Paul stationna sa nouvelle voiture de location à l’entrée du chemin qui conduisait à la maison. À sa maison.
Il descendit.
Il marcha dans l’allée jusqu’au ruban de police en interdisant l’accès. Il le déchira et laissa voler de chaque côté les deux bandes de plastique, qui se détendirent comme des ballons crevés.
La maison se trouvait devant lui, masure de pierres triste à la tombée du jour. Les grilles en fer forgé aux fenêtres évoquaient les barreaux d’une prison malgré leurs fioritures en spirale. Des feuilles mortes jonchaient l’entrée et s’étaient accumulées contre la porte.
Il se dirigea vers un pot en pierre posé à même les platebandes latérales. Il l’inclina et trouva la clef dessous.
Il déverrouilla et poussa la porte.
C’est ainsi qu’il rentra à la maison.
Seul.
De longues secondes s’écoulèrent avant qu’il daigne allumer. Il resta dans l’entrée, dans la pénombre, à la recherche de quelque chose qu’il ne savait pas nommer.
Il cherchait une odeur. Une vibration. Quelque chose qui puisse lui rappeler…
Rachel.
Ils sont dans cette pièce et elle court en riant alors qu’il la poursuit. C’est un de leurs jeux. Elle, d’ordinaire réservée, voire ombrageuse avec les autres, aime tant rire avec lui. Il saute d’un bond sur le canapé pour lui couper la voie et la saisir par le poignet. Elle laisse échapper un cri et ils tombent tous les deux sur les coussins, enlacés dans un rire impossible à contrôler.
La pièce était sens dessus dessous. La fouille policière avait traversé la maison comme un ouragan. Sa propre maison lui glaçait les veines. Elle lui paraissait sinistre et dévastée comme son âme.
Tout avait été balayé.
Il traversa le séjour comme un automate, seul avec ses fantômes, sachant qu’il devait continuer malgré tout.
Il devait se rendre jusqu’à leur chambre. Là seulement, pensait-il, il pourrait faire face à sa nouvelle vérité.
La chambre se trouvait juste après le séjour. La porte était fermée. Il l’ouvrit lentement.
Puis, la lumière.
Le lit était défait. Les tiroirs de rangement avaient été vidés. Il vint s’asseoir sur le lit. Du côté de Rachel.
Il caressa spontanément l’oreiller. Et c’est alors qu’il sentit ce parfum de musc et de violette. Il prit l’oreiller et le colla à son visage pour en humer l’odeur avant qu’elle ne s’évapore pour l’éternité.
Sa gorge se serrait.
Il reposa l’oreiller et le remit en place avec soin. Son regard se posa sur la table de chevet. Il y aperçut ce livre, De Québec à Jérusalem, qu’il lui avait fait parvenir…
Il le prit et le soupesa avant de tourner les pages. Puis il y trouva une feuille, insérée là comme un signet. Il la déplia et reconnut aussitôt l’écriture de Rachel…
« Quand Sarah m’a remis ce livre, je l’ai d’abord vu comme un cadeau de séparation. Une façon de me dire adieu. Je l’ai mis de côté sans avoir l’intention de le lire…
« Mais en remarquant son titre par la suite, j’y ai vu une métaphore de notre parcours ensemble et j’ai eu envie de le lire… Je le vois maintenant comme un trait d’union entre nous, que tu as voulu me léguer sans savoir si un jour tu me reviendrais.
« Tu as lu ce passage ? Celui où il décrit les Juifs venus réclamer la mort du Christ et qui crient en chœur : “Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants” ? Comme si cela était possible ! J’ai ri comme, j’en suis sûre, tu en rirais. Et c’est cet humour qui nous unit, toi et moi, et que tu m’as communiqué.
« Son auteur voulait “fouler le sol le plus saint du monde”, comme il dit. Et comme tant d’autres avant et après lui, juifs, musulmans ou chrétiens, il est venu ici projeter les préjugés de son temps sur une terre qui, bien entendu, n’est que de la terre, comme toutes les autres. Pour nous, ce sol a été le théâtre de notre malheur.
« Je ne sais plus où tu es, ni ce que tu penses de nous et de notre amour. Mais je crois, encore, que tu reviendras. Je t’attends.
« Je t’aime.
« Rachel »
Paul laissa tomber le livre et la lettre par terre. Pleurant comme s’il voulait extraire de son corps toutes les douleurs qui s’y emmagasinaient depuis tant de temps, il s’effondra sur le lit.
• • •
Une main.
Sur son épaule.
Il s’était endormi.
— Papa…
Il ouvrit les yeux et vit, penché sur lui, le visage de David et ses yeux rougis. Il se releva et enserra son fils. Ensemble, l’un contre l’autre, ils continuèrent de déverser leur peine.
Au bout d’un moment, Paul se recula et regarda David.
— Je voudrais m’exc…
— Non, papa. Ce n’est pas nécessaire. C’est plutôt à moi…
— Non, David. À toi non plus.
— Comme tu le dis si bien, répondit David, souriant derrière ses larmes : « Mieux vaut mourir incompris que passer sa vie à s’expliquer ! »
Ils éclatèrent de rire tous les deux et se jetèrent de nouveau dans les bras l’un de l’autre.
• • •
C’est dans la cuisine qu’ils se retrouvèrent pour parler, ce en quoi ils étaient de véritables Québécois.
— Comme ça, tu t’es fait une blonde ?
— Oui.
— Je suis content pour toi.
Paul contemplait ce fils qui ressemblait finalement bien plus à sa mère qu’à lui. Mais il était le sien. Le seul. Sa seule famille. Et ce soir, le voyant face à lui, dos au mur, il lui semblait voir quelqu’un de nouveau. Ses épaules redressées, son port plus droit.
— Que vas-tu faire, papa ?
Non pas : Qu’allons-nous faire ?
Il ne savait pas exactement par quoi il allait commencer. Il lui faudrait penser à des mots trop lourds pour lui ce soir : obsèques, rituels, obligations…
C’est lui qui sentait à présent ses propres épaules se voûter.
— Demain matin, je vais commencer à m’occuper de tout ça. Si tu veux bien, j’aimerais avoir tes conseils…
— Mais bien sûr, papa ! Je serai là pour t’aider. Quand je te demandais ce que tu allais faire, je pensais : après…
Paul hésita avant de répondre.
— Je ne sais pas où j’irai, mais je ne vais pas vouloir ni pouvoir rester ici, dans ce pays, je le crains. Et toi ?
— Je vais rester. C’est une chose dont je suis sûr.
Cette déclaration, qui n’était pourtant pas pour le surprendre, ouvrit un vide béant devant lui. Il ne retrouvait donc son fils que pour le voir s’éloigner pour de bon ? C’est d’une voix brisée qu’il réussit à lui répondre faiblement :
— Je t’aiderai, ça, tu peux en être sûr aussi.
Le frigo était vide, mais il y restait de la bière. Ils en débouchèrent chacun une et trinquèrent.
— Il n’y a rien à manger chez nous, dit Paul. Je t’emmène au restaurant ?
David eut un sourire gêné.
— C’est parce que… Lia va venir plus tard. Elle doit apporter tout ce qu’il faut. Avec du vin…
— Un souper d’amoureux ? !
— Tu es invité !
— Invité dans ma maison !
Après quelques rires, Paul finit par dire :
— Allez, je vais vous laisser entre vous.
— Non, papa. S’il te plaît, reste. Lia voudrait que tu sois avec nous. Il y a tant à se raconter.
Paul hésita. Puis il finit par accepter.
— Mais je dormirai dans l’atelier.
• • •
Paul avait vu avec plaisir les amoureux se cacher quelques instants fugaces dans la cuisine pour s’embrasser pendant qu’ils préparaient le souper.
Le repas fut un moment de grâce et de communion. Une soirée du kaddish, soirée de deuil. Mais marquant aussi la réunion de ce qu’il fallait bien appeler une nouvelle famille en train de se composer.
Lia avait tenu à ce qu’ils observent ensemble un instant de recueillement et, leur tenant la main, elle entre les deux hommes, elle avait récité un extrait d’une prière qu’elle avait traduite pour eux : « Puisse son grand nom être béni à jamais et dans tous les temps des mondes. »
Au fil de cette soirée, Paul découvrit en Lia une femme de feu, capable de s’indigner ou de rire et sans doute d’aimer avec la même passion. Elle l’avait torpillé de questions et, l’ivresse aidant, il leur avait tout raconté.
À son tour, il voulut tout savoir d’eux. Car il voulait comprendre le cheminement de David.
Quand celui-ci eut terminé son récit, dont il n’avait cherché à éviter aucun des passages les plus sombres, il annonça :
— Lia et moi avons décidé de déposer une plainte officielle contre Amos. À la lumière de la vidéo que nous possédons, la police ne pourra pas fermer les yeux.
Paul avait entendu, en dessous des mots, une voix nouvelle. La voix d’un homme.