Paul avait retrouvé avec soulagement des vêtements normaux. Il marchait en compagnie du vieil espion – c’est ainsi qu’il avait fini par se représenter son geôlier, Barak Danker – sur un sentier qui traversait des vergers abandonnés depuis très longtemps. Des pommes pourries jonchaient le sol et il en restait quelques-unes accrochées aux arbres. Ils s’y étaient servis et mordaient tous les deux dans la chair froide et juteuse des fruits.
Ils en étaient à leur troisième entretien depuis la veille et l’air frais, malgré le temps gris, leur permettait de s’oxygéner l’esprit après les heures passées enfermés.
— Nous ne devons pas nous éloigner au-delà de la ligne des pommiers, expliquait Danker. Il s’agit d’un ancien champ de mines que les Syriens avaient installé avant que nous leur prenions le Golan. En principe, un déminage a été fait, mais nous maintenons l’ambiguïté à ce sujet… Cela assure une certaine intimité à ce site.
Apprendre la mort de Sarah Steinberg avait été un autre coup dur pour Paul, mais il avait vite constaté que cet homme partageait entièrement son deuil. Et c’est par l’entremise de souvenirs partagés de Sarah qu’une confiance réciproque s’était installée entre eux.
— Je connaissais la mission qu’elle vous avait confiée. En fait, nous vous avons accordé un certain soutien logistique à sa demande…
Paul repensa au téléphone crypté, à la fausse couverture qu’on lui avait livrée à Berlin…
— Vous avez eu le mérite de faire ressortir le lien entre la mort de votre ami Boileau et le massacre de ces Palestiniens de Jabaliya. Or, je crois que cette affaire est au pinacle des dérives que Sarah combattait, c’est-à-dire la culture de l’impunité qui est en train de s’implanter partout. Il y a chez nous un fort courant voulant que le caractère juif doive primer sur le caractère démocratique du pays. En pratique, cela signifie que si vous pouvez convaincre un juge que vous avez agi en fonction de la défense des intérêts supérieurs juifs en portant préjudice à des non-juifs, vous pouvez échapper aux lois qui gouvernent aujourd’hui les sociétés fondées sur les droits égaux. Nous n’en sommes pas là. Mais nous sommes attirés vers ce gouffre.
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Paul avait fini par comprendre que Danker l’avait exfiltré d’Égypte à la demande de Sarah.
Il lui avait cependant été difficile de faire confiance à cet homme de la sécurité intérieure israélienne, alors qu’il avait fui une bombe de son armée lâchée sur sa planque à Gaza.
— C’est impossible, trancha Danker, confronté à cette idée. Et vous devriez le savoir. Aucun assassinat sélectif impliquant un bombardement aérien n’est possible sans qu’au moins quatre niveaux de la chaîne de commandement aient donné leur approbation sur la foi d’une analyse de renseignement. Et sans que vous ayez besoin de savoir où je me situe dans cette chaîne, sachez que j’aurais à tout le moins vu passer le rapport. Or, ce n’est pas le cas. Et il faut, au sommet, une décision politique. N’allez pas croire qu’un ministre israélien va approuver l’élimination d’un Canadien par l’armée de l’air !
— On m’a pourtant bombardé…
— Donnez-moi quelques minutes et je vous prouverai que la Défense israélienne n’a rien à voir là-dedans.
Ils se retrouvèrent devant une image satellite d’une zone urbaine.
— C’est Gaza, dit Danker. Et voici la maison où vous habitiez.
Une quinzaine de secondes s’écoulèrent, puis une explosion souffla la maison.
— Revenons en arrière…, dit Danker. Nous avons fait l’analyse de cet incident il y a déjà plusieurs jours – peu de choses arrivent à Gaza que nous ne comprenions pas. Or, ceci comporte quelques difficultés.
Il fit reculer la vidéo jusqu’à la frappe, arrêta l’image, puis recula encore d’une fraction de seconde.
— Là, voyez !
Paul se pencha sur l’écran et put distinguer un trait minuscule qui venait d’apparaître sur le toit d’un édifice planté de l’autre côté de la rue.
— C’est de là qu’a été tiré le missile qui a frappé votre maison, expliqua l’officier de renseignement. Et regardez la direction des éclats de l’impact ; ils concordent avec l’origine du tir. Donc, la frappe n’est pas venue des airs comme vous le soupçonniez. Elle est venue d’une position fixe de laquelle on attendait l’ordre de tirer, soit au moment où on vous croyait bien à l’intérieur. Cet ordre est peut-être venu d’Israël, mais le tir n’est pas israélien. Compte tenu de la force de l’impact et de l’armement disponible à Gaza, il s’agit d’un missile Grad. Or, qui sont les seuls dépositaires de missiles Grad à Gaza ?
— Les brigades Al-Qassam, du Hamas.
— Oui. Cela signifie qu’une branche du Hamas a tenté de vous tuer sur la foi de renseignements israéliens. C’est un fait en apparence extraordinaire auquel j’ai longuement réfléchi ces dernières heures…
Danker se cala dans son fauteuil avant de poursuivre :
— Je suis un expert de la langue et des cultures arabes de la région. Nous sommes plusieurs en Israël à avoir acquis cette connaissance pour notre propre survie. Mais je ne connais qu’une seule personne dans le domaine de la sécurité militaire qui ait développé suffisamment ces liens pour avoir gardé des amis dans le Hamas. Et cette personne s’appelle Moshe Ayalon.
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À la session suivante, les deux hommes avaient passé en revue la séquence des événements des deux dernières semaines.
— Selon Sarah, il y a eu une enquête interne de l’armée…
— En effet. Mais n’allez pas imaginer une vaste commission d’enquête où toutes les parties impliquées auraient été appelées à témoigner. L’enquête n’a pas touché l’opération au sol. Elle s’est limitée à examiner comment avait été prise la décision de bombarder la maison. Donc, elle a visé le commandement du centre des opérations de l’Armée de l’air, qui a ordonné le bombardement sur la foi de photos aériennes montrant des hommes entrant dans la maison en transportant des roquettes de type Qassam.
— Ce fait s’est avéré exact ?
— Comment serait-ce possible de le vérifier ? C’est une scène de guerre sur un territoire qui nous est toujours hostile. Ce n’est pas comme dans la vie civile où on peut retourner sur une scène de crime, poser des rubans et interdire l’accès aux curieux. D’autant plus que les ruines de cette maison ont par la suite été passées au bulldozer par le génie militaire.
— Une pratique assez généralisée et plutôt… commode.
— Quoi qu’il en soit, l’ordre de bombarder cette maison n’est pas venu des troupes au sol. Et donc, Ayalon n’est pas incriminable.
Barak Danker passa à plusieurs reprises ses doigts sur sa moustache. Paul et lui se trouvaient toujours dans le petit salon rétrofuturiste et pigeaient chacun leur tour dans les bols d’olives et de pistaches posés entre eux sur une table basse.
— Il y a de cela des années, reprit l’homme du renseignement, j’ai été le professeur d’études arabes des jeunes officiers de Tsahal. Moshe Ayalon était un de mes élèves… Je me souviens d’un travail qu’il avait fait et qui portait sur la culture des représailles chez les peuples nomades du monde arabe. Il montrait comment aucun des différents codes moraux de l’Antiquité, le Code de Hammurabi, la Loi du Talion ou même l’Islam, n’était parvenu à éradiquer les pratiques de la vendetta des tribus du désert. Ces pratiques, selon lui, reposaient sur la conviction profonde que pour porter fruit – c’est-à-dire pour donner une leçon mémorable à ceux et à celles qui la reçoivent –, le châtiment doit être plus terrible que la faute. Selon lui, le monde arabe était encore imprégné de cette pensée. Son travail s’intitulait : La démesure du châtiment : persistance de la loi du désert dans les populations arabes contemporaines. Et selon lui, c’était ainsi qu’il fallait traiter les Arabes.
— Selon les termes du droit international contemporain, dit Paul, c’est ce qu’on appelle « imposer une punition collective ».
Il se surprit à répéter ce que Pierre Boileau, son professeur de droit, lui avait naguère enseigné.