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Le sommeil ne venait pas.

Trop d’événements, trop d’émotions, il semblait à David que sa vie et les certitudes qu’il avait fait siennes avaient été passées à la déchiqueteuse. À commencer par celle du danger de se trouver ici, dans une maison palestinienne, en tant que juif. Il était non seulement vivant, il avait aussi été accueilli en invité de marque.

Bien sûr, le fait d’avoir été un fugitif de Karmé Tsour et d’avoir été vu s’échappant avec, à ses trousses, des miliciens de la colonie l’avait d’emblée rendu sympathique.

Le grabuge créé par sa fuite, la clôture abattue par le Pathfinder, tout cela avait attiré l’attention de fermiers qui se trouvaient à proximité dans leurs champs. Des shababs (gamins) avaient couru vers lui en lançant des pierres dans sa direction, mais un paysan était aussitôt intervenu pour les arrêter et lui avait fait signe d’avancer. David avait obéi, les mains dans les airs, et l’homme et d’autres curieux qui s’approchaient se mirent à rire de le voir s’avancer dans cette posture. Il comprit qu’il se couvrait de ridicule. Il baissa les bras puis, parvenu près d’eux, se mit aussi à rire, quelque peu gêné.

Au bout de quelques minutes, il finit par leur faire comprendre qu’il cherchait un certain Amir Moussa quand, contre toute attente, celui-ci se présenta sur les lieux comme par magie. Il avait été prévenu par Lia et avait accouru.

Amir Moussa était à peine plus vieux que lui  vingt ans environ  et il parlait un anglais correct. Il traduisit pour les autres villageois présents le récit que David lui fit de sa fuite, aidé par Lia. Ce récit provoqua l’hilarité générale, certains ne manquant pas de mimer, pour ceux qui venaient de se joindre à eux, l’arrivée de David mains en l’air.

Le jeune Palestinien l’invita chez lui et ils se rendirent à sa maison, en bordure du village, entourés d’une procession d’enfants qui dansaient et riaient.

Par la suite, David était passé d’une surprise à l’autre.

Les parents d’Amir, de modestes paysans, l’avaient invité à rester chez eux, la mère se lançant dans la préparation d’un véritable banquet.

Le bruit de sa présence avait couru et des amis d’Amir et de sa famille y avaient trouvé un prétexte pour passer à la maison, si bien qu’une quinzaine de personnes s’y étaient retrouvées à table pour partager un repas gargantuesque fait de poulet rôti, de taboulé, de salades aux concombres et tomates, d’olives, de houmous et d’une quantité impressionnante de marinades.

David, au centre de toute cette attention, se sentait intimidé.

Un homme lui posa une question qu’il ne comprit pas.

— Il demande si tu es juif, dit Amir.

David sentit tous les regards se poser sur lui.

— Oui, dit-il sans attendre, mais avec le sentiment de faire un aveu difficile.

Il y eut un silence autour de la table. Puis une nouvelle question.

— Il demande où est ta kippa. Tu n’as rien sur ta tête…

David hésita un instant, puis la sortit de la poche arrière se son pantalon, là où il l’avait mise pendant qu’il courait.

Ensuite, se surprenant lui-même par son audace, il la déplia avec soin et la posa sur sa tête.

Une femme poussa un cri. David se dit qu’il était allé trop loin.

Puis la femme se mit à applaudir, bientôt imitée par plusieurs. Tout le monde se lança dans une discussion animée.

David eut le sentiment qu’ils voulaient le prendre à témoin de leur cause, comme s’ils voyaient en lui une sorte d’ambassadeur de leur vérité.

Un homme tout ridé coiffé d’un bonnet de laine se lança dans une tirade politique appuyée par force grands gestes, frappant l’intérieur de sa paume ouverte avec l’index de l’autre main pour marquer chaque point de son argumentation. Amir traduisait à mesure.

Il lui dit que Beit Ommar faisait partie du mouvement des villages pratiquant la résistance non armée contre l’Occupation. Chaque semaine, on manifestait. Le prix à payer, pour la population, était un harcèlement constant par l’armée. Celle-ci multipliait les raids et les arrestations dans le village, à toute heure du jour et de la nuit, la nuit de préférence. Tous ceux qui se mobilisaient pour manifester chaque semaine contre la présence des colons sur les terres du village étaient sujets aux arrestations, et plusieurs effectuaient de longs séjours en prison. Même les enfants étaient arrêtés et condamnés.

Bientôt le débat s’engagea entre deux hommes, le premier brandissant à tout bout de champ l’index vers le ciel (vers Allah ?), tandis que l’autre agitait sa main devant lui, les doigts joints, pour lui intimer d’attendre un instant et de l’écouter.

David, qui les observait avec amusement sans comprendre, sentit une bouffée d’exaltation monter en lui. Découvrir qu’il pouvait ainsi se trouver parmi des Arabes, en plein territoire palestinien, seul de son camp et se proclamer juif le remplissait de chaleur et de fierté. La chaleur de se sentir bienvenu et accepté. La fierté de savoir que peu des siens pourraient même imaginer vivre une pareille scène.

Et il prit soudainement conscience qu’il avait envie de raconter tout cela à nul autre que son père.

Amir lui avait prêté sa chambre pour la nuit. Avant de le laisser seul, il avait dit :

— Elle est belle, Lia.

— Oui, dit David qui sentait que l’autre lisait en lui. Tu la connais bien ?

— Je ne l’ai jamais rencontrée. Nous sommes amis par Facebook. Et par Skype. Elle est Israélienne. Donc, c’est contre la loi, pour elle, de venir ici. Comme pour toi.

Le jeune Palestinien lui raconta comment il avait tourné les images du vandalisme perpétré par Amos et sa bande de jeunes fanatiques. Après que Lia l’eut prévenu, il s’était caché dans une remise d’outils agricoles et il y avait passé la nuit au milieu des râteaux et des pioches. Il avait fini par s’endormir et s’était fait réveiller, à la barre du jour, par les voix des voyous qui préparaient leur méfait juste sous la fenêtre de sa cachette.

— Lia m’a demandé de ne pas envoyer le film à B’Tselem tout de suite. D’attendre qu’elle le diffuse dans son documentaire.

— B’Tselem ?

— Ce sont des Israéliens qui aident les Palestiniens à dénoncer les crimes commis sous l’Occupation.

David se sentit un peu honteux de tout ignorer de cette organisation israélienne, alors que ce jeune Palestinien la connaissait.

— Beaucoup d’Israéliens viennent ici pour nous aider et nous soutenir, poursuivit Amir, ce qui constituait un autre motif d’étonnement pour David.

— Je crains qu’il n’y ait plus de documentaire pour Lia, dit-il à regret. Ses films ont été détruits par mon oncle.

— Que devrais-je faire de ces images ?

Cette question plaça David devant une responsabilité qu’il n’avait pas anticipée. Il hésita.

— Attends, finit-il par dire. Fais-moi parvenir le fichier par courriel, ainsi je pourrai récupérer la copie. Après, j’en discuterai avec Lia et nous verrons ce qu’il convient de faire.

Ils échangèrent leurs adresses.

• • •

Couché sur le dos, David tentait d’assimiler tous les bouleversements des dernières quarante-huit heures.

Un rai de lumière blanche apparut sur le mur de la chambre.

Il entendit le bruit d’un véhicule. Puis de plusieurs. Ils approchaient et leurs phares en mouvement faisaient danser la lumière sur le mur. Le flash d’un gyrophare s’ajouta bientôt à la danse et il entendit les véhicules s’arrêter. Des portières claquèrent.

David se leva. S’approchant de la fenêtre, il entendit le bruit des radios et des ordres que l’on criait. Il ne pouvait plus douter : on criait en hébreu. Dans la maison, tout le monde s’éveillait. Des coups violents furent frappés contre la porte de fer.

David se précipita hors de la chambre. C’est Amir qui alla ouvrir. Il se retrouva avec le faisceau d’une torche électrique en plein visage, fut projeté vers l’intérieur et dut laisser les soldats entrer. David à son tour fut aveuglé par la lumière crue. Il n’avait pas mis son pantalon et se sentit agressé par cette intrusion.

Une demi-douzaine de soldats se trouvaient maintenant à l’intérieur, les aveuglant et leur criant en arabe de rester calme.

— Où est David ? ! lança un des soldats, sans doute leur officier.

Les regards se tournèrent vers lui. L’officier s’avança :

— David Carpentier-Mendelsohn ?

— Oui, c’est moi…

— Vous allez venir avec nous.

— Pourquoi ?

— Vous ne pouvez pas discuter. Vous êtes en état d’arrestation.

— Moi ? Mais pourquoi ? !

— Vous vous trouvez en zone militaire de catégorie A. Les Juifs n’ont pas le droit de pénétrer dans ces zones. Mettez un pantalon et suivez-nous.