Le rabbin Goldman lui avait envoyé un autre message. David lui en fut reconnaissant avant même de l’avoir ouvert.
Le fils de Paul se trouvait devant son ordinateur, dans le sous-sol de la maison de son oncle Amos, et se consumait dans sa dépendance de plus en plus chronique aux médias sociaux. Il passait plusieurs heures par jour enfermé dans son monde virtuel, monde dans lequel il avait développé des dizaines de relations sous de multiples pseudonymes. Il menait ces conversations – des dialogues dans la plupart des cas – avec des gens qui ne connaissaient pas son identité véritable.
Depuis quelques jours cependant, certains de ces échanges avaient pris une tournure schizophrénique. Car c’était de lui, David Carpentier-Mendelsohn, que l’on parlait, sans savoir que c’était à lui que l’on parlait.
Les réseaux sociaux de la hasbara s’étaient enflammés après sa prestation télévisée, et son père était devenu un sujet de controverse dans les médias du Québec. Selon une chroniqueuse habituellement proche du point de vue du gouvernement israélien, cette affaire démontrait jusqu’où les sentiments pro-palestiniens de nombreux Québécois pouvaient dériver, au point de sombrer dans « un antisémitisme abject ».
Mais tous ne faisaient pas que s’intéresser à son père. Lui aussi en avait choqué plus d’un. Et parmi ses correspondants, même chez ceux qui adhéraient à la propagande qu’il distillait chaque jour, on s’indignait devant ce fils qui trahissait son père.
Ce vent de critiques était venu s’ajouter au coup de fil enflammé de sa mère, le soir de la diffusion, qui lui avait crié – ce qui n’était pas dans ses habitudes – toute son horreur au téléphone.
Le rabbin Goldman, lui, ne le condamnait pas. Dans ses messages sur Twitter, il faisait plutôt preuve de compassion et d’empathie pour ce « jeune David » qu’il ne connaissait pas mais dont il avait partagé le drame.
David lui avait envoyé un message privé pour le remercier.
Puis ils avaient échangé leurs adresses courriel et s’étaient mis à s’écrire plus longuement. Il émanait des textes de ce religieux une bonté qui lui faisait du bien. David s’ouvrit à lui. Pour la première fois de sa vie, il ressentait un besoin de réconfort spirituel.
Il lui avait soumis la question qui l’angoissait le plus à présent : que faire des nombreuses demandes qui lui étaient parvenues de journalistes qui souhaitaient l’interviewer ?
Le rabbin Goldman lui déconseilla fortement d’y donner suite.
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David entendit Amos qui rentrait à la maison. Ils s’échangèrent des shalom ! à distance, Amos au rez-de-chaussée, David au sous-sol.
— Je descends te rejoindre dans quelques minutes ! lui cria Amos.
Son oncle enseignait à l’école secondaire d’Efrat, que lui-même fréquentait. Il y restait souvent plusieurs heures après les cours, heures pendant lesquelles il animait des activités parascolaires. Il s’agissait d’études, de visites ou de jeux liés au sionisme religieux. Ce jour-là, les adolescents avaient été conduits sur le site de fouilles archéologiques d’un aqueduc datant des temps bibliques.
David, qui voulait éviter de discuter de sa prestation télévisée avec ses camarades, avait demandé à en être exempté. Amos s’était montré compréhensif.
Le jeune homme ouvrit le message du rabbin Goldman.
Le texte, des plus laconiques, disait : « Cher David, je t’invite à ouvrir ceci et à regarder. » Un fichier vidéo était joint au courriel. Il portait le titre de Terrorisme en Palestine.
David, intrigué, cliqua et attendit.
La vidéo s’ouvrait sur une oliveraie filmée à partir d’un promontoire. Un paysage typique de la région. David passa en mode plein écran.
L’image était chevrotante, filmée de toute évidence sans trépied, sans doute avec un téléphone. On y voyait des jeunes qui s’activaient sous les oliviers. On ne les distinguait pas très bien car la lumière était faible. On était probablement à la tombée du jour.
Ces jeunes avaient la tête recouverte de foulards et leurs visages étaient dissimulés, comme le font typiquement les shababs, les jeunes Palestiniens, quand ils décident de lancer des pierres sur des innocents.
On vit alors ces jeunes se pencher au pied de certains oliviers et y mettre le feu. Rapidement, une dizaine d’arbres furent en flammes. La combustion avait été favorisée par un accélérateur, de l’essence – David porta alors attention aux jerricans qui se trouvaient par terre.
Les oliviers brûlaient, et une épaisse fumée noire montait vers le ciel.
Le plan de caméra changea. On se trouvait visiblement à proximité du lieu précédent. Les mêmes jeunes cagoulés, cette fois, faisaient face à d’autres – des Palestiniens, identifiables par le keffieh à damier noir et blanc que l’un portait à son cou – qui leur lançaient des pierres.
C’est alors que David réalisa que les jeunes qui avaient mis le feu n’étaient pas des Arabes mais bien des Juifs. Il en ressentit un malaise instantané, mais il ne se doutait pas de ce qui l’attendait.
Les jeunes Juifs étaient bien préparés et ils étaient munis de bâtons. Ils étaient supérieurs en nombre : six contre deux. Ils se ruèrent sur les Palestiniens. L’un d’eux réussit à s’enfuir. Le second n’eut pas cette chance.
On l’attrapa. Il fut projeté au sol et quatre assaillants se mirent à le ruer de coups de pied et de coups de bâton.
L’un de ceux qui étaient restés à l’écart avait abaissé son foulard et haranguait ceux qui frappaient.
L’image s’arrêta sur lui.
La lumière était meilleure – David comprit qu’on n’était pas le soir mais plutôt au lever du jour et que les premières images avaient été tournées dans l’aube naissante.
On pouvait dès lors très bien voir que celui sur lequel l’image s’était immobilisée n’était en fait pas si jeune. Le montage zooma par saccades sur son visage, flou, au grain sableux, mais dont on ne pouvait douter de l’identité : c’était Amos.
Amos qui vociférait, le regard haineux. Et Amos que David entendait au même moment s’engager dans l’escalier menant au sous-sol.
— Tu aurais dû venir à cette visite avec nous, disait-il en descendant les marches. L’aqueduc de Biyar coule directement sous Efrat et il alimentait Jérusalem au temps du Second Temple. Si cela n’est pas une preuve supplémentaire que nous sommes ici chez nous…
Amos s’arrêta.
David le dévisageait. Derrière lui, il pouvait voir sa propre image gelée sur l’écran encore ouvert de l’ordinateur. Une image où il paraissait en gros plan, en train de s’époumoner de manière aussi disgracieuse qu’agressive.