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Les essuie-glaces balayaient les gouttes de pluie froide qui tombaient sur les hauteurs des monts de Judée tandis que la Volvo d’Uri Elon progressait vers la Cisjordanie en direction de la jonction d’Efrat.

Rachel était perdue dans ses pensées pendant que son compagnon conduisait en silence.

Qui est cette fille ? Une amie de David, a-t-elle dit. Dis-moi, mon fils, tu ne m’avais pas dit que tu avais une amie…

Rachel sourit à cette pensée. Mais elle se rembrunit au souvenir de la déclaration de Lia : « C’est Amos qui l’a incité à faire ce témoignage sur Paul à la télévision. »

Oui, je le savais. Ou plutôt, je l’avais deviné sans oser me l’avouer.

Son crâne reposait sur l’appuie-tête et son esprit était projeté dans toutes les directions en même temps.

Cet homme, à côté de moi. Son baiser tout à l’heure… Oui, je l’ai désiré. Sinon, pourquoi serais-je allée chez lui ? Une femme ne se retrouve pas par hasard seule dans l’appartement d’un homme célibataire. Je sais que je raisonne encore comme une hassidique. Mais les lois du corps humain sont comme les lois de la physique. Toute la question est de savoir si on doit vivre dans la peur de ces lois ou plutôt danser avec elles.

— Que vous a dit cette jeune femme, Lia, exactement ? demanda Uri, la tirant de sa rêverie.

— Elle dit qu’Amos, qui est un cousin à moi chez qui vit David  je vous en ai déjà parlé –, est venu chercher mon fils chez elle ce matin. Il faut croire qu’il avait passé la nuit avec elle… Son oncle est venu avec d’autres sentinelles de la colonie, avec des armes, chercher David.

— Pour l’emmener où ?

— Selon elle, ils sont partis chez Amos. Mais celui-ci ne répond pas à mes appels. Pas plus que David.

— Pourquoi ne voulez-vous pas appeler la police ?

— Nous verrons là-bas après avoir parlé à Lia. Elle nous attend près de la barrière de l’enceinte de la colonie.

La voiture avait pénétré en territoire palestinien occupé et arriva rapidement en vue de la jonction d’Efrat, près des grandes zones de peuplement juif. Karmé Tsour n’était plus qu’à une dizaine de minutes.

La Volvo suivait une jeep militaire israélienne. Le long de la route, de jeunes Palestiniens marchaient, le capuchon de leur kangourou relevé sur la tête pour se protéger de la pluie fine.

Tout paraissait sinistre. Les éclaboussures de boue sur les murs des maisons, les démarches fatiguées des passants, les lézardes sur le minaret d’une petite mosquée. Rachel réalisa que c’était près d’ici qu’elle avait reçu des pierres en conduisant.

Uri, elle le voyait bien, conduisait nerveusement depuis qu’ils étaient entrés en territoire occupé. Serait-il le genre d’homme capable de la protéger ?

Je ne sais pas où tu es, Paul. Mais en ce moment, je voudrais que tu sois avec moi. Oui. Tellement. Mon amour.

• • •

David était retenu au sous-sol de la maison de son oncle dans une garde-à-vue improvisée. Au pied des marches, Israël, l’homme de main d’Amos, était assis, son fusil posé sur les genoux, lui interdisant l’accès vers la sortie.

Amos se trouvait au rez-de-chaussée, et David pouvait entendre qu’il parlait au téléphone en faisant les cent pas. Il ne pouvait saisir exactement ce qu’il disait, mais il allait de soi qu’il était question de lui.

À qui se rapportait-il ?

Les pensées de David se concentraient cependant surtout sur la table d’ordinateur qui se trouvait de l’autre côté de la grande pièce. Il s’agissait de sa propre table de travail. Visiblement, quelqu’un d’autre s’y était installé depuis son départ. Sans doute son oncle avait-il passé une partie de la nuit à fouiller son ordinateur et à enquêter sur la provenance de la vidéo compromettante qui lui avait été envoyée.

Cette table comportait un tiroir, sur le côté gauche. Et, dans ce tiroir, l’arme. Le revolver que lui avait donné Amos. Et dont il ne s’était jamais servi.

• • •

Amos avait le combiné collé à l’oreille et parlait avec animation avec le Canada, là où il avait tiré Saul Hoffman du lit.

Amos sentait bien que son ascendant sur son neveu s’était évanoui en quelques heures fatidiques. Cette rupture lui brisait le cœur et mettait à l’épreuve son sens de la mission. David avait été sa recrue. Il avait pratiquement été son fils spirituel. Et voilà qu’il le trahissait à cause de cette fille.

Mais il lui fallait mettre ses sentiments de côté et revenir aux enjeux stratégiques de l’affaire.

C’était Saul Hoffman qui lui avait demandé d’inciter David à dénoncer son père. Hoffman était un des plus grands partisans du mouvement des colons au Canada. Hoffman qui, à l’autre bout du fil, avait repris ses esprits et semblait mesurer la gravité de la situation.

— Il menace de revenir publiquement sur sa déclaration au sujet de son père, expliquait Amos, et de déclarer qu’il a été manipulé. Bref, de remuer une eau qu’il vaut mieux laisser dormir.

Le Canadien lui promit d’agir vite et de prendre contact avec les bonnes personnes en Israël pour qu’elles viennent le seconder. Mais il devait à tout prix garder David jusque-là.

Non, il ne lui serait fait aucun mal, promit Hoffman.

• • •

Rachel repéra Lia de loin, alors que celle-ci faisait les cent pas sur le bord de la route, les bras croisés, un tricot de laine rose sur les épaules, les cheveux en bataille et apparemment très absorbée par ses pensées.

Celle-ci releva brusquement la tête en entendant arriver leur voiture et leva le bras pour se signaler, ses yeux vifs cherchant à reconnaître Rachel à travers le reflet du pare-brise.

La Volvo s’immobilisa à côté d’elle et Lia monta à l’arrière, sans même attendre qu’on l’y invite.

Elle expliqua rapidement la situation. Son documentaire, l’extrait de film sur Amos, qu’elle avait fait voir à David et qui avait déclenché la crise.

— Les hommes d’Amos ont pris mon ordinateur et mes cartes numériques de tournage, dit Lia en se prenant la tête. C’est sûr qu’ils ont tout détruit à l’heure qu’il est.

Elle sentit la main de Rachel se poser sur la sienne.

— Je suis désolée, Lia.

Cette marque d’empathie, au moment où son fils devait occuper toutes les pensées de Rachel, la toucha.

— Il faut s’occuper de David !

Leur voiture n’eut aucune difficulté à pénétrer dans la colonie. Lia y habitait et elle pouvait y faire entrer ses invités quand elle le voulait. Le garde armé se contenta de scruter leurs visages, ne leur posa pas de questions et fit rouler la grille électrique sur le côté pour les laisser entrer.

— Les gardiens sont avec Amos, dit Lia, une fois à l’intérieur du yeshouv. Celui-ci est sans doute déjà en train de le prévenir de notre arrivée.

Cette prédiction se vérifia dans les minutes qui suivirent ; ils aperçurent Amos qui les attendait sur le seuil de sa maison.

Uri arrêta la voiture et tous trois descendirent.

Lia et Uri restèrent en retrait quand Rachel fit les premiers pas vers la maison.

— Où est David ?

— Rassure-toi, Rachel. Il est à l’intérieur et il va bien.

— Alors, dis-lui de sortir.

— Laisse-moi te parler un instant. David traverse une crise mais il est, dans son âme, crois-moi, un sioniste authentique. Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal, je ne veux que l’empêcher de se faire du mal. Il a besoin de reprendre ses esprits, de se recentrer… Je viens de parler avec de bons amis au téléphone. Avec ton accord, je peux l’envoyer dans un camp préparatoire à l’armée que nous avons en Samarie. C’est une retraite parfaite pour les jeunes de son âge qui sont chozer le shééla  passés du côté des questions.

Amos avait sciemment utilisé l’expression juive consacrée pour désigner ceux qui, temporairement veut-on croire, s’éloignent de la foi. Une expression que Rachel avait si souvent entendue à son propre sujet…

— Oui, un camp d’embrigadement sioniste religieux, coupa Uri Elon qui, pour la première fois, se mêlait à la conversation. J’ai entendu parler de ces camps où on prépare les jeunes à refuser d’obéir si, un jour dans l’armée, on leur ordonne d’évacuer les colons.

— Mais qui est ce type ? demanda Amos en dévisageant le journaliste du Haaretz d’un air ahuri.

Rachel ne prit pas la peine de répondre et fonça vers la maison.

Amos ne put que s’écarter et la laisser passer.

— Uri et Lia, ordonna Rachel, attendez-moi ici.

Elle entra, son cousin sur ses talons.

Lia partit à pied sans dire où elle allait.

Uri resta seul, debout entre sa voiture et le lieu du drame qui allait inévitablement se dérouler derrière cette porte close.

• • •

— David !

— Maman ? !

Rachel dévala les marches et tomba sur Israël, le milicien armé. Elle se retourna et fit face à son cousin, hors d’elle-même.

— Ainsi, Lia a dit vrai : tu détiens mon fils prisonnier !

— Je vais t’expliquer…

À son tour, Amos se retrouva immédiatement au bas de l’escalier.

— Il n’y a rien à expliquer. David, tu viens avec moi !

Israël s’interposa. Il avait une carrure énorme et braquait cette fois son arme sur David, prêt à obéir à Amos.

Rachel se retourna vers son cousin et le regarda droit dans les yeux. Son regard semblait capable de mettre le métal en fusion, mais sa voix se fit calme et glaciale lorsqu’elle demanda :

— David ?

— Oui, maman.

— Est-ce vrai que c’est Amos qui t’a incité à donner cette entrevue au sujet de ton père ?

— … Oui, maman.

Une violente gifle atteignit Amos en plein visage.

Sa tête avait à peine amorcé son retour en position normale qu’une autre frappe l’atteignit, du revers de la main, déclenchant un saignement de nez.

Israël, le colosse, saisit le bras de Rachel par-derrière. Celle-ci commença à se débattre furieusement.

— Arrêtez !

Ils se retournèrent tous vers David, qui venait de crier et tenait le revolver bien en ligne avec la tête d’Israël.

— Jette ton fusil.

L’autre lança un coup d’œil en direction d’Amos qui baissa les paupières en signe d’acquiescement. David les fit s’écarter vers le centre de la pièce. Il poussa sa mère vers les marches et se baissa pour ramasser l’arme du milicien.

— Monte, maman !

Rachel lui obéit.

La mère et son fils débouchèrent dehors devant Uri qui parut secoué de voir David surgir avec un pistolet et un fusil semi-automatique dans les mains.

— Partons vite ! lui intima Rachel.

Mais au même moment, une voiture débouchait en trombe au bout de la rue. C’était une grosse cylindrée Pathfinder noire. Elle vint s’arrêter devant eux. Lia était au volant.

— Monte avec moi, David ! Ils ne te laisseront pas sortir à la grille.

— Et ma mère ?

— C’est toi qu’ils veulent ! Vite !

Amos sortait de la maison.

David eut un coup d’œil pour sa mère. Le temps d’y lire son approbation.

Il monta à côté de Lia et vit Amos qui parlait dans un walkie-talkie. Lia embraya et accéléra violemment. Dans l’habitacle, le bip indiquant que les ceintures de sécurité n’étaient pas attachées créait un bruit affolant. Mais il n’y avait pas de temps à perdre.

Le Pathfinder avait atteint une vitesse folle pour ce quartier résidentiel. Deux femmes poussant des landaus se rangèrent en courant sur le côté de la rue en le voyant venir sur elles et hurlèrent à son passage.

À l’intersection, Lia et David virent arriver vers eux par la droite un pick-up au pare-brise grillagé, des phares vissés sur le toit, qui fonçait vers eux à vive allure. Un véhicule de la milice locale.

Lia coupa sur sa gauche dans un crissement de pneus. Elle roulait à tombeau ouvert vers le bas de la pente.

— Où va-t-on ? cria David.

— Chez les Palestiniens !

— Quoi ? !

Lia regardait dans le rétroviseur le pick-up qui s’approchait. Le bip était obsédant. Elle poussa l’accélérateur au plancher.

— David, écoute-moi. Nous n’avons pas le temps de discuter. Quand nous serons à la clôture, dès que tu le pourras, cours à travers les oliviers vers Beit Ommar, chez les Palestiniens. Laisse tes armes dans la voiture. Tu n’en auras pas besoin là-bas.

— Mais comment vais-je passer la clôture ?

— J’ai mon idée.

Le véhicule quitta la rue asphaltée et emprunta un mauvais chemin de pierre qui dévalait la colline en pente abrupte. Le Pathfinder s’affaissa dans une ornière avant de rebondir de manière spectaculaire sur une bosse, retomba dans un bruit de douleur métallique avant de frapper une autre bosse, puis se mit à danser sur le sentier, manquant de se renverser.

— On y arrive ! cria Lia par-dessus l’alarme de l’habitacle.

Ils passèrent sous un mirador militaire inoccupé. La clôture métallique qui encerclait la colonie était en vue.

— À Beit Ommar, demande Amir Moussa. Amir Moussa. C’est mon ami. C’est lui qui a filmé les images de ton oncle. Il t’aidera.

Le Pathfinder arrivait devant la clôture. Lia ne ralentit même pas et fonça à toute vitesse dans l’obstacle. La clôture se renversa sous l’impact et le 4x4 s’immobilisa violemment contre les pierres de l’autre côté.

— Vas-y ! Cours !

David hésita une seconde puis ouvrit la portière, sauta au-dehors et enjamba les barbelés écrasés par les pneus avant de se retrouver sur la terre rocailleuse de l’oliveraie. Derrière lui, le pick-up venait de s’immobiliser à son tour, et il entendit les portières s’ouvrir et les occupants lui crier après.

Puis, la voix de Lia qui criait :

— David ! Enlève ta kippa !

Lia, sortie à son tour, regardait courir son ami, son amoureux qui arrachait la kippa de sa tête et fonçait à travers les oliviers vers le village palestinien, libre et, surtout, libéré. Cette image, elle le savait, resterait pour toujours dans sa tête et dans son cœur comme le souvenir d’un de ses plus grands accomplissements.