Paul fut relâché en soirée dans le stationnement d’un McDonald’s en bordure de l’autoroute 4, près de Netanya.
Debout devant lui sous l’éclairage au mercure d’un lampadaire, Yonatan, un jeune associé de Barak Danker qui parlait parfaitement anglais, lui remit les clefs d’une grosse Ford blanche. Paul la déverrouilla et ils y montèrent.
Yonatan s’était installé du côté passager. Il avait avec lui une mallette qu’il posa sur ses genoux et ouvrit.
Paul vit tout de suite qu’elle contenait un pistolet. Il s’y trouvait plusieurs autres objets, mais il était difficile de s’y attarder sans être distrait par l’arme.
L’Israélien prit un passeport et le lui remit.
C’était un passeport canadien. Il l’ouvrit à la page où apparaissait sa photo, prise le matin même.
— C’est le nom que vous avez demandé. Nous avons vérifié, il n’y a aucun avis de recherche associé à ce nom.
Paul lut son nouveau patronyme : Éric Dubreuil. Un nom qui était né de son imagination lorsqu’on lui avait demandé d’en trouver un spontanément, qui soit facile à retenir. On lui avait fait par la suite exécuter plusieurs signatures à ce nom.
Yonatan lui tendit ensuite un sachet de plastique transparent renfermant permis de conduire du Québec, carte de crédit et carte professionnelle, toutes à son nouveau nom. Il était désormais, pour les fins de sa couverture, un agent de publicité en voyage d’affaires.
— Évitez de trop vous montrer. Votre photo a pas mal circulé ces derniers temps. La possibilité qu’on vous reconnaisse est réelle.
Il y avait une enveloppe, contenant vingt mille shekels en coupures variées.
Puis un téléphone avec un numéro préprogrammé. Le seul, pour le moment, qui pouvait lui être utile. Il permettait de joindre Danker. « Communications minimales, avait prévenu celui-ci. Je vous lâche dans la nature à vos risques et périls. Je ne pourrai en aucun cas vous venir en aide de façon publique. Et vous ne pourrez pas vous réclamer de moi. Si vous êtes pris ou tué, ce numéro mourra en même temps. Je n’existerai plus. »
Il restait l’arme, que venait de lui tendre Yonatan : un Glock. Calibre 45.
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Resté seul dans le stationnement de la halte routière, Paul écoutait par la fenêtre ouverte de la voiture le long sifflement des pneus sur l’asphalte de l’autoroute tandis que le flot des voitures évacuait Tel-Aviv vers les banlieues nord.
Pour la première fois en cinq jours, il était maître de ses mouvements et de ses décisions. Il était passé successivement des mains de la police palestinienne de Gaza à celles du Hamas. Puis d’une cellule égyptienne à une safe house du Shin Beth dans le Golan…
Car c’était bien au Shin Beth, le renseignement intérieur israélien, qu’appartenait Barak Danker, il en avait désormais la quasi-certitude.
Danker ne l’avait pas confirmé, se contentant d’insinuer que deux services secrets distincts se faisaient la lutte, et il apparaissait clairement que Moshe Ayalon et Ronit Fogel étaient protégés par l’Aman, le renseignement militaire, et même qu’ils en tiraient les ficelles. « Les services de renseignement du pays ne sont pas monolithiques, avait-il dit. Et la question de l’impunité face aux crimes de guerre est en ce moment une des lignes de fracture… Le révélateur, en somme. »
Paul éprouvait un furieux besoin de joindre Rachel. Il était prêt à tout pour retrouver son étreinte et obtenir son pardon. Il était prêt à s’excuser, à assumer ses erreurs.
Mais il devait aussi tenir compte de l’avertissement de l’Israélien : « Les autres surveillent votre femme et votre fils en permanence. N’essayez pas de les joindre, car ils vous retrouveront instantanément. »
Paul syntonisa une station de radio musicale et, sous le rythme joyeux d’un air gréco-moyen-oriental comme seule la radio israélienne peut en diffuser, il embraya vers la bretelle de l’autoroute, direction Tel-Aviv. Quelques minutes plus tard, il vit au loin se découper la silhouette des tours Azrieli dans la nuit.
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— En résumé, ce que je dis, Yaron, c’est que l’armée israélienne demeure la référence éthique pour toutes les armées du monde, en dépit de la propagande des militants de la gauche.
D’un studio de la chaîne 10, Ronit Fogel débattait en direct avec un opposant de gauche sur le plateau de Yaron London.
— C’est malheureusement tout le temps que nous avons, conclut l’animateur. Je vous remercie et à la prochaine…
Ronit enleva la pince de son micro et se retira du plateau. Elle était une habituée des actualités télévisées, une des membres de l’intelligentsia universitaire politisée que l’on aimait recevoir à titre d’analyste vedette du courant nationaliste.
De retour dans la loge des invités, elle réalisa que son portable recelait un message urgent de Moshe Ayalon et elle le rappela illico.
— Moshe ? Qu’est-ce qui se passe ?
— L’oiseau vient de sortir de sa cage.
Ronit n’avait pas besoin de plus d’explications : Barak Danker avait remis Paul Carpentier en circulation.
— Tes intuitions étaient bonnes, poursuivit le général. C’est le clan Danker qui l’avait subtilisé aux Canadiens en Égypte.
Ronit Fogel accueillit le compliment avec un sourire satisfait. Mais cette victoire fut ternie par la remarque subséquente de son allié :
— Tu as tout de même joué à l’apprentie sorcière avec ce type. Je crains que la visibilité que tu lui as donnée ne se retourne contre nous. Comment allons-nous le neutraliser maintenant ?
— Tu oublies que sa crédibilité est réduite à néant.
— Qu’importe. C’est un électron libre. Il peut causer beaucoup de dégâts.
Ayalon paraissait véritablement inquiet. Ronit n’aimait guère se sentir remise en question de la sorte. Il lui semblait injuste de devoir encore prouver sa compétence. Elle ne se démonta pas et reprit, d’un ton assuré :
— Moshe, il ne s’agit pas de défaire ce que nous ne pouvons pas défaire. Il faut simplement passer en vitesse supérieure, montrer à Carpentier qu’il n’a encore rien vu avec nous. D’ici douze heures, le ministre Peter Craig sera en Israël. J’ai mon plan et il en fait partie. Fais-moi confiance.
— Puisses-tu avoir raison. Inch Allah !
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Paul laissa sa Ford blanche dans le stationnement souterrain du Centre Dizengoff et monta faire une razzia dans les boutiques du centre commercial. En moins d’une heure, il était habillé de la tête aux pieds et il avait pris deux sacs de voyage. L’un pour y mettre quelques vêtements de rechange. L’autre pour tous les vêtements que Danker et son service lui avaient laissés, y compris les chaussures. Mieux valait, pensait-il, appliquer le principe de précaution : la voiture qu’on lui avait confiée était inévitablement truffée de tout ce qui était nécessaire pour révéler sa position. Et il était fort probable que les vêtements qu’on lui avait remis aient aussi été munis de puces pour le suivre à la trace.
Revenu à la voiture, il ouvrit le coffre arrière et y jeta le sac contenant les vieux vêtements. Il conserva sur lui l’argent, le passeport, le permis de conduire et le Glock. Il mémorisa le numéro pour joindre Danker et se débarrassa aussi du téléphone. Il jeta la clef dans le coffre et le referma.
Il se sentit plus léger en sortant dans la rue. Il était un homme libre.
Libre et traqué.
Traqué, mais chasseur en même temps.
Il avait une idée assez précise de son premier objectif.