La vue du campus universitaire de Bar-Ilan donna un peu plus les bleus à Sophie Boulé en lui rappelant le projet inachevé qui l’avait fait venir dans ce pays : son mémoire de maîtrise. Ses études appartenaient désormais à une autre vie vers laquelle elle soupçonnait qu’elle ne retournerait jamais.
Sa rencontre avec Rachel l’avait certes remise au diapason de sa propre morale, mais elle ne se sentait pas pour autant libérée. Elle éprouvait un sentiment d’impuissance et n’avait aucune idée de la voie à prendre pour parvenir à sentir qu’elle avait de nouveau prise sur la réalité. Elle avait trouvé refuge, comme souvent, dans le ménage domestique.
Tout nettoyer avait été son obsession dès son réveil, comme si elle cherchait à se laver d’une faute – processus qu’elle assimilait à ses « névroses judéo-chrétiennes ». Elle s’était levée à l’aube et avait récuré son appartement de manière frénétique. Les Post-it sur son mur avaient été arrachés. Elle avait tout rangé et lavé le plancher. Et c’est au cours de cette épuration générale qu’elle avait remis la main sur le livre qu’elle venait rapporter ici.
Sophie se retrouva au département des études arabes de Bar-Ilan. Elle traversa le long couloir des bureaux des professeurs et, parvenue au numéro qu’elle cherchait, frappa à la porte qui portait une plaque au nom de Moshe Ayalon.
— Entrez !
La jeune femme fut surprise de trouver l’officier retraité vêtu d’un costume gris anthracite, cravate jaune sur une chemise bleu ciel. Ces habits inattendus lui donnaient une belle prestance, et elle lui en fit le compliment.
— Je n’aime pas trop les cravates, mais je reçois bientôt votre délégation.
— Ma délégation ?
— Celle du Canada. Enfin, vous le savez. Votre article a été préparé en vue de cette annonce que nous ferons après-demain : nous allons fonder une chaire canado-israélienne d’études sur le Moyen-Orient.
— Ah oui… Bar-Ilan et ce collège canadien évangéliste…
— Le Collège chrétien de Sion, exact. Votre article était très bien, en passant. J’ai vu qu’il a déjà servi de base à plusieurs autres articles à mon sujet.
— Merci.
Sophie fouilla dans son sac et en ressortit le livre qu’il lui avait prêté.
— Je suis venue vous rendre ceci.
— Vous l’avez lu ?
— Parcouru serait plus juste. La période des Hasmonéens, ça dépasse un peu mon niveau d’érudition ! Mais je pense que j’en ai saisi les grandes lignes.
— Résumez-moi, chère élève…
En disant cela, Ayalon s’était calé dans son fauteuil, le visage rayonnant d’un sourire malicieux.
— Essentiellement, commença Sophie de sa voix rauque, vous y analysez comment aucun des codes moraux apparus au Moyen-Orient, depuis le Code de Hammurabi jusqu’au Coran, n’a réussi à changer les lois antiques de la vendetta chez les peuplades du désert. Et les représailles ont toujours eu pour but, chez les nomades, d’imposer aux ennemis un châtiment démesuré, tant par son ampleur que par sa cruauté.
— C’est ça. Mais il y a plus. Même dans le monde moderne, même après l’urbanisation, la structure tribale est demeurée omniprésente chez les Arabes. Et cette propension à la démesure est un langage qui persiste et qui transcende les groupes. Même les Arabes christianisés en sont les héritiers. Comme on l’a vu au Liban.
— Vous pensez aux massacres perpétrés dans les camps de Sabra et Chatila ?
— Exact.
Sophie n’était pas venue pour argumenter. Elle était saturée de ce genre de rhétorique. La construction d’une logique rationnelle du conflit était un sport intellectuel national, pour ne pas dire une industrie. Son amertume se décupla au souvenir de son article qui avait fait la promotion de Moshe Ayalon.
En se levant pour prendre congé, son regard s’attarda sur une photo posée sur un classeur derrière lui. On y voyait Moshe Ayalon, en uniforme, le visage radieux sous le soleil, entourant de son bras un jeune garçon qui tournait vers lui un regard admiratif.
— C’est votre fils, là ?
Le visage d’Ayalon sembla tourner au gris. Il se retourna, prit la photo dans ses mains et la contempla de façon recueillie avant de la poser cérémonieusement sur son bureau, entre Sophie et lui.
La jeune femme se rassit.
Le garçon n’avait pas plus de quatorze ans. Il était beau, bronzé. L’incarnation du jeune sabra – l’enfant du pays. Il portait un t-shirt noir arborant, en jaune, les armoiries de Tsahal, l’armée israélienne. Derrière l’homme et l’enfant, on distinguait la carapace métallique d’un blindé.
— Cette photo a été prise dans les années 1990, à la frontière du Liban. J’avais emmené mon fils visiter nos défenses. À cette époque, Samuel rêvait d’une carrière militaire…
Sa voix était devenue douce et triste. Sophie comprit qu’elle venait d’entrer dans une zone douloureuse de sa mémoire.
— En 2001, poursuivit Ayalon, qui fixait la photo, Samuel avait enfin commencé son service militaire. Il venait d’avoir dix-huit ans. Pour sa première permission, il est allé à Tel-Aviv faire la bringue avec ses camarades…
Il leva alors les yeux vers Sophie qui le regardait gravement, anticipant le dénouement.
— Il a fallu un test d’ADN pour identifier ses restes. Il se trouvait à côté du kamikaze qui s’était glissé parmi les jeunes à l’entrée d’une discothèque. Voilà comment ont pris fin les rêves de Samuel. Et ceux que son père entretenait pour lui.
— Je suis désolée, murmura Sophie, avalant sa salive, déçue par la banalité de sa réplique.
— Le soir de sa mort, poursuivit Ayalon d’une voix devenue amère, les Palestiniens ont dansé dans le camp de Jabaliya.