Ce soir-là, Théodore ne croit plus à rien.

Par les fenêtres surélevées des Tuileries, il a vu l'agitation des domestiques, les préparatifs du festin. S.E. de Peralada, ambassadeur de Sa Majesté Catholique, est l'hôte du maître d'hôtel du Château, son carrosse est dans la cour, il y a des femmes ravissantes, on les voit avec des officiers et des grands seigneurs, qui rient, répondent et parlent haut. Des pièces montées circulent à bout de bras dans les lumières, il fait déjà nuit au-dehors, et toute sorte de gens s'approchent voir comme des voleurs ce que les grandes croisées leur livrent de la fête.

Le Château est gardé par les gardes nationaux, les hommes de la Maison détachés au Pavillon de Flore ont laissé leurs chevaux sous les guichets du Louvre. La pluie intermittente n'empêche pas le public de cerner le palais, comme des mouches attirées par la chair décomposée. La foule s'est un peu apaisée à sept heures, quand on a eu la bonne idée de renvoyer les voitures. Il n'y aura rien de toute façon avant neuf heures : un petit groupe de mousquetaires et de gardes-du-corps restent de garde, les autres, qu'ils aillent dîner dans les restaurants du quartier ! Ne vous éloignez pas trop, de toute façon, nous autres, nous ferons mouvement ce soir.

Ce soir où Théodore ne croit plus à rien. Le repas espagnol fait grand bruit comme à plaisir, comme pour dire au peuple : vous voyez bien que tout marche à son ordinaire, est-ce que c'est là le spectacle qui précède une fuite ? Mais où est le Roi ? où les Princes ? Il y a des arrivées de ministres, qui ne se rendent pas au banquet de l'ambassadeur, mais grimpent quatre à quatre les escaliers : Jaucourt, Bourrienne, l'abbé de Montesquiou.

On avait bien, tout à l'heure, transporté des malles, dans les chaises, à la porte, et on dit toujours que le Roi n'a point pris de résolution. On dit bien des choses. Tout le monde bavarde. Il règne une mauvaise fièvre, où les voix se font trop hautes pour être vraies. Déjà, depuis le matin, l'article de Benjamin Constant s'est démodé, on en parle en levant les épaules.

Où le sort du pays se joue-t-il ? Là-bas, sur les routes, où les soldats jettent leur cocarde blanche, et passent au Corse ? Le bruit court que la garnison de Villejuif a chassé ses officiers, et crié : Vive l'Empereur ! Une avant-garde serait au pont de Charenton que tiennent les étudiants de l'École de Droit. Ou bien, est-ce à Vienne où Talleyrand joue le grand jeu avec les plénipotentiaires de l'Europe ? Déjà dans les corridors du palais les gens ne cachent pas qu'ils ne comptent plus sur le peuple de France, sur l'armée en pleine rébellion, mais sur l'intervention étrangère. Qu'est-ce qu'on attend pour appeler Prussiens et Russes à la rescousse ? Allez, il ne pèserait pas lourd, l'Ogre, avec quelques divisions autrichiennes marchant sur Paris !

Théodore ne croit plus à rien, ni à personne.

Il était venu comme un soldat qui a prêté serment, défendre les Princes, non que les Princes lui soient chers, mais parce que l'idée élémentaire du devoir lui dictait cette tâche. Et puis, Napoléon, c'est le Napoléon de la défaite, celui qui a entraîné les armées françaises au fond des neiges, mené cette guerre sournoise et sale en Espagne... le Napoléon qui exigeait de Gros qu'il retirât de ses tableaux les généraux dont il était jaloux, et entendait en être le centre. Théodore respectait Gros, c'était peut-être le seul peintre qu'il aimât parmi les Français vivants. Quand il pensait aux ordres qu'un Baron Denon, au nom de l'Empereur, pouvait passer à un artiste comme lui, devant les grandes compositions qui exprimaient toute son expérience et son génie... ah, les dessins de Gros pour Les Pestiférés ! Et ce n'était jamais assez pour la gloire de cet homme, qui lors du Sacre avait fait circuler dans Paris une statue monumentale sur un char, une statue de lui-même, nu et lauré. Car il fallait à l'Empereur aussi la gloire du corps, la perfection des muscles, de la carrure : ce petit homme jaune, que le pouvoir avait bouffi de graisse, muni d'un ventre... Et partout sa lettre, l'N comme un sceau mis aux monuments, aux hommes, à l'histoire. Cet homme qui était la guerre. On raconte que le matin même de sa mort, un de ses lieutenants les plus fidèles, Duroc, avait dit dans un découragement prophétique : « Il nous fera tous tuer... pas un d'entre nous ne rentrera chez lui... » Et Junot qu'il avait fait duc, et rendu fou, en 1813, dans les éclairs de sa folie ne lui écrivait-il pas : « Moi qui vous aime avec l'adoration du sauvage pour le soleil, cette guerre éternelle qu'il faut faire pour vous, je n'en veux plus ! je n'en veux plus ! » C'était d'Aubigny qui lui avait raconté cela, qui le tenait du jeune Regnault de Saint-Jean-d'Angély. On était très renseigné sur ces choses rue de Provence, chez la mère de celui-ci : le Marquis de Bellincourt, qui était l'amant de Mme Junot, y venait raconter avec une indiscrétion rare ce qui pouvait le faire valoir aux yeux de la maîtresse de maison.

Oui, mais ces jours-ci, le Bonaparte de Gros, de Gérard, de David... c'était un homme sur les routes, qui se hâtait vers Paris, avec une poignée de soldats, et brusquement l'enthousiasme d'un peuple. J'imagine ces haltes dans des auberges de montagne, les villages traversés, les villes où l'on entre le soir aux flambeaux. C'est déjà un homme de cinquante ans ou presque, avec sa redingote grise déboutonnée, ses bottes, la culotte blanche... Les gens ne se souviennent plus que des drapeaux, des aigles, du soleil d'Austerlitz, et ils accueillent cet homme presque seul comme la négation de tout ce qui leur est tombé dessus depuis 1814, de cette société débarquée d'exil, de ces châtelains qui ont resurgi de l'ombre et passent avec des chasses à courre, de cet énorme parasitisme à frimas, des sottes revanches et des humiliations à la pelle. Ils ont oublié l'énorme vénalité de l'Empire, les dotations, les bénéfices, les pensions. Et Théodore ouvre grands ses yeux et devine la marche et le mensonge, les illusions, il entend au pas lointain des armées reformées clouer les cercueils nouveaux, ouverts, avides. Mais préférer Louis XVIII à Napoléon ! Pourtant il n'y a que cette alternative : ou quel prétendant ? quelle République ?

Pour lui, la vérité, c'est le mouvement du cheval, la course folle où l'on se dépense et s'épuise : le cheval qu'on voit dans les stalles sombres des écuries, plus clair que l'ombre qui l'entoure, comme il bouge, piaffe et s'emporte, frappe les planches du sabot ! Jamais pour Théodore un tableau n'est assez noir, la vie est comme un crime surpris, dont il rêve donner l'image. Entre l'Autre à marches forcées devant qui ceux qui n'ont rien, et les maréchaux transfuges qui, ayant gardé leurs dorures grâce au Roi, semblent soudain pris d'une folie commune, et ce Roi, son Duc de Blacas, ses prêtres de cour, ses Barras pour conseillers, oui, le bruit en court à Paris, les derniers jours Louis XVIII a appelé Barras, Géricault est comme un peintre entre deux tableaux, mais il n'a que l'envie de jeter ses pinceaux, rien en lui ne monte qui l'exalte, il a l'amertume de la duperie plein la gorge. Quoi, il n'aura été que le jeune homme de ce temps, tout le feu de ses veines n'aura brûlé que dans la catastrophe de l'Empire, il est ce cuirassier vaincu qu'il a peint, assis sur son cheval abattu qui agonise... Maintenant cette tragi-comédie où une cour chasse l'autre, où les locataires changent dans les beaux hôtels de Paris, et l'on va assister de nouveau à la distribution des places, c'est un spectacle désordonné qui ne peut être soumis à aucune raison organisatrice, et non ! Théodore ne peindra pas demain le Retour de l'île d'Elbe, où tout s'ordonne sur le geste de convention de l'Empereur, non ! ni cela ni cette pourriture qui tient encore les Tuileries. Oh, ces yeux pleins de bitume qu'il tourne ce soir-là vers l'avenir, le jeune Géricault, qui sent dans ses bras et son cœur un grand vide impossible à combler !

Ses pas l'ont porté dans la rue Montpensier avec ses cafés dont on voit les lumières en contrebas à gauche, et les grands établissements du Palais-Royal, à droite, qui sont les centres de la passion dévorante, de la politique, des politiques opposées qui tapent sur les tables, au milieu des mouchards et des filles. Il est seul, Théodore. Il n'a pu supporter la compagnie de ses camarades, il est arrivé là, et il n'a pas faim, il boirait bien quelque chose. Un café noir comme ses pensées. Il y a ce café de Foy où Horace Vernet, enfant, a peint un oiseau au plafond, qu'on peut toujours y voir. Il avait sept ans. Géricault a l'envie de s'asseoir là, lever la tête, rêver à regarder l'oiseau. Mais c'est un café de demi-solde et de républicains : ce n'est pas sérieux d'y entrer, avec l'habit rouge. Il hésite, et puis tant pis ! Il se mépriserait de craindre. Qu'est-ce que c'est qu'une vie, qui tient à ce qu'on entre dans un café plutôt que dans un autre ? Il repense à l'homme tué par la foule aux Tuileries. À un de ses compagnons des mousquetaires qu'un colonel de l'Empire a laissé dans une ruelle, derrière le Palais-Royal, étendu, sans vie, et ce geste de l'épée essuyée au mouchoir ! Cela, on pourrait peut-être le peindre, si l'on avait des modèles assez beaux. Je vous dis qu'un tableau ne peut que gagner à être noir.

Et à propos de modèles... si on n'avait pas eu la bonne idée d'expédier son régiment à Béthune, Robert Dieudonné aurait pu être là, dans ce café, dont Théodore aurait poussé la porte... ce café, ou n'importe lequel, depuis janvier où il entrait avec ses compagnons des mousquetaires, cela aurait pu être Robert qu'on aurait insulté... ou lui qui se serait levé derrière sa table...

Le café enfumé est plein, avec des gens debout entre les tables, des filles qui laissent glisser le châle sur leurs épaules nues, un public qui n'est pas comme tous les jours, séparé en groupes, mais animé d'une même inquiétude bruyante, où l'on parle à côté de ce qu'on pense, et les cocardes tricolores, les bouquets de violettes s'arborent sans gêne, agressivement. L'habit de Théodore, tout de suite, a fait que de grands escogriffes se sont poussé le coude, et on s'exprime autour de lui, très haut, très fort, à son intention sans doute. Il s'est assis à un guéridon, tout juste abandonné par un vieux qui suivait deux demoiselles du lieu. Il ne prête pas attention aux provocations de l'entourage. Il a tiré sa longue pipe et calmement l'allume. À côté de lui, il y a un autre solitaire : un jeune homme avec un habit brun à col noir et des lunettes, couvrant d'une écriture serrée des feuilles de papier qui s'entassent.

Pourtant, ce qu'il a dans la tête, Théodore... Comment choisir ? L'homme pour lequel il faut faire une guerre éternelle, ou celui qui ne peut compter pour régner que sur les baïonnettes étrangères ? Cela ne se formule pas tout à fait ainsi dans la tête de Théo : c'est entre Marc-Antoine d'Aubigny et Robert Dieudonné qu'il hésite. La tête ou le corps... ceci est une pensée qui ne s'achève point. Les regards menaçants sur lui, des jeunes gens qui ont une haleine d'alcool, cette façon de se mesurer de l'œil avec lui... Théodore ne sait pas plus s'il accompagnera le Roi fuyant Paris que s'il va se battre avec ce garçon qui le toise et dit très fort des choses déplaisantes sur les Rouges. Il y a en lui un goût de la bagarre, il se sent solide sur ses paturons, il arque ses épaules, gonfle les muscles de ses bras, pour un peu il bondirait. Et d'ailleurs, pourquoi ne se battrait-il pas ? Autant en finir... et dans les ruelles, là-bas, comme l'autre nuit, ce petit imbécile, qui aurait fait un vivant si médiocre, et qui a fait un mort passable... Où donc a-t-il vu son voisin, ce garçon de vingt ans peut-être, avec son air studieux et passionné ?

Mais tout d'un coup quelqu'un s'est assis à sa table. Un homme avec une barbe grise, les cheveux en désordre, un vieux carrick déchiré, une espèce de mendiant magnifique, du geste il a arrêté les jeunes gens qui se rapprochaient du mousquetaire.

« Tu ne me reconnais pas ? – dit l'homme. – Et pourtant il fait soif... paye-moi à boire ? »

C'est Cadamour, le modèle. On lui apporte de la bière. Quel âge a-t-il ? Mais lui, tout nu, il ne craint pas la comparaison avec Napoléon. D'ailleurs il a été de toutes les batailles peintes, de toutes les scènes grecques de l'école davidienne. Il a posé pour Girodet et pour Prud'hon. Des générations ont peiné à imiter ses deltoïdes. Il a été parmi les cadavres du cimetière d'Eylau, comme dans ces Thermopyles que David peignait en cachette. Il a toute la vie vendu sa beauté physique : ça ne l'a pas enrichi.

« Laissez-moi parler avec Monsieur, – dit-il aux escogriffes, – c'est un peintre, les frusques n'y changent rien... »

Ici, on connaît Cadamour. Il est républicain, et il est venu une fois avec Duplay-Jambe-de-bois, le neveu du menuisier chez qui habitait Robespierre, ce qui paraît concluant à tous, et à Cadamour lui-même. Parce qu'on ne sait pas que Jambe-de-bois travaille pour la police. Celle de Fouché, bien sûr. Mais la police. Il dénonce les coalitions d'ouvriers. Tout ce qu'on voit, c'est ce pilon qu'il traîne depuis Valmy. Se montrer au Palais-Royal avec un patriote blessé à Valmy, c'est référence. On laisse donc en paix Théodore et Cadamour. D'autant qu'une donzelle est montée sur une table et qu'elle chante Partant pour la Syrie... qui est de la Reine Hortense, alors vous pensez !

« Moi, – dit Cadamour, – je ne suis pas pour le Bonaparte : il a fait tirer sur le peuple à Saint-Roch... »

Mais c'est façon de dire, entrée en matière. Outre qu'il désire un peu de tabac, il a, ce soir, toutes ses pensées tournées vers l'art. Qu'y faire ? C'est comme cela. Le nom de Bonaparte a fait, derrière ses lunettes, lever les yeux au voisin, qui s'est arrêté d'écrire. Cadamour qui l'a remarqué fronce le nez, et change de ton :

« Voyez-vous, monsieur Géricault... »

Il passe du tu au vous, et inversement, avec une dextérité déconcertante.

« ... que vous ayez pris l'habit rouge, je ne vous le reproche pas, moi. Des oripeaux ou d'autres, c'est la même farine. Mais ce que je ne comprends pas, c'est que tu aies quitté la peinture, petit, ça, c'est bête, et puis c'est pas bien... »

Il tenait ses renseignements de Dedreux-Dorcy pour qui il avait posé Épaminondas. Le monde, pour lui, c'était celui des sculpteurs et des peintres. Le reste s'ordonnait par rapport à eux. La Révolution, les guerres. Peut-être, au fond, était-il contre la Restauration, parce que cette mode des tableaux sur Henri IV laissait peu de place à son académie, il n'avait pas le type du Vert-Galant, et quel besoin aurait-on de lui pour la figuration costumée ? Tout cela lui tombait un peu de la barbe, comme des propos de hasard, mais il y avait au-dessus de cela ces yeux rêveurs et naïfs, et bien d'autres pensées qu'il ne savait peut-être pas exprimer.

« Vois-tu, petit, – dit-il, – à force de rouler ma bosse dans les ateliers... on pose ici et là, et les gens te regardent comme un animal... tenir le geste, bien s'asseoir, le regard dans le vide... tout ce qu'ils savent de toi... on me prend pour mes cuisses, pas pour ce que j'ai dans la citrouille... mais ces Messieurs parlent devant moi comme devant un meuble. J'en ai entendu de toutes les couleurs. Les vacheries mises à part, je sais ce que c'est que le respect qu'ils ont pour quelqu'un. Oh, ils n'iront pas le crier sur les toits ! Affaire de commandes, de la concurrence... »

Où voulait-il en venir ? La fumée se faisait épaisse, et toute mêlée à l'odeur de la bière, au coude à coude des clients. Théodore, malgré lui, repensait à l'atelier de Guérin, à ses mésaventures, à ce qui lui donnait parfois l'envie de mourir, la honte de certaines remarques... et puis, il sautait sur son canasson, il galopait comme un fou, passait la barrière des Martyrs, le boulevard extérieur, contournait Montmartre, filait dans la plaine, vers Saint-Denis ou Montmorency... Dieu, ce que le cœur lui battait au retour ! À croire que la caisse éclatait. Mais il avait oublié les regards des camarades, les choses dites à demi-mot, les remarques méprisantes du patron.

« Ce que vous ne savez pas, monsieur Géricault, c'est comme ils parlent de vous quand tu n'es plus là... Est-ce que tu comprends que tu les tracasses ? Ça ne ressemble à rien, tes machins. À personne. Voilà ton crime... mais aussi ce qui les travaille. Crois-moi, je les ai entendus jaspiner près de quarante ans. J'ai commencé jeunot. Je sais bien ce que c'est quand il y a ce petit ton-là, que tu peux pas expliquer. Et toi, tu crois qu'ils te jaugent, te méprisent. Vous êtes un imbécile, monsieur Géricault : ils vous admirent. C'est leur façon à eux de le faire, voilà tout... »

Ce soir, Théodore ne croit plus à rien, ni à personne. Ce n'est pas un Cadamour qui va lui remonter le moral. S'agit-il de sa peinture, d'ailleurs ? ce soir, où, au Pavillon de Flore, se déchire le tissu de l'histoire, où l'on entend dans l'ombre les voix discordantes de ce peuple oublié, rangé, semblait-il une fois pour toutes, sous le drapeau blanc, les lys, et qui chante par moments sous la pluie dans la rue, où règne une agitation sourde et incompréhensible. Ce soir où l'on dépend, au Salon qui ferme, L'Officier de chasseurs qui a le corps d'un grenadier du Roi, et la gueule d'un républicain.

Que dit-il, Cadamour ? Il mélange tout. Il a une vieille tendresse pour M. David. S'il avait un reproche à faire à Théodore, ce serait que, sa peinture, on la prend comme une machine de guerre contre la peinture de M. David. « J'étais là quand il est venu au Salon de 1812, et qu'il s'est campé devant votre grand truc... il y avait foule autour de lui, M. Drolling et M. Gérard, M. Chinard, un tas d'autres... Si vous l'aviez entendu dire : « Qu'est-ce que c'est que ça ? » Je sais ce que c'est, moi, quand un machin vous saisit à la gorge... vous tape au ventre... il était là, il croyait savoir, il allait son chemin, le tableau suivant, avec les leçons qu'on tire du précédent... et puis, ah ouiche ! te voilà : un garnement, d'où il sort, personne ne sait, il fait d'emblée tout à l'envers... et on ne peut passer devant... hausser les épaules. On lui a dit ton nom qui ne lui a rien dit. Il s'est approché, pour mieux voir la facture. Puis il s'est écarté, pour le recul, et il a dit : « C'est drôle, ça ne vient de rien que je connaisse ! » Seulement, il y avait la toile de Gros, en face, on l'a tiré par la manche... Une belle toile, tu sais, pourtant il la regardait comme distraitement... Le roi de Naples, sur son cheval, tu te souviens ? »

Bon Dieu ! Et qu'est-ce qu'ils vont décider, là-bas, aux Tuileries ? Quand l'ambassadeur d'Espagne sera parti, les fenêtres éteintes, l'odeur des viandes dissipée... Avec cette pluie, et ce vent qui fait claquer le drapeau blanc au Pavillon de l'Horloge. Un temps de chien. Et demain, après-demain, le printemps.

Une forte fille brune, qui paraissait des habituées du lieu, à plusieurs tables de distance, faisait, de son bras chargé de bracelets, des signaux à Cadamour. Le modèle lui avait d'abord répondu d'une légère inclinaison de sa belle tête, puis il se tourna vers son interlocuteur :

« Excusez-moi, monsieur Géricault... il y a là une personne qui m'appelle...

– Eh bien, Cadamour ! j'espère... – dit l'autre, avec un sourire. – C'est une belle personne... ne vous gênez pas...

– Oh, tu n'y es pas ! C'est sa mère, il y a un peu plus de vingt ans, quand je ne faisais pas encore les pères nobles chez vous tous... Zélie est peut-être ma fille... en tout cas, je bénéficie du doute, et quand elle peut disposer de quelques douceurs pour moi... »

Comme le modèle s'éloignait, Théodore surprit le regard sur lui de son voisin de table. C'était vraiment un tout jeune homme, et cette insistance à vous dévisager déplut au mousquetaire du Roi. Il allait même en faire la remarque à l'indiscret, quand celui-ci se souleva légèrement de sa chaise, repoussant ses papiers couverts de pattes de mouches, retira ses lunettes qu'il posa sur la table, et saluant des épaules, dit :

« Monsieur Géricault, vous ne vous souvenez pas de moi ?... »

Non, ça, il faut dire. Il paraît qu'ils avaient été présentés par Jamar : « Vous savez, l'an dernier... c'était presque aussitôt après... après... » Il voulait dire après l'entrée du Roi à Paris, et cela le gênait comme s'il eût parlé d'une chose un peu obscène. M. Géricault ne se souvenait pas ? C'était à Montmorency, l'autre année, au temps des aubépines. Ils étaient trois du même âge, qui sortaient du même collège, à Blois, Jamar, le fils Touchard, vous savez, dont le père dirige les Messageries ? et lui, Thierry. À l'hôtel du Grand Cerf, chez Mme Dutocq...

Oui, Théodore se souvenait de la joie de Jamar quand il était arrivé sur Trick tout essoufflé, écumant, et qu'il était entré dans l'auberge à l'improviste, surprenant les jeunes gens à manger des talmouses. Et de cette conversation politique où les trois condisciples avaient voulu l'entraîner. Lui, il s'était refusé à les suivre sur ce terrain-là... C'était un travers de Jamar... Le trio lui avait semblé donner dans le républicanisme. Peut-être avec des nuances...

« Ah mais, j'y suis ! – s'exclama Théodore. – C'est vous l'élève de M. de Saint-Simon ! Jamar m'a passé votre petit essai sur la réorganisation de la société européenne, et qui voyez dans l'union de la France et de l'Angleterre le moyen d'éviter une seconde révolution chez nous ! Intéressantes vos idées, mais, ce soir, ne vous paraissent-elles pas un peu dépassées ? »

Le jeune homme rougit. Il expliqua que si son maître, M. de Saint-Simon, en 1813, s'adressait à l'Empereur pour lui demander de promouvoir les réformes nécessaires à l'avancement du genre humain, en octobre 1814, sa bataille, et la thèse à laquelle il avait eu la grande bonté d'associer son élève, n'était pas de choisir entre Bonaparte et les Bourbons... si Louis XVIII avait voulu entendre raison... Il y avait huit jours encore, mais ce soir, évidemment, ce soir, on ne savait plus à qui demain il faudrait s'adresser, à qui demander de faire l'Europe... L'essentiel n'était-il pas dans les institutions, plus que dans la forme de la souveraineté ?

« Écoutez, – ajouta-t-il avec cet air de passion qu'il apportait à écrire, – écoutez ces braillards, déjà tout acquis, tous, au Petit Tondu ! Je parie que plus de la moitié sont des républicains sincères. Ignorent-ils que leur idole n'a que mépris de la République ? Il a singé les rois, créé une noblesse de parvenus, s'est allié à l'empereur d'Autriche... tandis que, voyez, les Anglais, eh bien, depuis deux siècles, avec un roi plus républicain que ne le fut leur Cromwell, ils vivent sous une charte qu'on ne peut que leur envier...

– Je n'y comprends rien, – dit Théodore, – vous mêlez tout, monsieur Thierry, et les questions, pour moi, sont plus simples. Le tout est de savoir si mon cheval supportera la trotte qu'on exigera de lui cette nuit... »

L'autre ramassait nerveusement ses papiers. Le ton de M. Géricault lui était d'autant plus désagréable qu'Augustin Thierry savait par Jamar, que cela n'était pas du tout sa manière. Le peintre était connu pour l'attention comme respectueuse qu'il portait d'habitude à ceux qui lui parlaient, ses cadets même, et la réserve de ses propos. Il fallait qu'il y eût ce soir-là dans l'air quelque chose d'inaccoutumé. Augustin ramassa ses lunettes, les mit dans un étui de galuchat et voulut réparer un peu ce qui ne pouvait être qu'un manque de tact de sa part, à s'être ainsi introduit dans les pensées d'un voisin probablement enclin à demeurer solitaire.

« Mon Dieu, monsieur Géricault, je ne voulais pas vous froisser... ni vous assommer avec mes idées sur la politique... il faut m'excuser, j'écrivais, je sors de ce que j'écrivais, oui, je mêle un peu tout, je suis un balourd... »

Théodore sourit du désarroi de son voisin : « Laissons cela... – dit-il, – je manque peut-être bien de contrôle sur moi-même, aujourd'hui, et rien ne me serait plus déplaisant que de penser que je vous ai donné l'impression... »

Les jeunes gens sont prompts à se rassurer, et Augustin regardait Théodore avec les yeux de l'admiration, comment n'eût-il pas été sensible à ce charme de gentillesse que tous ressentaient auprès de Géricault ?

« Je suis tout de même un balourd... parce que je voulais vous dire tout autre chose... Tout à l'heure... il faut m'excuser : c'était plus fort que moi, j'écoutais... enfin, j'entendais votre conversation avec ce... ce monsieur : est-ce vrai que vous avez abandonné la peinture ? »

Théodore le regarda mieux ce garçon châtain, pas grand, épais pour son âge, sans beauté, à vingt ans déjà les traits lourds d'une ascendance paysanne peut-être, une mèche frisée descendant sur la tempe gauche, avec ce mouvement des sourcils qui se rapprochaient, peut-être dû à l'usage précoce des lunettes pour lire, des yeux de noyer clair. Qu'est-ce que Jamar lui en avait dit ? Une danseuse de l'Opéra... ah, non, c'était l'autre que cela concernait, le fils des Messageries, un joli cœur...

« Vous vous intéressiez à ma peinture ? »

Était-ce Jamar qui lui avait communiqué cet enthousiasme ? Le jeune Augustin parlait, s'emballant. Pas comme un critique d'art. Pas comme un amateur éclairé. Savait-il même bien ce qu'il disait ? Tout était retransformé dans sa tête, comme un rêve. Il n'avait pas vu les tableaux de Théodore, il les avait rêvés. L'Officier des Guides, de 1812, Le Cuirassier blessé, de 1814...

« J'avais dix-sept ans, Monsieur, quand je l'ai vu, votre Chasseur, dix-sept ans, vous comprenez ? J'étais encore à l'École Normale. On aurait tant voulu croire à tout. L'Empereur était à Moscou, il venait d'Espagne des nouvelles sinistres. Mais qui sait ? Peut-être encore tout cela allait-il prendre sens... Ah, si Napoléon, brisant l'empire des tsars, donnait la terre aux paysans, abolissait le servage ! Le terrible, c'étaient les Espagnols... il en venait à Paris... ce qu'ils racontaient ! Cette haine de la France ! Est-ce qu'on avait fait la Révolution pour se faire détester par les peuples ? Ou pour que Junot parade à Lisbonne, et Marmont... Mais peut-être que tout cela n'était qu'apparence, contradiction apparente... Au bout du compte, nos armes portaient le progrès. Ce qui jetait le doute, c'était cette vie de la cour, ces parades, ces femmes et ces hommes avides ! Mais l'épopée... ah, ce n'était pas la peinture officielle qui pouvait nourrir notre jeunesse inquiète, avec ses doutes et ses révoltes, la perspective de la conscription ! Quand j'ai vu votre Chasseur... un homme, pas un personnage de parade, dans la bataille et non posant, le canon renversé au premier plan, cet air de poudre blonde autour de lui, et le cheval surtout, le cheval ! Où diable l'avez-vous pris, ce cheval ?

– À Saint-Cloud, – dit Géricault.

– À Saint-Cloud ? »

Théodore ne répond plus. Il revoit la pente de Saint-Cloud, la grande guimbarde chargée de boutiquiers, et la bête, grise, pommelée, disproportionnée à son sort, à cette balade du dimanche, à cet attelage bourgeois. La crinière, le poitrail... qu'est-ce brusquement qui l'a cabré dans les brancards, avec les cris de la charretée ? L'orage de septembre, et peut-être aussi une protestation de la force domptée, un refus animal du sort mesquin... Une bête de feu, et son image longuement l'avait hanté. Il entend déjà qu'Augustin parle apparemment d'autre chose.

« Est-ce que vous comprenez comment nous l'avons vu, le Cuirassier, votre cuirassier de 1814 ? Nous... je veux dire, les Jamar, les Touchard, tous, qui sommes les innocents du drame impérial, comprenez-vous ? Trop jeunes pour avoir sur les mains le sang de l'Europe, et sur nos corps les cicatrices de la gloire ? Trop vieux pour ignorer, assourdis par le canon, cherchant le sens de cette vie et de ces massacres, comprenez-vous ? »

Il sait bien d'où il vient, Théodore, ce cuirassier-là, et ce n'est pas de Saint-Cloud ou de Suresnes ! Alors, il ne pouvait plus peindre un héros caracolant, fût-ce un homme ordinaire, Dieudonné ou d'Aubigny ! Le Cuirassier blessé, il aurait pu tomber sur le retour de Russie, ou à Lutzen comme Duroc et Bessières, mais non : c'était la campagne de France, Champaubert, une victoire qui ne ferait ni duc ni prince de son nom, ou simplement la plaine au nord de Paris, n'importe, du côté de Beaumont ou de Noailles, ou la porte de Clichy... Il a mis pied à terre, comme la légende. Il tire sa monture par la bride, le sabre en main. Pas un cheval héroïque et cabré, comme le gris de Saint-Cloud, mais le cheval d'un vaincu, un cheval bai, bien ordinaire. Et lui, un géant pourtant, un géant blessé. Il quitte le combat, qui se poursuit au loin, dans la fumée, sur un pont inutilement défendu.

« Le pire, – dit Augustin, – c'est le regard. Les yeux levés du cuirassier. Des yeux qui cherchent le ciel. Des yeux vides... Si vous saviez ce que vous avez été pour nous, pour les gens de mon âge, est-ce que vous désespéreriez, monsieur Géricault, est-ce que vous abandonneriez la peinture ? Et pour quoi, pour quoi, Seigneur ? »

Théodore l'écoute, et n'y croit pas. Il ne croit à rien ce soir des Rameaux. Son cuirassier, pour lui, n'est pas un symbole. Mais un homme. L'homme. Le destin tragique de l'homme. Au bout du compte il n'y a que la défaite. D'autres peuvent retrouver à l'idée du retour de l'Aigle l'exaltation des drapeaux, des salves, des victoires. Pas lui. Napoléon revient, mais c'est un mythe usé, un homme au bout de sa course, vers quoi court-il ? vers quel abîme nouveau ? Et pour Géricault, cette nuit, c'est celle de la fuite royale pressentie, cette cavalcade noire, ce départ de voleurs dans la pluie et les chemins d'incertitude. Le Cuirassier blessé, dans une esquisse première, il lui avait donné l'attitude du Penseur de Michel-Ange. Toute la lumière du monde, tout ce qu'il restait de lumière pour les yeux déjà obscurcis par le sang et la fièvre, dans les reflets des bottes et l'acier de la cuirasse... Et puis, tout cela, allez au diable avec tout cela !

« Vous savez, je pense, l'accueil fait aux deux toiles dans ce Salon qui vient de fermer... Demain, on les porte chez mon père, qui va les tourner nez au mur... l'échec... »

Le petit Thierry lève les bras. Il est pathétique et risible. L'échec ! l'échec ! Ce mot lui fait mal, il ne le supporte pas. Est-ce qu'on peut tolérer l'idée de l'échec à vingt ans, même quand on est sorti de Normale, et qu'on signe déjà avec son maître, M. le Comte Henri de Saint-Simon, d'importantes communications à l'Institut ?

« L'échec ! – dit-il. – Comment vouliez-vous qu'une société qui se reformait, disparate, d'une part des élus d'hier, et de ceux qu'on avait chassés vingt ans plus tôt, pût supporter ce terrible diptyque de la gloire et du désastre, cet envoi jumelé au Salon de 1814 qui réunissait Le Chasseur et Le Cuirassier blessé ? Regardez ce que M. Gros avait envoyé à ce salon-là ! Que n'aviez-vous peint la Charmante Gabrielle ou la Poule au Pot ? On vous eût porté aux nues ! Vous étiez Cassandre, à contre-courant, l'oiseau de malheur. De quel échec s'agit-il ? Est-ce que vous ne comprenez pas que, cette nuit, c'est vous qui triomphez ? »

Géricault secoua la tête : « Le malheur des Princes, le retour de la guerre... Il n'y a pas de quoi triompher. Vous voilà donc bonapartiste ? »

Augustin avait tant à dire qu'il en bégayait. « Mais... mais... Vous savez bien que non ! Le Roi ! il s'agit bien du Roi ! mais il est le roi de la Charte. Ce qui est, ce que je défends, ce sont les institutions, non pas les hommes. Il ne s'agit pas de la cause d'une famille, cette cause s'identifie, pour l'instant, pour l'instant ! avec celle de la nation. C'est la cause de nos droits et de notre liberté !

– Écoutez-les », dit Théodore.

Le café tout entier, les femmes, les pékins, les soldats, pris on ne sait de quelle contagion, chantait Veillons au salut de l'Empire. « Tenez, – ajouta Théodore, – regardez Cadamour, le républicain Cadamour ! » Debout aux côtés de sa fille putative, le vieux modèle chantait à pleine gueule, le geste théâtral et le carrick déployé.

« Je l'entendais tout à l'heure, – dit timidement Augustin, – qui reprenait la vieille rengaine, comme quoi Bonaparte a fait tirer sur le peuple à Saint-Roch. Dire qu'on écrira ainsi l'histoire ! Ce n'était pas Bonaparte, mais Barras qui donnait les ordres... et d'ailleurs ce n'était pas le peuple qui était là, mais un quarteron de conjurés monarchistes... À part ça, le voilà, lui, bonapartiste...

– Sortons, – fit le peintre, – cela pourrait devenir malsain pour vous comme pour moi, mon petit, et sous les arcades des galeries, l'air nous rafraîchira les idées sans que nous ayons à craindre la pluie... »

*

Sans doute, dans les galeries du pourtour, éclairées avec les lampes à huile de M. Quinquet, les rafales du vent mouillé ne gênaient guère les passants, mais les galeries étaient ce soir-là envahies par une foule de personnages agités, d'aspect militaire, mêlés à des filles aux robes trop riches pour le lieu et l'heure, avec leurs chapeaux à plumes, leurs velours brodés, la bizarrerie des verts, des jaunes souci, des grenats, et malgré le temps humide et froid les décolletés offerts, où se pavanaient, vrais ou faux, des diamants d'opéra... il y avait, ce soir-là, tant de gueux coudoyant les bourgeois, des étrangers, des militaires éméchés, des vendeurs d'encre avec leur petite charrette, des boutiquiers et des commis venus faire les plaisants, un prestidigitateur coiffé à la sauvage qui avalait du feu, et près de lui une femme couronnée de lauriers, avec une mante toute rapiécée, qui disait les cartes dans un parapluie ouvert à la renverse, enfin une foule insupportable, gouailleuse, où la politique et la menace se croisaient avec la prostitution, les hommes qui vous murmuraient des invites à l'oreille pour des maisons voisines, les déesses du lieu qui disaient à haute voix : « Oh, qu'est-ce qu'ils ont les hommes, ce soir ! Moi, je ne suis pas montée trois fois, tu t'imagines ! » Théodore dit à Augustin : « Passons dans les Galeries de bois... »

Là, les lumières étaient plus espacées, une demi-ombre favorable à l'étape suivante de la galanterie y accueillait une foule moins dense, outre que la pluie pleurait à travers les toiles ci et là déchirées qui faisaient le toit de ces galeries longues de baraques, sur la terre du sol où l'on enfonçait. Les Galeries de bois qu'on nommait de ce côté, sortant du café de Foy, le Four, et celle de l'autre côté qui portait l'appellation familière de Camp des Tartares, coupaient en deux le jardin sombre, jetant un pont branlant d'échoppes, de magasins et de bâtisses où le premier étage tenait de l'hôtel garni, de la maison de passe et de la souricière de police. Ici l'uniforme de Théodore se faisait moins remarquer, et comme les filles rencontrées étaient déjà pour la plupart accompagnées, les deux jeunes gens passaient sans se faire accrocher, et leur conversation se poursuivait comme dans la solitude.

C'était un drôle de couple que ce grand mousquetaire mince et fort, avec son casque et son manteau, et ce jeune compagnon bas sur pattes qu'il s'était trouvé, un petit paysan du Blésois, râblé, les épaules rondes, sa mèche frisée sur la gauche, et déjà à vingt ans, le côté droit qui tendait à se dégarnir, comme on le voyait sous le feutre de travers. Maintenant Théodore parlait tout seul. Il parlait comme jamais, comme dans une forêt un vagabond solitaire. Il n'eût jamais fait ainsi devant ceux qu'il connaissait, des amis, les plus proches, Joseph ou Horace, ou même le petit Jamar. Cet Augustin qui lui était tombé du ciel, il n'y croyait pas plus qu'à un reflet, et voilà que cette nuit commençante, brusquement les choses lui sortaient du cœur. Sous le toit pisseux de planches et de toiles, les deux compagnons de rencontre arpentaient les Galeries de bois, sans prêter attention à ceux qu'ils coudoyaient, sans regarder comme les badauds aux vitres des modistes, où les ouvrières, assises dans la devanture, travaillaient sur de hauts tabourets, face au public, à cette heure de nuit, pour des commandes pressées livrables au matin : car les dames de Paris, que le Roi levât le pied ou non, avaient besoin de chapeaux printaniers.

Théodore parlait, parlait, parlait.

Que disait-il ? Bien que le petit Thierry l'écoutât de toutes ses oreilles, il n'est pas certain qu'il suivît vraiment les paroles qu'il entendait, qu'il les mît ensemble, qu'elles prissent pour lui pleinement sens. C'était un peu, comme, enfant, la première fois qu'il avait été au théâtre. Il avait huit ans, et un ami de son père, M. Métivier, à qui appartenait le théâtre de Blois, où il n'y avait point de troupe sédentaire, avait emmené toute la famille dans sa loge pour une représentation d'opéra d'acteurs ambulants. C'était sous le Premier Consul, quand nous venions de rompre avec l'Angleterre. On jouait le Castor et Pollux de Candeille, qui avait vingt-deux ans d'âge et daignait reprendre quelques airs de l'opéra du vieux Rameau. Tout cela était merveilleux, il y avait des forêts et des rochers, et des gens qui chantaient des choses touchantes dans de grandes robes à paniers, des baudriers décorés de soleils, avec des plumes sur la tête et des lances à la main. Pas un instant l'enfant n'avait eu le sentiment de ne pas comprendre ce qui se passait là, tout s'enchaînait dans les lumières, il y avait une dame qui se portait au premier plan, et M. Métivier disait d'elle qu'elle était une Dugazon. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Et pourquoi, ce bel homme, le désignait-il sous l'appellation bizarre de Hautecontre-marquée ? Pour dire d'ailleurs, qu'à son gré l'Elleviou était bien meilleur. Augustin ne savait trop lequel de ces seigneurs empanachés et demi-nus était l'Elleviou. Mais qu'importe ? Il avait le feu aux joues, la tête emportée, et de douces larmes lui venaient de la musique. Car les violons sont une chose admirable.

Ce soir, au Camp des Tartares, le langage même de Géricault était pour le jeune saint-simonien plein d'Elleviou et de Dugazon. Théodore parlait peinture comme un peintre, et les tableaux du discours s'enchaînaient comme ceux d'un opéra où la musique tient lieu de logique à l'auditeur qui saisit mal le sens du libretto, mais passe de morceau de bravoure en morceau de bravoure sans avoir le temps de se demander ce qui en fait le lien. Augustin entendait des noms de peintres ponctuant cette rêverie de Théodore, comme jadis quand il écoutait M. Métivier parlant avec ravissement à M. Thierry, son père, de Mlle Arnould ou de Mme Saint-Huberti. Et il se souvenait que de la première, on racontait qu'elle devait sa renommée à une leçon de ténèbres qu'elle avait chantée devant quelque princesse dans une église de Paris. Irrésistiblement, à écouter Théodore, il pensait, sans que les mots prissent leur sens propre, qu'il écoutait à son tour une leçon de ténèbres, qui faisait autour de la tête du récitant comme une gloire de rayons obscurs.

De qui parlait Géricault ? De lui-même ou de l'un de ces maîtres qu'il s'astreignait à copier sans fin, si bien que tout se passait comme s'il apprenait longuement sur eux des choses qu'il exprimait tout d'un coup en dix ou douze jours sur une toile de sa façon qu'on disait bâclée ? Tout le mal qu'il avait pu penser de Napoléon, de ce tyran amoureux de lui-même, responsable de tant de morts, au fond ne pesait guère à côté de la reconnaissance qu'il lui avait vouée pour la Galerie du Louvre, et les tableaux ramenés d'Italie. Tant pis qu'ils fussent le fruit du pillage ! Mais ce peintre dont il parlait ressemblait à Théodore comme une grande ombre à l'homme dont elle trahit les pensées tragiques, amplifiant le geste familier. Soudain, pour Thierry qui l'écoutait, les propos du peintre prirent une netteté plus grande, comme si l'on avait déplacé la lumière :

« Que peut-on croire des critiques ? – disait Théodore. – J'ai lu dans de vieux papiers chez un oncle en Normandie, quelques poèmes d'un poète qu'on ne retrouve plus, à cause du sort qui fut le sien. C'est le frère de Marie-Joseph Chénier. À mon sens, nous n'avons personne que ce malheureux, que les Jacobins guillotinèrent, et il est certain qu'il conspirait contre eux, personne qui ait été si loin dans le domaine mystérieux de la poésie... Qu'en disent les gens de l'art ? On aurait cru qu'avec toute la friperie dont les faiseurs d'almanachs ont habillé le retour des Princes, il y aurait eu pourtant une petite place de justice pour André Chénier. Point. C'est que les rimailleurs, qui représentent la tradition, et qui triomphent, jettent des cris d'épouvante quand on leur en parle, à cause des horribles licences dont ce Chénier-là s'est rendu coupable, et royalistes qu'ils soient, ils lui préfèrent Marie-Joseph ! Pauvre André, pris entre la guillotine et les ultras de la critique qui lui chicanent jusque dans la tombe les libertés qu'il s'est permises dans les vers pour dire ce qu'il voulait dire ! Et nous autres, peintres, entendez-les parler des fautes graves qu'il y a dans nos tableaux, du manque de fini, de nos lointains peu soignés, du caractère d'esquisse, de pochade de ce que nous avons exécuté d'enthousiasme... »

Augustin comprenait l'amertume de ces propos, il avait lu avec fureur les « Salons » de 1814, où l'on disait du Cuirassier blessé que ce n'était qu'une esquisse, où l'on invitait l'auteur à se modérer et mieux soigner l'exécution. Mais déjà la tête de Théodore était en Italie, il y retrouvait ce peintre dont il avait tantôt parlé.

« Et lui, – disait-il, – les lui aura-t-on assez reprochés, le défaut d'exécution, l'emportement, la lourdeur, la trivialité ? Lui aura-t-on assez dit qu'il ne dépassait pas l'esquisse ? Que ce talent, qu'il fallait bien lui reconnaître, manquait de correction ? On l'a blâmé de son naturel chagrin : c'est lui, disait-on, qui le pousse à charger personnages et objets de leurs ombres, il les éclaire à peine, et de haut, et le goût des oppositions fait que ses fonds sont obscurs, que ses bonshommes sont sans nuances, sans dégradé, et semblent posés sur un seul plan, sur un écran de ténèbres. L'abbé Lanzi dit que ses figures habitent une prison, qu'il n'y a chez lui ni correction du dessin, ni choix de beauté... Ah, parce que la vérité lui suffisait, qu'il n'avait pas soin de l'embellir, d'un arrangement de draperie, d'un truc imité d'une statue grecque ! C'est bien noir, lui disait-on, la vie n'est pas ainsi... Il y a au Louvre une toile admirable de ce grand peintre, c'est La Mort de la Vierge, vous la connaissez ? Cette morte, pour la représenter, on ne lui a jamais pardonné qu'il ait pris, non une princesse sur son lit à baldaquin, avec un joli mouvement de rideau, et la toilette menteuse des servantes, mais une femme du peuple portant sur elle toute l'histoire de l'agonie, la sueur qu'on n'a point essuyée, la mauvaise couleur des narines, le blême de la chair, les traces de la douleur, le corps déformé par la maladie. Elle a le ventre enflé, et les prêtres refusèrent de mettre à Santa Maria della Scala, sur l'autel que finalement décora Francesco Mancini, au-dessus d'un tabernacle de pierres précieuses décoré de colonnes de jaspe oriental, le tableau du Caravage, qui montrait une hydropique avec son gros ventre, disaient-ils, et quand on pense où le peintre a dû aller la copier ! Moi, je vais vous le dire, à l'hôpital où s'achève la vie du plus grand nombre, ou à la morgue : c'est là que l'on peut connaître la vérité sur l'homme, et non sur les tréteaux de parade où meurt en beauté le monde comme il faut. Trop noir ! Et l'on dit cela pour les bitumes du fond, de cette nuit sans laquelle je vous demande un peu ce que c'est que la couleur, que la lumière, mais aussi et au-delà de la peinture, pour ce qui est peint. Car les prêtres voudraient que si la Vierge meurt, il y ait dans sa mort même une idée de la Transfiguration, que l'on sente la légèreté de l'Assomption prochaine dans ce cadavre. Voilà ce qu'ils attendent de nous, les peintres, ce qu'ils nous reprochent de ne point leur donner. Il nous faut être les transfigurateurs. Ceux de la Vierge ou ceux de Napoléon. Ah, vienne le temps où l'on nous baisera les mains pour avoir vu dans un marché, une foule, un bouge, une vérité humaine, une vérité de carrefour ! Alors on ne chassera plus des églises ou de ce qui en tiendra lieu, la violence des sentiments, la richesse des formes, les passions nues, l'expression qui se moque des convenances pour ne se soucier que de l'humanité ! Alors, devant l'homme qui souffre et saigne, on n'exigera plus de nous que nous peignions le Paradis dans les yeux des mourants, ni celui de Dieu, ni l'idylle de Trianon, ni le monde du Code Napoléon ! »

Augustin entendait tout cela comme quelqu'un qui s'est promené dans le Louvre avec une grande déférence pour l'art, et tous ces maîtres de Hollande ou d'Italie, mais sans bien savoir la différence entre ces peintures également vernies, dans leurs riches cadres lourds. Il ne se souvenait pas de cette Mort de la Vierge, le nom même du Caravage lui était nouveau. Il eût voulu en savoir davantage. Il le dit à son compagnon.

Et Géricault parlait dans la demi-obscurité du Palais-Royal, où tout ce qui les entourait avait jusqu'à la caricature ce caractère trivial, dont il n'est pas donné à tous de tirer la beauté. Augustin voyait l'usé des étoffes, le faux-semblant des visages, les tares et les vices imprimant sur l'expression des visages comme sur leurs traits leur griffe déformante, les corps repus, ou asséchés, les traces dans le physique des passants de la médiocrité de leur existence, l'absence d'air des logis, les fatigues quotidiennes, la rareté de l'eau, le prix de toute chose. Il voyait le mélange des effets sociaux qui juxtaposait ici les copies vénales d'une aristocratie déchue et les soldats désabusés d'une épopée dont il ne restait que les blessures et ces redingotes luisantes : on était dans le palais des Princes dont l'avant-dernier avait voté la mort de son cousin, le Roi, sur le lieu des anciennes écuries d'Orléans, et c'était cette arche de Noé des Galeries de bois, allant en travers du jardin, du côté Montpensier au côté Valois de l'édifice, où la pègre, la police, la gloire humiliée, la révolution et la luxure, grouillaient dans la nuit pluvieuse, et les pensées égarées de cette soirée folle de mars 1815.

Et Géricault parlait du Caravage et de sa vie. Comme ce peintre, qui sortait du peuple misérable, avait d'abord peint dans le goût de son siècle, et le Chevalier d'Arpin qui lui donna du travail l'utilisait comme un manœuvre à faire les ornements, les fleurs dans les tableaux qu'il signait. À Santa Maria della Scala, au milieu du chœur, il y a une vierge peinte à fresque qui est du Chevalier, et qui a tout ce qui manquait à la vierge du Caravage. Qui sait si celui-ci, qu'on devait chasser de cette église, n'y travailla point pour le compte de son employeur ? Mais quand il peignit pour lui-même qui, avec orgueil, se disait Naturalista, et c'était là un mot nouveau plein de fureurs et de défis, il s'éloigna de cette chaleur vénitienne de ses œuvres premières, ne gardant de Giorgione que la science des ombres, épris de contrastes, et voyant dans le contraste le principe même de l'art, et la chair de la peinture.

« J'ai copié son Christ au tombeau vers 1811, – dit Théodore, – c'est par là que je suis entré dans son âme. Mais je ne sais de sa leçon ce qui me transporte davantage : cette loi des oppositions, ou le choix même des sujets. Chez lui, tout est au contraire de ces femmes qui ont pour idéal le rouge qu'elles mettent sur leurs joues. La beauté est secrète, et non point d'ostentation. Il a peint des meurtres, les traîtrises de la nuit, l'ivresse, les tavernes, les ruffians aperçus à des coins de rues, il n'a point changé les vêtements du peuple pour en faire des séraphins ou des reines, et sa vie fut comme sa peinture, un vertige. Toute mêlée des dangers qu'il courut, représentant les bas-fonds et s'y mêlant. Que ne dit-on de lui ! À quelles bandes mêla-t-il vraiment ses nuits humaines, lui qui fit des nuits peintes d'où ses compagnons trop hardis surgissent avec leurs dents de loups et l'éclat des chairs aux flambeaux nocturnes ? Rome n'a guère gardé de ces images maudites, dues à ce fils prodigue. Il la quitta, pour avoir tué l'un de ses camarades au cours d'une partie de paume, dans le feu de la colère : il n'aimait pas les tricheries. À Naples, où il rencontra l'enfant Ribera, son élève, régnait alors la peinture de Bélisaire Corenzio, le Grec, dont le Chevalier d'Arpin s'inspira, dit-on, dès sa jeunesse. Mais il dut quitter cette ville espagnole, où la mode était au joli, et même Ribera le trahit pour raphaëliser. Trop noir, trop noir, mon pauvre Caravage ! Va, prends le bateau qui t'emmène dans les îles, car un peintre y est une aubaine, tant on s'ennuie et bâille à regarder la mer où les voiles sont rares ! L'étrange pays où il se fixa... J'imagine cette Malte à la fin du XVIe siècle, sous ses chevaliers errants, fixés enfin ici, entre les Espagnols et les Turcs, maîtres de hasard d'un peuple qui ne les aimait guère, mais les préférait à l'envahisseur ottoman. Quand le Caravage y tomba, les chevaliers n'avaient rien à faire, il y avait plus de trente ans que les Turcs n'avaient plus essayé d'y descendre. Si bien que le peuple les aimait moins encore. Les chevaliers d'abord s'entichèrent du proscrit, et lui donnèrent des esclaves musulmans. À quel jeu cette fois le Caravage se prit-il de querelle avec un Templier ? Si sa lumière était celle des prisons, il en fit alors l'expérience. Cela devait être quelque chose que de s'évader d'une geôle de Malte vers l'an 1600 ! On dit du Caravage qu'il était d'une force peu commune, et noir comme sa peinture, de poil et de cheveux. Comment gagna-t-il la Sicile ? Il ne dut guère s'y plaire, je ne sache pas qu'on y voie nulle part ses peintures. Il était trop près de Rome, il en prit la mélancolie, et ni Palerme, ni Messine, ni Syracuse ne purent le retenir. Mais comme il débarquait d'une felouque, quelque part près de Porto-Ercole, la Garde espagnole se saisit de lui, le prenant pour quelqu'un d'autre. À nouveau, il n'eut que, de très haut, le jour de souffrance des prisons. Quand on le relâcha, presque nu, et qu'il s'en fut sur le rivage à la recherche du bateau où étaient ses bagages et ses habits, il était déjà pris de ce mal fiévreux qui régnait alors constamment dans le royaume de Naples. Il n'y avait ici plus d'ombre, un homme seul et désespéré, dépouillé, dans le soleil torride du littoral, où rien ne permet qu'on y échappe. Sans soins, brûlant, tombant sur le sable, et la proie du délire, dans un monde enfin pleinement lumineux, comme ce que les gens de goût eussent voulu qu'il peignît, on ne le ramassa que pour mourir... »

On eût dit que la pluie le faisait exprès. Le méli-mélo du Palais-Royal avait quelque chose de plus ridicule et outré du fait que les personnages qui accouraient sous les arcades et les galeries étaient pour la plupart mouillés, les cheveux collés, les habits fripés, et partagés entre la terreur du lendemain et ses espoirs. Tout ce qu'on entendait des conversations faisait un salmigondis de châteaux en Espagne et de crainte des règlements de compte. Et il y avait ceux qui n'étaient pas encore bien sûrs que l'heure était venue de retourner sa veste, et ceux qui redoutaient de ne pas arriver à le faire. Et les pêcheurs en eau trouble, et les gens qui ont toujours une revanche à prendre, et les hommes pris de boisson, et aussi une sorte d'hilarité populaire à ce perpétuel jeu de massacre des puissants...

« Tout de même, – dit Augustin, – qu'allez-vous faire monsieur Géricault ? Si le Roi s'enfuit, vous allez le suivre ? »

La nuit tournait dans le jardin avec les rafales qui balançaient les quinquets des arcades. Demain matin, on rapporterait à la Nouvelle-Athènes L'Officier de Chasseurs et Le Cuirassier blessé, qu'on avait dû dépendre tout à l'heure des murs du Salon. Quand la pluie s'arrêterait, peut-être Horace Vernet viendrait-il chez son camarade, triomphant du retour de son dieu corse, mais aussi pour l'entendre parler peinture. Et, dans l'allée, là-bas, sur la porte du Temple grec, qui sait ? quand il raccompagnerait Horace, une jeune créole prenant l'air, les regarderait. Caroline...

« Non, – dit Théodore. – Louis XVIII peut partir. Moi, je reste. »