comme étudiante et j’ai fait des piges pour les Amitiés Canada-Israël. Après, ils m’ont proposé de collaborer à différents médias. J’ai pris goût au journalisme. Quand on m’a proposé le sujet sur Paul, j’ai dit oui car je savais que ce serait une exclusivité qui aurait un certain retentissement.
— Vous en êtes satisfaite ?
— Non. En fait, je ne sais plus où me cacher. Je reçois des appels et des courriels de journalistes du Canada et je ne réponds pas. Tout cela a pris des proportions avec lesquelles je ne suis plus à l’aise. Vous êtes la seule à qui j’ai répondu…
— Pourquoi ?
— Parce que je me suis sentie manipulée. J’ai pensé vous téléphoner avant d’aller en ondes. J’avais même demandé votre numéro de téléphone. Mais mon rédacteur en chef, si je peux lui donner ce titre, m’a dit que nous n’avions pas le temps, que nous allions rater le deadline et que, de toute façon, nous avions une corroboration de vive voix – celle de David – de ce que les dossiers du SCRS avaient avancé et que ça suffisait pour aller en ondes…
— Que vient faire le renseignement canadien dans tout ça ?
— Je ne suis pas dans le secret des dieux. Je travaille pour des gens pro-Israël qui ont leurs entrées au gouvernement canadien.
La conversation resta en suspens. Sophie prit une cigarette et l’alluma.
— Je peux aussi vous poser des questions maintenant ?
Rachel acquiesça en silence.
— Qui est votre mari ?
— Ce n’est plus mon mari.
— Votre ex, alors ?
— Paul travaille pour une fondation privée ici, en Israël. Vous pouvez vérifier. La directrice est une dame que j’estime beaucoup. C’est elle qui nous a convaincus, Paul et moi, de venir vivre ici quelque temps. Vous pouvez l’appeler en disant que c’est moi qui vous ai donné son numéro. Elle s’appelle Sarah Steinberg.
— Sarah Steinberg ?
— Oui.
— La femme du diamant ?
— Oui. C’est bien elle.
— Attendez un instant. En venant vous retrouver, j’ai vu quelque chose sur le fil de presse… Laissez-moi vérifier.
Sophie Boulé fouilla dans son sac pour prendre son portable et se lança dans une recherche rapide.
Elle s’immobilisa devant ce qu’elle lisait.
— Tenez…
Rachel prit à son tour le portable et lut : « L’impératrice du diamant retrouvée assassinée. »
• • •
— Je veux retrouver Paul.
Rachel refoulait péniblement ses larmes. Les deux femmes avaient quitté la terrasse du YMCA et s’étaient arrêtées à quelques pas, dans les jardins de la rue King David.
Sophie était confuse. Elle se sentait gênée par la peine de cette femme, qu’elle avait envie de serrer dans ses bras malgré la froideur assez légitime avec laquelle celle-ci venait de l’accueillir.
Elle risqua timidement une main sur son épaule.
Rachel la regarda à travers ses yeux qui se mouillaient. Son visage était ravagé par la douleur. Puis elle fondit en larmes dans les bras de la jeune femme. Sophie la berça tendrement, sentant les vagues de la détresse secouer tout le corps de celle devant qui, quelques minutes auparavant, elle était elle-même près de s’effondrer.
Le fait d’avoir consolé Rachel donna à Sophie une contenance nouvelle. Tandis que Rachel reprenait ses sens, elle alluma une cigarette et fit un effort pour analyser froidement la situation.
— Visiblement, Paul se cache et ne peut pas communiquer avec vous. Croyez-vous que l’on vous surveille ?
— Je n’en sais rien.
— Nous sommes en Israël. Peu de choses échappent aux services de renseignement. Si on traque votre mari, il doit éviter de se mettre en contact avec vous, ça c’est sûr.
— Donc, si on surveille mes communications, on sait que vous et moi nous nous rencontrons en ce moment…
— Logique, répondit Sophie avec une petite moue approbatrice. Je n’y avais pas pensé.
Elle réfléchit avant de reprendre :
— Je peux vous proposer quelque chose… Nous ne pouvons pas effacer notre rencontre. Il nous faut donc lui donner un sens plausible mais qui ne les menace pas. Je vais leur proposer un nouveau reportage sur vous. Je vais dire que je vous ai rencontrée, que vous répudiez Paul et que vous corroborez le récit de David. Ils seront ravis d’entendre ça. Puis, je leur dirai qu’il me faut du temps pour vous convaincre de dire ça publiquement. Ils n’y verront que du feu. Vous serez la bonne maman juive qui se range inconditionnellement du côté de son garçon.
— Hélas… c’est un peu ça, la vérité.