La galerie d’art Mohammed-Klein avait bien fait les choses, remarqua Uri Elon en apercevant la faune telavivienne bigarrée qui se pressait à l’entrée de l’exposition. Il reconnut les pique-assiettes attitrés et autres habitués des mondanités de l’art. D’autres critiques et des galeristes arrivaient aussi, signe qu’il ne fallait pas rater le vernissage de Rachel Mendelsohn.
La galerie était ouverte sur la rue par une grande porte de garage : la salle d’exposition, bondée de monde, avait été aménagée dans un ancien hangar industriel. Les œuvres de Rachel, toutes très grandes, étaient suspendues par des chaînes aux rails d’un vieux pont roulant. Ainsi exposées, elles offraient un contraste frappant de vie et de sensualité dans ce décor rude et métallique.
Uri Elon saisit au passage un verre de shiraz sur un plateau et se laissa porter par le mouvement vers le fond de la salle.
Il aperçut de loin Rachel, accompagnée des associés arabe et juif de la galerie, qui recevaient ensemble les éloges.
Uri ne l’avait encore jamais vue rayonner autant.
Tout partait de ses yeux, noirs et violacés, qui se posaient avec une même intensité sur chacun de ceux qui venaient vers elle pour l’embrasser. Elle avait fait tenir, par on ne savait quel subterfuge, des fleurs blanches dans ses cheveux toujours dénoués mais ce soir plus volumineux et dansants que dans son souvenir ou ses fantasmes. Ses épaules étaient nues, et sa peau, d’une pureté presque juvénile. Un petit grain de beauté au-dessus de son sein droit accueillait les regards. Et son corps se moulait dans une robe fourreau grise satinée.
Il se glissa vers elle à travers les invités. Elle sembla vraiment émue en l’apercevant.
— Uri !
Il l’enlaça et elle se serra contre lui.
Il était si fou de désir qu’il dut se faire violence pour ne pas, devant tout le monde, laisser courir ses mains sans retenue sur sa peau lisse d’où émanait un parfum de violettes et de musc.
— Ce parfum devrait être interdit par la Convention de Genève ! lança-t-il, provoquant un rire gai chez Rachel.
Uri laissa son bras entourer sa taille et elle ne résista pas à ce geste de possession publique.
— Uri, vous connaissez Sultan ?
— Bien sûr que oui ! dit le critique d’art en laissant Rachel pour donner l’accolade à Sultan Mohammed, un des deux propriétaires de la galerie.
Son partenaire et conjoint, Aaron Klein, se rapprocha pour lancer à Rachel :
— Ma chérie, le ministre de ton pays vient d’arriver !
Rachel ne cacha pas sa surprise.
— Je ne croyais pas qu’il allait venir, dit-elle à l’intention d’Uri.
— Moi non plus. J’aurais parié qu’il annulerait.
Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Peter Craig fendait la foule vers eux, encadré de deux gardes du corps et suivi de quelques membres de sa délégation.
Parvenu devant Rachel, le ministre eut des mots d’usage pour la féliciter et lui dire combien il appréciait cette manifestation du rayonnement canadien en Israël.
— Merci, monsieur le ministre. Mais je dois vous parler de mon conjoint qui est, à tort, accusé de crimes de toutes sortes.
Rachel se lança dans un plaidoyer pour la réputation de Paul.
— Une campagne de calomnies a été lancée contre lui par je ne sais qui.
Peter Craig feignit la surprise.
— Paul Carpentier n’est pas l’homme que l’on décrit dans les médias, continua Rachel. Il n’est pas plus fou qu’antisémite. Je suis juive et il est le père de mon fils, et jamais il ne participerait à une conspiration contre un ministre de son pays…
Craig l’arrêta d’un geste de la main. Il se retourna, l’air franchement préoccupé, vers Ronit Fogel qui se tenait derrière lui.
— Ronit ?
Le ministre fit les présentations.
— Madame Mendelsohn, expliqua Craig à Ronit, s’inquiète de la justesse des informations de la sécurité israélienne à propos de cet homme qui, à ce qu’on a dit, me voudrait du mal…
— Je ne connais pas les détails, mentit Ronit Fogel, affichant une naïveté étudiée.
— Le gouvernement canadien voudra certainement que l’on valide les allégations à propos de monsieur Carpentier et qu’un examen très strict des renseignements soit effectué.
— Puis-je suggérer que vous abordiez directement la question demain lors de votre rencontre avec le ministre de l’Intérieur ? Je suis certaine qu’il prendra cette requête très au sérieux.
— Nous le ferons. Très certainement. Merci, Ronit.
• • •
Le sherout, un minibus collectif en provenance de Nazareth, déposa Paul devant la vieille gare d’autobus de Tel-Aviv, où il fut accueilli par une puissante odeur d’urine. Il se mit à marcher vers les rues défoncées et mal éclairées du quartier Florentin.
La partie, pour lui, était terminée.
Telle était la conclusion à laquelle il était parvenu. Ce long voyage en bus lui avait permis de sonder la profondeur de l’impasse où il se trouvait.
Il comprenait surtout à quel point il avait perdu de vue aussi bien les motivations qui lui avaient fait accepter cette mission folle, proposée par Sarah Steinberg, une femme aujourd’hui disparue, que l’intérêt même de mettre au jour un crime de guerre, tel que l’avait voulu son ami Pierre Boileau. La quête initiée par Myosotis n’était pas la sienne. Cette guerre n’était pas la sienne.
« Pourquoi s’éterniser à disséquer tel ou tel geste commis au cours de la guerre ? »
Abu Al Ghoul, le guerrier du Hamas qui lui était venu en aide, avait peut-être raison.
Au bout de la rue Jaffa se trouvait le quartier général de la police. Paul y entrerait et se constituerait prisonnier. Il répondrait à toutes leurs questions et leur abandonnerait la suite des choses. Il éprouvait une petite satisfaction à la pensée que ses ennemis, qui avaient tout prévu sauf ce scénario, seraient bien embêtés de devoir gérer un prisonnier qu’ils auraient vraisemblablement préféré voir mort.
Mais il devait encore faire une chose avant de se livrer.
La galerie. L’exposition. Ce soir avait lieu le vernissage de celle à qui il allait dire adieu.
Paul arriva bientôt en vue de la galerie Mohammed-Klein. Il se trouvait encore à bonne distance lorsqu’il se mit à ralentir le pas.
Il avait pensé tout d’abord arriver simplement et se présenter devant Rachel. Mais maintenant qu’il s’approchait, il sentait monter en lui une anxiété grandissante, un trac paralysant. Et surtout, il avait honte.
Il avait honte de tout, à commencer par la destruction du Temple de David. Il avait honte aussi de sa propre fuite, d’être parti et d’être resté si longtemps sans donner de nouvelles.
Mais il lui fallait y aller.
Il s’arrêta soudain.
Cette fois, ce n’était pas sa peur de lui faire face qui l’avait freiné.
Il venait d’apercevoir deux silhouettes dressées à l’entrée de la galerie. Deux hommes qui semblaient occupés à scruter les visages de tous ceux qui y entraient et en sortaient. Des agents de sécurité. Pourquoi ici ?
Affectant une démarche décontractée, il vira à l’angle d’une rue perpendiculaire et commença à s’éloigner quand une voix, dans son dos, l’arrêta net.
— Monsieur Carpentier ?
Une voix de femme.
• • •
— Tu m’as mis dans une position absurde, grommela Peter Craig à l’oreille de Ronit Fogel alors qu’ils s’éloignaient de Rachel.
— Au contraire, Peter. Tu t’en es très bien tiré et, surtout, tu as affiché ta considération pour les arguments de Rachel Mendelsohn. S’il arrivait quelque chose de fâcheux à Paul Carpentier, ce soir par exemple, personne ne pourrait te reprocher d’être resté insensible à ceux qui ont pris sa défense.
• • •
Paul se trouvait face à une jeune femme pas très grande qui le dévisageait avec de petits yeux perçants.
Il réalisa alors qu’elle venait de s’adresser à lui en français. Il n’avait pas la moindre idée de qui elle pouvait être.
— Quoi ? Qui êtes-vous ? demanda-t-il en anglais pour éviter de se révéler.
— Je m’appelle Lia Lévy. Je suis une amie de David, votre fils…
Paul tombait des nues.
Il se ressaisit aussitôt.
— Venez. Éloignons-nous de cet endroit.
Ils marchèrent jusqu’à une rue voisine et s’arrêtèrent dans la pénombre d’une porte cochère pour parler.
— Je suis arrivée de Jérusalem, à la gare, en même temps que vous. J’ai cru vous reconnaître, mais je n’étais pas certaine. Mais comme vous vous rendiez au même endroit que moi, j’ai tiré mes conclusions.
— Mais d’où me connaissez-vous ?
— Je vous ai vu… à la télévision.
Paul esquissa un sourire devant la gêne de la fille. Ainsi, son fils avait une « amie »… plutôt jolie, nota-t-il avec satisfaction.
— Et alors ? J’attends la suite.
Lia lui traça les grandes lignes. Comment David avait été utilisé, puis sa prise de conscience.
— Je dois vous remercier, alors…
Même dans le noir, Paul comprit qu’elle rougissait.
— Je suis venue ici, dit-elle, pour prévenir Rachel que David a été enlevé la nuit dernière au cours d’un raid de l’armée dans le village palestinien de Beit Ommar.
— Quoi ? ! Mais pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je n’en sais rien. Je me suis demandé s’il ne s’agissait pas de le mettre à l’écart afin qu’il ne vienne pas bousiller une opération qui, visiblement, semble avoir pour objectif de se débarrasser de vous. J’ai au moins saisi de tous ces événements que vous étiez indésirable pour des gens haut placés.
Paul resta silencieux un moment, déstabilisé autant par ce qu’il apprenait que par cette messagère surgie de nulle part.
— Je dois voir Rachel, finit-il par dire. Mais je ne veux pas entrer dans cette galerie. Elle est surveillée. Pouvez-vous lui faire un message ? Il faudrait qu’elle trouve un prétexte pour sortir discrètement et venir me retrouver.
— Bien sûr, je vais le faire.
Et elle se retourna pour se diriger vers la galerie d’art. Paul la retint.
— Un instant, Lia. Pourquoi êtes-vous venue jusqu’ici pour prévenir Rachel ? Un coup de téléphone n’aurait pas suffi ?
— Sans doute, dit-elle. Mais je ne veux plus vivre dans cette colonie d’où je viens. Je déserte. Je vais venir vivre ici, à Tel-Aviv, où j’ai quelques amis.
Elle recommença à marcher, puis s’arrêta encore.
— Et aussi… parce que j’aime bien Rachel.
Cette fois, elle s’éclipsa.
Paul ne put que constater qu’il avait un certain rattrapage à faire dans les affaires de sa famille.