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L’entrevue accordée par le ministre Peter Craig à la télévision israélienne touchait à sa fin quand l’animateur, Aaron Liel, lui demanda, incisif :

— Votre gouvernement ne parle jamais des colonies israéliennes. Est-ce à dire que vous êtes résignés à la permanence du peuplement juif dans les territoires occupés ?

— Nous n’appuyons pas la construction dans les territoires disputés, Aaron. Mais nous nous refusons à revenir continuellement sur ce sujet. Nous trouvons plus important de condamner le fait que les écoles palestiniennes prônent la destruction du peuple juif, tandis que de nombreux accusateurs dans le monde préfèrent lancer la pierre aux Juifs parce qu’ils construisent des maisons pour leurs enfants.

Les journalistes canadiens qui visionnaient l’entrevue dans une salle attenante échangèrent des regards entendus. La phrase se retrouverait dans les bulletins et les journaux au Canada.

— Intéressant de constater que c’est une des phrases préférées dans les discours des colons, persifla Derek Common, le corres­pondant de CBC à Jérusalem.

Peter Craig se levait pour quitter le studio.

Les journalistes furent priés de sortir.

Dehors, des agents de sécurité scrutaient les abords de l’édifice, là où attendaient les limousines réservées aux VIP de la délégation ministérielle. Deux minibus destinés aux journalistes et au reste du contingent étaient parqués juste derrière. Chacun avait repris sa place à bord.

Il ne manquait que le ministre et sa garde rapprochée.

Celui-ci se pointa enfin à la sortie, serrant la main de quelques dignitaires de la station, suivi par la caméra que les différentes chaînes canadiennes avaient mise en commun pour couvrir les déplacements de la journée.

Au moment où Peter Craig posait le pied dehors, deux agents se ruèrent sur lui et le repoussèrent à l’intérieur de l’édifice.

Ce fut le brouhaha dans le minibus. Les journalistes avaient tout vu. Ils se précipitèrent dehors mais furent à leur tour cernés par des agents qui leur ordonnèrent de se planquer à l’intérieur de l’édifice.

— Vite ! C’est une alerte de sécurité !

Les journalistes étaient peu enclins à discuter de la pertinence d’une alerte décrétée par des professionnels israéliens. Comme tous les autres membres du groupe, ils se ruèrent vers le hall d’entrée.

À l’intérieur, ils furent dirigés vers une salle de conférence. Certains eurent le temps d’apercevoir le ministre, empoigné solidement par deux colosses, et que l’on entraînait vers les entrailles de l’édifice. Dehors, des sirènes se rapprochaient.

Il régnait dans la salle de conférence une confusion générale. S’y mêlaient l’excitation et une bonne dose d’inquiétude.

Un des hommes de la sécurité éleva alors la voix et tous se turent.

— Ceci est une alerte de sécurité ! Nous vous demandons de rester calmes et de demeurer ici, dans cette pièce, jusqu’à nouvel ordre. C’est une situation très sérieuse ! Votre vie n’est pas en danger, mais nous devons nous assurer que le périmètre autour est sécurisé avant de vous permettre de sortir.

— Qu’est-ce qui se passe ? osa demander une voix.

— Je ne peux rien vous dire maintenant. Quelqu’un viendra vous donner des explications le moment venu.

• • •

Lorsque ce moment vint enfin, les journalistes présents comprirent qu’ils ne perdraient pas leur temps à accompagner le ministre vers son souper officiel. Ils avaient des tâches autrement plus urgentes à exécuter.

Peter Craig, malgré son retard sur l’horaire, improvisa une mêlée de presse pour leur parler brièvement à la lumière des événements qui venaient de se produire.

Les services de sécurité israéliens  « qui sont quand même les meilleurs au monde avec ceux du Canada ! » trouva-t-il le temps d’ironiser  avaient déjoué une tentative d’attentat contre lui. On n’avait pas d’informations plus précises à communiquer sur ce fait aujourd’hui mais, oui, il avait été mis au courant de menaces contre lui à son arrivée en Israël. La sécurité avait été renforcée en conséquence, et avec raison  la preuve venait d’en être faite. L’alerte avait été donnée parce qu’on avait signalé la présence, à proximité, d’un suspect lié à ces menaces. Le suspect était activement recherché, mais on ne pouvait en dire davantage à ce stade.

— Nous vous tiendrons informés de tout développement. Merci, conclut Peter Craig avant de se dépêcher à prendre place sur la banquette arrière de sa limousine.

Rentré à l’hôtel avec la presse, l’attaché du ministre, Nigel Strong, prit en aparté son ami Derek Common.

Dans l’heure qui suivit, le journaliste de CBC conclut ainsi son reportage, devant les ombres et les lumières dramatiques de la façade du King David :

« Selon des sources proches de la sécurité intérieure israélienne, l’homme recherché serait un Canadien.

« Derek Common, CBC-News, Jérusalem. »

• • •

— Les Palestiniens ont dansé dans le camp de Jabaliya…, murmura Sophie en conduisant à travers la plaine agricole de Galilée.

— Quoi ?

— Je repense à cette phrase que m’a dite Moshe Ayalon et qui prend désormais tout son sens. Des Palestiniens avaient célébré l’attentat kamikaze qui a coûté la vie à son fils. À ses yeux, ils étaient tous coupables. Cet homme obsédé par les concepts de punition et de vengeance chez les Arabes a donc choisi d’adopter ce qu’il déplorait dans leur culture.

Depuis qu’ils avaient pris la route, Paul ne cessait de ressasser les éléments épars qu’il avait glanés depuis le début de cette affaire.

Une ONG, Myosotis, avait enquêté sur le massacre de la famille Shalabi à Jabaliya. Pierre Boileau avait soutenu cette enquête en la subventionnant et il avait été la cible d’attaques administratives intenses pour ça. Paul se demandait depuis le début ce qui avait finalement scellé son sort. Qu’avait-il appris en cours de route qui avait précipité la décision de l’éliminer physiquement ?

Personne n’avait jusque-là établi le lien entre l’identité du kamikaze, Ahmed Shalabi, et la famille bombardée de Jabaliya. Il faut dire que le nom des kamikazes de l’Intifada n’était que rarement rapporté et jamais publicisé. Boileau avait-il découvert cette identité, comme Sophie venait de le faire, et saisi qu’il s’agissait du mobile du général Moshe Ayalon ?

— Je ne comprends pas, commença Paul. Si Pierre Boileau avait découvert ce lien, ne l’aurait-il pas révélé à son alliée chez Myosotis, Amanda Speer ? Celle-ci n’en a jamais fait état.

— Bizarre en effet. Mais toi-même, tu as été leur cible. Je crois que peu importe jusqu’où Boileau, Speer ou toi aviez réussi à vous rendre dans l’enquête, vous étiez devenus une menace trop grave pour Ayalon et pour ceux qui le protègent.

— J’ai une très mauvaise nouvelle à t’annoncer.

Elle se retourna vers lui, pas trop certaine du sérieux de ce qu’il s’apprêtait à lui dire.

— Toi aussi, tu fais désormais partie de leur liste noire.

• • •

Ils arrivaient en vue de Nazareth. Encore une heure et ils seraient dans le Golan.

Au volant, Sophie Boulé, comme toute bonne Israélienne, ouvrit la radio pour le bulletin de nouvelles du top de l’heure.

Paul somnolait sur le siège du passager. La radio le réveilla.

Puis, la nouvelle tomba.

— Ça alors ! s’écria Sophie.

Paul, dont l’hébreu était rudimentaire, n’avait pas compris, sinon qu’il était question du Canada.

— Il y a eu une tentative d’assassinat aujourd’hui, contre Peter Craig, à Jérusalem !

S’ensuivit une discussion à bâtons rompus entre les deux sur le caractère fantastique de cette nouvelle.

— C’est tout de même étrange, analysa Paul. Je sais bien que l’image du Canada est ternie aux yeux des Palestiniens. Mais de là à exciter l’imagination des extrémistes et à faire de son ministre des Affaires étrangères une cible ? Ça ne me paraît pas réaliste…

— Non ? Alors imagine qu’un loup solitaire, un Canadien fou converti à l’islam, décide de porter son bras vengeur sur un des sionistes chrétiens qui gouvernent son pays.

Paul se retourna brusquement vers elle.

— Je crains que ceux qui protègent Ayalon ne viennent de se donner un permis de tuer. Un permis de tuer Paul Carpentier.