Depuis longtemps, les anthologies poétiques assemblent des pièces qui participent d'une même époque, d'une même « école » (La Poésie symboliste) ou qui illustrent un même thème (La Poésie amoureuse). En revanche, les recueils conçus et réalisés par un groupe de poètes sont rares. Les quelques exemples qu'on mentionne d'ordinaire sont exhumés par l'histoire littéraire.
Les deux recueils ici rassemblés, l'Album zutique (1871) et les Dixains réalistes (1876), s'inscrivent dans les marges du Parnasse, qui, au cours des années 1860, se révèle progressivement le bastion de la poésie française moderne1. La nébuleuse parnassienne rassemble des personnalités dont les esthétiques et les visées sont susceptibles de dialoguer à défaut d'être homogènes : Leconte de Lisle, qui a fustigé les « maîtres romantiques fatigués d'eux-mêmes » (préface des Poèmes antiques, 1852) ; Banville, auteur, avec les Odes funambulesques (1857), d'un exercice d'équilibre entre humour et virtuosité métrique ; Gautier, propulsé théoricien de l'« art pour l'art » depuis sa préface à Mademoiselle de Maupin (1835) et ciseleur « impeccable » d'Émaux et Camées (1852). Il faut également leur associer Baudelaire, qui fuit les écoles mais sert à tous de modèle. On trouve aussi Catulle Mendès, José Maria de Heredia, Louis Xavier de Ricard et François Coppée, parmi d'autres émules plus ou moins zélés. Leur regroupement est dû à un éditeur ambitieux, Alphonse Lemerre, qui aspire à occuper une position centrale dans « le camp des poètes » alors que le roman capte l'intérêt d'un large public. Installé passage Choiseul, près du Palais-Royal, entre la Bibliothèque nationale et le Théâtre-Français, il accueille des auteurs habitués de l'ancienne Revue fantaisiste dirigée par Catulle Mendès, de L'Art et de la Revue du progrès de Ricard, qu'il réunit dans une anthologie ambitieuse, donnant lieu à plusieurs séries : Le Parnasse contemporain, recueil de vers nouveaux. La première, dédiée au culte de la forme, paraît en 1866. Deux autres suivront, respectivement en 1871 (mais cette série est composée dès 1869) et en 1876. Placés sous la houlette des maîtres ou de leurs disciples, ces recueils mêlent aux invitations personnelles des propositions venues de toutes parts. Ils s'organisent à la manière du Salon officiel des beaux-arts qui honore les uns, admet les autres, et qui exclut sans pitié les œuvres jugées indignes.
Dès la première publication du Parnasse contemporain, quelques jeunes gens, parmi lesquels Paul Arène et Alphonse Daudet, prennent le parti de tourner en dérision ces auteurs qui se prétendent « contemporains ». Bien que demeurée confidentielle, leur plaquette, intitulée Le Parnassiculet contemporain, recueil de vers nouveaux (1866 ; deuxième édition augmentée en 1872), a servi de modèle, en raison de l'extrême soin qu'ils ont porté à sa rédaction ainsi qu'à sa fabrication. Celle-ci rivalise avec le format, la typographie « elzévirienne2 » et le beau papier qu'affectionne Alphonse Lemerre.
L'Album zutique et les Dixains réalistes héritent du Parnassiculet contemporain. Chacun procède d'un groupe et s'en prend, parmi d'autres cibles, aux poètes parnassiens. Ces derniers, au début des années 1870, ont quitté leur statut de prétendants pour devenir les législateurs et les juges dans le domaine de la poésie. S'ils ne sont pas encore consacrés par l'Académie française3, ils jouissent à la fois de l'estime de leurs pairs et d'un succès public. Le pouvoir qu'ils détiennent peut toutefois déranger. À plus forte raison quand, à l'image d'un Leconte de Lisle, ils se mêlent des affaires de la cité en adoptant une position conservatrice. Aux principes esthétiques qui inspirent les contestataires du Parnasse vont se mêler des différends politiques, directement liés à la chute du Second Empire, à la répression de la Commune de Paris et, par la suite, à l'incertitude qui fait succéder à la « République conservatrice » de M. Thiers, l'« Ordre moral » du maréchal de Mac-Mahon.
À la différence du Parnasse contemporain, mais dans la lignée du Parnassiculet, ces deux recueils assemblent une production de groupe que ne gouvernent ni maître ni jury. Ils empruntent au Parnassiculet sa verve, tout en partageant son irrévérence à l'égard des sommités du moment et de leurs credo. Mais alors que l'Album zutique est voué à une diffusion privée, circulant entre comparses de la main à la main – ce qui autorise toutes sortes d'incartades –, les Dixains réalistes (auxquels collaborent certains Zutistes et des poètes évincés par le jury du troisième Parnasse contemporain) sont destinés à la publication, ce qui impose d'évidentes contraintes. Dans tous les cas, au-delà des moqueries tantôt bon enfant tantôt insurrectionnelles, ces œuvres collectives donnent lieu à toutes sortes d'expériences. C'est aussi par elles que s'élaborent les renouveaux4.