Toute la bande de Gaza vivait dans l’attente de l’offensive terrestre.
De jour comme de nuit, le ciel semblait se déchirer au passage des chasseurs. La canonnade de la marine se déchaînait à partir de la mer. Et le subtil bourdonnement des drones, baptisés zannanas (les moustiques) par les Gazaouis, venait porter la mort dans les ruelles les plus obscures. Leurs explosions ébranlaient jusqu’aux fondements de la terre. Le Plomb durci d’Israël s’abattait sur Gaza comme le poing de Dieu.
— Quand ils viendront, ils se feront massacrer, prophétisait du haut de ses onze ans le jeune Ibrahim Shalabi à l’intention de ses copains.
Il se trouvait avec trois amis dans un passage du camp de Jabaliya, en périphérie de la ville de Gaza. Les hauts murs de béton sales renvoyaient l’écho des cris des enfants dans cette ruelle qui n’avait jamais connu l’asphalte. Son sol était jonché de sacs à ordures et de vieux pneus. Malgré le froid de ce début d’hiver, Ibrahim ne possédait pour toutes chaussures que ses éternelles sandales de plastique qui, en ce moment, traînaient aux rebords des mottes de boue épaisse. Ses amis et lui portaient tous des survêtements de foot, et ils avaient les cheveux rasés des enfants des quartiers où le combat contre les poux ne s’arrête jamais.
Pour eux comme pour tout le monde, le sujet de discussion des derniers jours était celui de l’entrée imminente des Forces terrestres israéliennes dans l’enclave palestinienne rebelle. Les Israéliens avaient massé leurs chars près du Mur. Ibrahim et ses amis attendaient avec une angoisse non dite l’arrivée de véritables soldats, qu’ils verraient combattre d’homme à homme dans leurs rues et non plus comme une force lointaine et abstraite qui ne se matérialisait que par des bombes larguées du haut des airs.
Ces garçons ne l’auraient pas avoué à leurs parents, mais ce déchaînement de puissance qui tombait du ciel les fascinait et suscitait en eux une admiration secrète pour ces fils de keleb (chiens) d’Israéliens.
Une explosion – une autre – se fit entendre au loin, vers le centre-ville de Gaza.
— J’aimerais voir une explosion de près et survivre. Inch Allah !
Son cousin Mohammed avait parlé.
— Toutes ces explosions font des martyrs, rétorqua Ibrahim, le rabrouant. Qui es-tu pour vouloir célébrer ta propre vie quand les autres meurent et vont au paradis ?
Mohammed baissa les yeux sans rien ajouter.
On ne s’attardait guère dans les rues et, en cette tombée du jour, seuls quelques passants rentraient chez eux d’un pas pressé, portant des provisions ou une bombonne de gaz chèrement monnayée. Ibrahim et ses copains traînaient encore dehors malgré les objurgations de leurs parents.
Les habitants des quartiers adjacents avaient évacué leurs maisons après que l’aviation israélienne leur eut balancé des tracts les sommant de partir. Le voisinage où vivait Ibrahim n’avait pas encore eu droit à cette délicatesse.
La rumeur d’un cortège de véhicules fit courir les garçons vers l’artère principale quasi déserte. Une première jeep bondée d’hommes cagoulés – les brigades Al-Qassam – apparut au bout de la rue près de la place Al Grem, et les enfants s’élancèrent en sautant pour saluer ces combattants du Hamas, les premiers qu’il leur était donné de voir depuis le début des bombardements. Les quatre gamins scandaient « Allahu akbar ! » sur leur passage. Mais ils étaient bien les seuls à manifester ainsi, les habitants du quartier préférant rester derrière les portes closes. Une demi-douzaine de pick-ups défilèrent à pleine vitesse, chargés d’autres hommes cagoulés cramponnés à leurs kalachnikovs et à leurs lance-roquettes.
Le convoi venait de disparaître au bout de la rue quand une gerbe de feu s’éleva au même endroit. Ibrahim ressentit l’onde de choc jusque dans son abdomen. La retraite de la milice palestinienne venait de tourner court.
Ibrahim et ses copains détalèrent en sens inverse. Mais leur course fut de courte durée. En haut de la rue, ils virent surgir le bout du canon et les chenilles d’un blindé qui tourna aussitôt dans leur direction. Il était suivi d’un autre… Les enfants ne restèrent pas assez longtemps pour compter combien il y en avait. Ils se jetèrent dans une venelle transversale, en proie à la panique.
L’armée israélienne venait d’entrer dans leur quartier.
• • •
On ne dormit guère cette nuit-là dans la maison des Shalabi.
Ibrahim était finalement rentré dans le petit appartement du rez-de-chaussée où il avait subi, sans même tenter de se justifier, les foudres de son père et de sa mère.
La maison comptait deux chambres, une petite cuisine et un salon carré entouré de fauteuils. On vivait à huit ici. Neuf autrefois, c’est-à-dire avant que la photo de l’aîné, Ahmed, imprimée sur le fond vert réservé aux martyrs, ne soit hissée sur le mur du salon familial comme une bannière.
Sur le mur d’angle, au-dessus du vieux téléviseur, se trouvait un autre portrait d’Ahmed, maladroitement tracé au crayon à mine. Son visage d’adolescent flottait dans le ciel au-dessus d’Al Quds (Jérusalem) et surplombait le dôme de la mosquée Al Aqsa. Ahmed y était flanqué de la bannière ondoyante du Hamas d’un côté et du drapeau palestinien de l’autre. Cette œuvre juvénile, réalisée deux ans auparavant, était celle d’Ibrahim, qui était doué pour le dessin et la reproduction du visage humain.
L’électricité fut coupée.
Pendant des heures, couché sur le tapis élimé du salon, Ibrahim écouta le roulement métallique des blindés dans la rue, le grésillement des radios et les ordres incompréhensibles criés en hébreu… L’occupation du secteur paraissait générale. Évacuer n’était plus une option.
Ibrahim s’endormit finalement.
Il faisait encore nuit lorsqu’il fut abruptement tiré de ses rêves par de violents coups contre la porte de fer de l’entrée. Sa mère, tout habillée, qui ne s’était pas défaite de son hijab, se précipita vers la porte. Elle n’eut pas le temps de tourner la poignée que le battant sembla exploser et s’ouvrit, béant, sur les lampes frontales des soldats.
Quatre d’entre eux firent irruption dans la maison, leurs fusils automatiques braqués vers les portes latérales.
On leur cria en arabe de sortir dans la rue. Toute la maisonnée se regroupa dans le salon à la pointe des fusils d’assaut, tandis qu’on la dirigeait vers le dehors. Le père, jouant son rôle de chef de famille, se mit à insulter les soldats et fut expulsé sans ménagement. Ibrahim, qui s’était levé aussi, s’apprêtait à sortir quand il aperçut, à la lueur des torches, que l’on éclairait la photo d’Ahmed. Un soldat s’avança pour la décrocher.
— Non ! s’écria le garçon en se ruant sur le soldat pour tenter de la lui arracher.
Il fut accueilli par un violent coup de crosse sur l’épaule. Des mains l’empoignèrent, et sa mère hurla. Il fut traîné de force dans la rue et plaqué contre le mur de la maison.
Les premières lueurs du jour perçaient et Ibrahim vit que dans tout le voisinage on vidait les maisons. Son père, sa mère, ses frères et sœurs se retrouvèrent ainsi alignés, tournant le dos aux soldats. Les enfants plus jeunes pleuraient. Il pleuvait et il faisait froid. Ibrahim ressentait une douleur vive à l’épaule droite. Et il avait faim. L’attente dura ainsi une bonne partie de la matinée.
Ibrahim tournait occasionnellement la tête pour observer ce qui se passait autour de lui. Maison par maison, les soldats procédaient maintenant au contrôle d’identité des occupants. Parfois un homme était entraîné à l’écart.
Il aperçut un soldat tenant la photo d’Ahmed et un papier enroulé ; il reconnut son propre dessin. L’homme tendit ces documents à l’occupant d’une jeep militaire. Il y eut un échange en hébreu duquel émergèrent les mots « scan » et « ID », en anglais.
Peu après, un Israélien s’adressa à eux en arabe :
— Ce secteur a été déclaré zone d’opérations militaires. Vous allez être transférés dans un lieu sécuritaire, pour votre protection.
On entendit quelques rires amers à travers les jurons.
• • •
Une trentaine de personnes, tous des membres du clan Shalabi, avaient été regroupées dans la maison isolée d’un oncle d’Ibrahim, sur la route qui partait vers Beit Lahiya.
Il leur était interdit d’en sortir.
Les femmes avaient eu l’autorisation de rentrer chez elles prendre quelques provisions. Elles s’affairaient à la cuisine à préparer un repas pour tous les occupants.
Au salon, les hommes fumaient et discutaient.
D’après ce qu’Ibrahim pouvait saisir de leur conversation, ceux-ci ne donnaient pas cher du Hamas. Israël avait décidé d’en finir avec le parti islamiste qui régnait sur Gaza. Même si ses milices se préparaient depuis longtemps à un assaut majeur, elles n’avaient aucun moyen de résister.
— Un soldat israélien est mort, déclara un des oncles. Il est tombé en bas de son camion et s’est tué avec son propre fusil !
Les éclats de rire fusèrent. C’était apparemment la seule façon de voir mourir un soldat israélien.
Les funérailles palestiniennes avaient quant à elles déjà porté en terre des centaines de morts. Quelques combattants se trouvaient parmi eux. Mais c’étaient des civils pour la plupart.
Ibrahim comprenait avec déception que ces hommes n’étaient pas vraiment mécontents d’être ainsi regroupés à l’écart des combats. La vague israélienne, disaient-ils, n’allait pas durer. Mieux valait sans doute rester ici en sécurité.
• • •
Le matin du deuxième jour, des soldats vinrent frapper à la porte – plus poliment que la veille. Ils eurent quelques discussions avec des oncles d’Ibrahim et avec son père.
À la surprise générale, on comprit que c’est lui, Ibrahim, que les soldats venaient chercher.
Sa mère se mit à hurler. Le garçon était apeuré, mais il savait qu’il n’en devait rien laisser paraître. Il s’avança vers les soldats et dit à sa mère de ne pas s’inquiéter.
Il tombait une pluie froide dans les rues de son quartier, qui appartenaient entièrement aux soldats israéliens. On le conduisit vers un véhicule stationné à quelques centaines de mètres de là. Il s’agissait d’un camion muni d’une porte à l’arrière. Trois petites marches en tôle ajourée antidérapante permettaient d’y accéder.
On le fit entrer dans ce qui devait être un poste de commandement mobile. L’intérieur était rempli d’écrans et d’équipement électronique.
Un officier s’y trouvait, assis, avec un casque d’écoute sur la tête et donnait apparemment des ordres dans un micro. Il avait un nez solide, tanné comme du vieux cuir, et la lèvre inférieure proéminente. C’était un homme imposant. Il n’était pas jeune comme les autres soldats.
Cet officier se retourna, fixa l’enfant de ses petits yeux perçants, presque rieurs, et s’adressa à lui en arabe en lui demandant son nom d’une manière plutôt gentille. Puis il invita Ibrahim à s’asseoir à côté de lui.
Au bout d’un moment, il tendit le bras au bout de la table et saisit la feuille roulée sur elle-même. Il la déroula devant lui et, désignant le visage d’Ahmed, il demanda :
— Tu le connais ?
— C’est mon frère, dit simplement Ibrahim.
— Les autres ont dit que c’est toi qui l’avais dessiné. Tu as bien du talent pour ton âge. Tu sais que les musulmans ne doivent pas représenter le visage humain ?
Ibrahim ne répondit pas. Il ignorait de toute façon cette interprétation du Coran. Malgré ce que l’on disait, le rigorisme islamique n’était, chez la plupart des Gazaouis, qu’une façade.
Pour la première fois de sa vie, Ibrahim se trouvait en tête-à-tête avec un Israélien. Il avait été élevé dans la haine et dans la crainte de ces gens.
Cet homme lui parlait d’un ton avenant, presque chaleureux. En arabe de surcroît.
— Je sais bien qui est Ahmed, dit l’officier. Il était courageux à sa manière.
— C’est un martyr !
— Oui. Un martyr. Sans aucun doute.
L’officier soupira et déroula de nouveau le dessin d’Ahmed.
Au bout de ce qui ressembla à une courte méditation, l’officier déclara :
— Tu vas rester avec nous un moment.
Il s’empara d’un cahier qui se trouvait sur la table et le tendit au garçon avec un crayon à mine.
— Pour passer le temps, tu peux dessiner.
Ibrahim considéra un moment le cahier qu’on venait de lui remettre. Il l’ouvrit. Les pages étaient vierges. Il ne s’y trouvait en filigrane que des armoiries formées par un glaive, des ailes et une ancre : le symbole de l’armée israélienne. Un étrange arrière-plan pour les dessins d’un enfant de Gaza.
Le garçon passa la journée avec les militaires. Après un court séjour dans le camion du commandant, il avait été conduit dans une maison qui servait de base de repos aux soldats. Il passa le reste de la journée à dessiner et à attendre. Les Israéliens se montrèrent aimables avec lui, partageant leur nourriture et s’intéressant à ses talents de dessinateur.
En soirée, il fut enfin reconduit parmi les siens, dans la maison de l’oncle, où il fut accueilli par les exclamations et les youyous des femmes.
• • •
Le matin suivant, un dense brouillard avait pris possession des rues. Ibrahim s’était levé tôt et avait passé le temps en observant les soldats par une fenêtre et en dessinant.
Au bout d’un moment, deux soldats vinrent vers la maison, à la rencontre de ceux qui montaient la garde devant la porte. De leurs signes, Ibrahim pouvait conclure qu’on leur disait de s’en aller. Tous s’éloignèrent alors de la maison, les sentinelles comme ceux qui étaient venus les relever.
Plus loin, les jeeps se mettaient en marche et les soldats les suivaient, comme pour quitter le secteur. Ibrahim vit qu’ils se regroupaient à l’autre coin de rue.
Un homme cria dans son dos,
— Ibrahim ! Laisse cette fenêtre ! Tu veux nous attirer des ennuis ?
— Mais il n’y a plus de soldats autour de la maison. Ils s’en vont. Peut-être pourrons-nous sortir ?
— Laisse cette fenêtre tranquille et viens par ici !
Ibrahim se leva avec réticence et s’avança, traînant ses pieds nus sur le tapis.
C’est alors que le son se fit entendre. Ibrahim leva les yeux vers le plafond.
Woush…
Woush.
Il n’y a pas d’onomatopée consacrée pour ces petits frissons de l’air qui précèdent l’arrivée des roquettes. Cependant, la plupart des habitants de Gaza connaissent et reconnaissent ce bruit. Ceux qui l’ont entendu de trop près ne sont généralement plus de ce monde pour en parler. Mais il arrive, dans les explosions comme dans les séismes, des miracles. Et Ibrahim fut au centre d’une de ces improbables séquences de réactions produites par la mathématique du chaos.
Lorsque la maison explosa sous les bombes, un pan de mur bétonné qui tombait sur Ibrahim fut stoppé à cinq centimètres de sa tête par un autre débris en béton. Ibrahim resta inconscient pendant trente heures sous cet amas de ciment et de fer tordu. Il n’entendit ni l’agonie de sa mère, ni les hurlements des blessés. Ce black-out lui épargna la vision du sang des siens coulant dans une rigole au pied du porche de la maison, tout comme celle de l’alignement des corps de ses frères, de ses sœurs, de ses oncles et de ses cousins sur la rue boueuse devant les ruines.
Il se réveilla plusieurs heures après son évacuation, dans une salle commune bondée de l’hôpital Al Shifa, couché sur un lit, un tube dans une narine. À ses côtés, il retrouva le cahier de dessins qu’un secouriste avait eu la gentillesse d’emporter avec lui.