17

En poussant la porte de son appartement, Sophie Boulé laissa courir sa main dans la pénombre à la recherche de l’interrupteur quand un contact lui arracha un cri de terreur. La main qui venait de saisir son poignet la tira violemment à l’intérieur de la pièce et, après qu’on l’eut fait pivoter sur elle-même, elle se retrouva étreinte par-derrière, une main plaquée sur la bouche, réduite au silence.

— Taisez-vous.

Ces trois syllabes avaient suffi à Sophie pour comprendre à qui elle avait affaire. Il ne lui en fallait pas davantage pour reconnaître l’accent québécois. Elle était prisonnière des bras de Paul Carpentier.

— Je ne vous ferai pas de mal. Nous allons parler. Je vais vous lâcher si vous acceptez d’être raisonnable. Hochez simplement la tête si vous êtes d’accord.

Ce qu’elle fit.

Il desserra son étreinte. À son tour, il chercha l’interrupteur, le trouva et alluma.

La pièce fut traversée par quelques éclairs de néon avant de mettre à nu un minuscule salon aux murs recouverts de tissus orientaux. La décoration camouflait mal les lézardes des murs et l’indigence générale des lieux.

Sophie se retourna et toisa Paul.

— Ostie que tu m’as fait peur !

Ce tutoiement spontané le déstabilisa un instant. Il n’avait pas particulièrement envie de familiarité avec cette garce. Il la dévisagea d’un regard de pierre.

— Je pourrais vous faire beaucoup plus mal que peur. Qui vous a donné le droit de mettre votre nez dans les affaires de ma famille ?

Sophie ne répondit rien, se contentant de se mordiller l’intérieur de la joue. Elle joignit les mains devant elle pour cacher leur tremblement.

Paul explosa :

— Hé ! Réveille ! Je t’ai posé une question !

Pour une raison que seule la chimie tribale québécoise pouvait expliquer, sa résolution de la vouvoyer avait été balayée en quelques secondes.

Le visage de Sophie se décomposa et elle fondit en larmes en étouffant un juron inintelligible, visiblement destiné à elle-même.

On frappa à la porte et une voix d’homme, inquiète, se fit entendre. Un voisin de palier, de toute évidence, se demandait ce qui clochait chez sa voisine. Paul saisit le pistolet accroché à l’arrière de sa ceinture et visa Sophie, les yeux exorbités.

Hakol beseder ! Pas de problème, lança-t-elle d’une voix à la fois assurée et nonchalante, malgré les larmes qu’elle essuyait du revers de la main.

Elle lança encore quelques phrases en hébreu ponctuées d’un petit rire. De l’autre côté du battant, des pas s’éloignèrent et une porte se referma.

Devant le regard interrogatif de Paul, Sophie crut devoir expliquer :

— Je lui ai dit que nous avions eu une petite dispute, que tout était sous contrôle et que je n’étais pas en danger. C’est drôle, je croyais qu’il avait l’habitude de m’entendre crier la nuit…

Elle avait dit ça en souriant, presque timidement, ce qui n’était pas dans son arsenal habituel.

Paul esquissa aussi un sourire bref. Il comprenait intuitivement que la méthode forte et les menaces ne seraient nullement nécessaires ici ce soir. Cette fille était mûre pour parler. Il l’avait lu, comme une évidence, dans la façon dont elle le regardait désormais tandis qu’elle séchait ses pleurs.

Ignorant son arme, elle passa devant lui et se dirigea vers le coin cuisine.

— Je vais nous faire du café.

• • •

Elle lui offrit un récit complet. Sa collaboration avec la hasbara, les commandes de Daniel Shapiro des Amitiés Canada-Israël, la carrière médiatique à laquelle on la préparait, les portes qu’on lui ouvrait, l’argent qu’on lui versait. Elle avait été une bonne élève. Et voilà que tout cela semblait enfin sur le point de payer. On lui avait présenté comme un scoop tout à fait crédible l’histoire de ce Québécois flirtant avec le Hamas puis se faisant embarquer dans le soutien au terrorisme.

— C’était gros, mais c’est ce qui faisait l’attrait de la nouvelle. Je ne savais pas qu’on se servait de moi ! Je me disais, naïvement, qu’on me refilait ce scoop parce que j’avais fait mes preuves et qu’on avait confiance en moi. Crisseque j’étais cave !

Paul ne répondit pas. Ils étaient assis par terre sur le tapis du salon. Le café avait séché au fond des tasses et le cendrier était plein.

Ils sortirent prendre l’air sur la terrasse qui surplombait les toits de Kerem HaTeimanim. Au loin, la grande mosquée pointait vers les étoiles son minaret cerclé de lumière verte. La mer brillait sous l’éclat de la lune.

— Ça fait du bien d’entendre ici un accent québécois, dit-elle de but en blanc.

Paul acquiesça d’un simple sourire.

— Ta femme ne l’a pas tout à fait. Je veux dire Rachel…

— Tu la connais ? !

Sophie lui raconta.

— Comment c’était, de vivre avec une orthodoxe ? demanda-t-elle.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est facile de nous décoder, toi et moi. Ça fait deux ans que je n’ai pas mis les pieds chez nous et notre contact a été instantané. Nous sommes de la même tribu. Je me demande si les Juifs, malgré ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, ont entre eux le quart de cette facilité que nous avons de nous reconnaître et de nous lier.

— Parce que nous sommes liés ? !

Paul eut un petit rire.

— Oui.

Elle lui posa une main sur l’épaule.

— Je veux aussi aller au bout de cette histoire. Ne crains rien : ce n’est pas pour publier ni pour diffuser quoi que ce soit. Je veux comprendre la mécanique derrière ça : pourquoi et comment on m’a utilisée, et pour cacher quoi.

— Nous en reparlerons. Je vais te laisser. Il est tard.

— Pour aller où ?

— Je vais trouver.

— Mais tu peux rester ici ! Tu n’as rien à craindre. Ma maison n’est pas surveillée. Ils ne savent pas encore que je suis passée dans l’autre camp.

— C’est petit ici…

— Tu n’as qu’à partager mon lit. Je t’invite !