La Maison du livre, de l’image et du son, à Villeurbanne, m’a donné carte blanche pour inviter chaque mois – en dehors des mois d’été – une personne de mon choix. Tenant compte des attentes d’un public peu homogène, j’ai choisi de solliciter des personnes très différentes : Bernard Lubat, musicien de jazz, poly instrumentiste, Pierre Sansot, sociologue, Tchangodei et Itaru Oki, pianiste et trompettiste de jazz, Ernest Pignon-Ernest, peintre et dessinateur, Steve Lacy, musicien de jazz. Sotiguy Kouyaté, griot et comédien, Vénus Khoury-Ghata, écrivain, Paul Baudiquey, passionné de peinture.
6 janvier
Bram van Velde : un contemplatif.
Bram Van Velde aimait à rester seul pendant des heures. Seul et désœuvré. Quand je songe à lui, je le revois à Grimaud, assis sous un olivier, passant l’après-midi à ne rien faire, occupé à simplement se parcourir, à errer en lui-même, à attendre que lui revienne le désir de peindre.
Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il ne connaissait pas l’ennui. À plusieurs reprises, il m’avait confié que c’était en demeurant inactif qu’il travaillait le plus. Travailler, pour lui, c’était laisser la pensée vaguer, garder l’affût, se tenir prêt à recevoir ce qu’elle découvrait et émettait.
Jusqu’à ses derniers jours, Bram a été possédé par le besoin de s’approcher au plus près de sa source, et de rester là, jouissant de ce qui le traversait ou éclosait à l’intime de ses limbes. Ce besoin qui a gouverné sa vie, a fait de lui un être à part, décalé, voué à une inévitable solitude. Une solitude qui certes lui était nécessaire, mais qui lui fut parfois lourde à porter.
À l’évidence, la peinture participait pour lui de cette soif. Elle était à la fois le moyen de vivre cette aventure et la traduction de ce que celle-ci lui octroyait. Elle pouvait naître du manque, d’un sentiment d’incomplétude et de déréliction, ou bien livrer accès à des instants où l’être s’engloutissait dans une calme sérénité.
8 janvier
Je me lève parfois la nuit pour corriger un mot dans un texte que j’ai écrit la veille ou quelques jours auparavant. De même, tel mot que je lis ou entends peut me faire prendre conscience qu’il doit se substituer à tel mot figurant dans un texte ou un livre éventuellement vieux de plusieurs années. Pourtant, quand je l’avais choisi, le mot en question ne m’avait pas paru discutable. Sinon, j’aurais trouvé mieux. Si donc, à des années de distance, j’ai eu la conviction qu’il devait être changé, c’est bien parce qu’inconsciemment j’avais perçu qu’il ne convenait pas. Ce qui m’étonne, c’est que cette perception inconsciente n’ait pas disparu alors qu’un long temps s’est écoulé, qu’elle soit restée suffisamment vivace pour m’avoir alerté quand il a fallu. Un exemple ? En entendant au cours d’une conversation le mot insoumission, j’ai immédiatement su qu’il devait remplacer le mot insubordination se trouvant dans une note de Journal rédigée un ou deux ans plus tôt.
Hier, Bernard Lubat à Villeurbanne. Je l’ai invité parce que j’avais lu il y a déjà longtemps une interview de lui qui m’avait intéressé. Il vient des Landes, de la terre, et très jeune, avec son père trompettiste, il jouait de l’accordéon dans les bals pour faire danser les gens. Aucune culture livresque. Une formidable passion de la vie. De l’accordéon, il est passé au piano, à la batterie, au vibraphone. Ensuite, ayant étudié le solfège, il est devenu arrangeur, compositeur, chef d’orchestre… A joué dans de nombreuses formations, s’est livré à toutes sortes d’expériences musicales, pas toujours concluantes. Un musicien difficile à situer. Un homme chaleureux, qui diffuse de la vie.
Hier soir, il a joué surtout de l’accordéon et nous a parlé de lui, de son aventure. Une bonne soirée.
15 janvier
Pendant longtemps, je n’ai rien su de ma mère. Elle était une absente, une absente tendrement aimée et à laquelle je n’ai cessé de rêver quand j’étais adolescent. Par la suite je me suis forcé à l’oublier et les années ont passé. C’est tardivement que le désir m’est venu de la faire revivre, de lui dessiner un visage, de lui reconstituer une vie avec mes mots. Non peut-être une vie, mais les lambeaux d’une vie trop tôt interrompue par la dépression et la mort.
En 1983, sous le coup d’une impulsion, j’avais écrit une dizaine de pages. Mais je n’avais pu aller plus loin. C’était trop douloureux. J’avais rangé et oublié ces pages. Mais en novembre, à Jujurieux, j’ai rencontré un vieux paysan dont je suis un peu l’ami, et en parlant avec lui, j’ai découvert que lorsqu’il était jeune, il avait connu mes parents. Je lui ai posé des questions sur ma mère, et les petites choses qu’il m’a apprises ont réactivé mon désir de la tirer de l’oubli. J’ai alors recherché et trouvé les pages déjà rédigées et j’ai poursuivi ce que j’avais ébauché douze ans plus tôt.
J’étais en train d’écrire lorsque j’ai dû m’interrompre pour pouvoir respirer. J’ai alors pris conscience de la tension dans laquelle je suis quand j’écris. Chaque fois que j’aborde la feuille blanche, j’ai à vaincre une résistance, à surmonter des inhibitions. Les causes m’en sont connues, mais je ne suis toujours pas parvenu à les annihiler. Alors quelles sont-elles ?
Les mots ne me viennent pas facilement. Peut-être est-ce dû au fait que ma pensée est confuse, empêtrée dans ses lourdeurs, ses tâtonnements, que je dois m’appliquer à la clarifier tout en cherchant les mots qui lui donneront forme et la fixeront sur le papier.
Je ne suis pas totalement libéré des admirations que je porte aux écrivains qui ont pour moi beaucoup compté.
J’ai un trop grand désir de bien faire, et ce désir ajoute une difficulté aux difficultés préexistantes.
Mais la cause la plus importante, je l’ai découverte récemment en travaillant à Lambeaux. Elle est liée à mon histoire, à une culpabilité provenant de ce que, inconsciemment, je me sentais responsable de la maladie et de la mort de ma mère. Or quand on s’éprouve coupable, on ne peut s’accorder le droit de prendre la parole. Les mots sont verrouillés au plus noir de la nuit, et les déverrouiller s’accompagne d’une lutte. Une lutte qui retentit sur le corps.
15 février
Ma mère, pourquoi m’as-tu abandonné ? Cette question qui a accompagné Dreyer sa vie durant, il l’adressait à cette mère inconnue qui l’avait abandonné à sa naissance. Mère célibataire, suédoise, elle avait dû aller accoucher au Danemark. Après être passé d’une famille à l’autre, son fils avait été adopté par les Dreyer, un couple qui ne lui a jamais témoigné la moindre affection.
Il était déjà jeune homme quand il a appris comment sa mère était morte : enceinte de quelques mois, elle avait voulu se faire avorter. À l’époque et dans son milieu, on croyait qu’en avalant des bouts d’allumettes enduits de phosphore, on provoquait un avortement. Elle avait absorbé des dizaines et des dizaines de ces bouts d’allumettes, et elle a agonisé pendant plusieurs jours, vomissant un liquide jaunâtre et épais. Autopsié, son corps avait été découpé et chaque organe prélevé. L’œuvre austère et sombre de Dreyer a inévitablement subi l’empreinte de cette blessure d’enfance.
J’ai découvert il y a plusieurs années sa biographie et j’ai voulu la lire en raison de l’histoire de sa mère. Alors que j’écris Lambeaux, il n’est pas étonnant que le souvenir de cette lecture me revienne.
18 janvier
Je savais depuis plusieurs jours que Torga était sur sa fin. Il est décédé hier à Coimbra. Avec lui, c’est une belle figure d’homme et d’écrivain qui disparaît. J’avais eu un vif plaisir à le rencontrer, et en cet instant, je me rends compte que je suis attaché à son œuvre, notamment à son Journal, En franchise intérieure. Avec d’autres, une note de ce même Journal m’avait donné à penser et s’était gravée en moi : La liberté est réflexion, conscience et autodiscipline.
3 février
Rencontre avec X…, qui est catholique. Selon elle, on ne peut pas vivre une aventure spirituelle si l’on est incroyant et si on n’a pas une pratique religieuse. Elle fait erreur. Cette aventure qui consiste à œuvrer en soi pour croître intérieurement, pour se connaître et se transformer, éventuellement tenter d’accéder à l’intemporel, n’a pas pour origine une croyance religieuse, mais une nécessité intérieure. Quand elle se manifeste, on est contraint de lui obéir. Mais si elle n’existe pas, rien ne peut la faire naître. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les croyants sont empêchés dans bien des cas de s’engager dans cette aventure. Croire en Dieu, être attaché à une église, c’est adhérer à des dogmes, des préceptes, des interdictions qui détournent le plus souvent de regarder en soi et de travailler à se déposséder de soi-même. Ils ont le tort de vouloir se renoncer avant d’être devenus eux-mêmes. Or on ne devient soi-même – un être vrai, lucide, désentravé – qu’après être parvenu à détrôner l’ego. Tant que celui-ci n’est pas éliminé, il détermine nos manières d’être, de penser et d’agir, quelle que soit la volonté qu’on peut avoir de s’oublier soi-même. Les bonnes intentions ne suffisent pas. Une quête spirituelle ne peut se concevoir sans l’exigeant travail d’élucidation et de clarification qu’elle implique.
18 février
Après avoir lu deux de ses livres, j’avais eu le plaisir de rencontrer Pierre Sansot, et dans le cadre de ma carte blanche à La Maison du livre, de l’image et du son, je l’ai invité. Je dois reconnaître que cette soirée n’a pas répondu à mon attente. Il n’empêche, c’est un homme fort attachant. Une évidence : il a toujours été en dehors des normes.
Il nous a raconté qu’avant de passer les dernières épreuves du bac, il est parti en vélo pour réviser quelques formules de chimie et il a aperçu un camp de gitans. Il est resté avec eux pour préparer son oral, et par la suite, il a vécu plusieurs mois en leur compagnie. Quand il a été professeur, il n’avait aucune ponctualité et faisait le désespoir de son proviseur.
Pour le présenter, j’avais lu plusieurs phrases des Pilleurs d’ombres. Je tiens à en recopier quelques-unes ici :
- Je me sentais happé par ce que je nommerais « des forces de retardement ». Je tombais en stupeur devant une porte cochère, l’arrondi d’un balcon, un visage entraperçu.
- En vérité, j’aimais les règles arbitraires, subtiles, biscornues. J’aurais voulu qu’elles soient encore plus compliquées. L’arbitraire, n’était-ce pas ce qui distinguait le jeu de la réalité. Or j’étais terriblement joueur et amateur de sensations rares.
- Pendant ces quelques mois de ma vie gitane, mes désirs et mes actes coïncidaient totalement. Je n’ai pas connu un seul instant de flottement, d’écartèlement, de repentir. Plus tard, j’ai vécu à ma guise, dans l’extravagance et la disponibilité qui me convenaient.
- J’étais soûl de tant de soleils et de nuits étoilées et de chants nostalgiques. Le Lot avait pénétré dans mes veines, ma peau était davantage prairie, brasiers, pruniers en fleur qu’épiderme humain.
- Chez les gitans, la paresse n’était pas une forme d’inactivité, mais une manière positive d’user du temps, d’être au monde, de conduire son existence.
- Je tenais les gitans pour des voyageurs parce qu’ils étaient des rêveurs. Ils possédaient une capacité singulière à voguer dans l’irréel. Ils savaient broder autour d’un minuscule événement, n’avaient pas honte de se contredire, d’aller à l’encontre du vraisemblable, de se parer d’exploits ou de rencontres extraordinaires. Ils n’avaient cure du vrai ou du faux. Ils avaient faim de merveilleux.
20 février
Ce matin, dans la rue, rencontre de Joël Vernet. J’ai pour lui une profonde amitié et regrette de ne pas le voir plus souvent. Jusqu’à vingt ans, il a vécu dans une ferme d’un village de la Margeride. Une famille de six enfants, mais maintenant ses deux frères et ses trois sœurs sont dispersés. Quand il avait dix ans, son père est mort d’un accident du travail.
Joël revenait de passer quelques jours dans ce village auquel il est resté attaché. Il m’a parlé de ses voyages en Afrique. Sa formation, il ne l’a pas reçue de l’Université, mais de la vie, et en lui c’est ce qui me plaît…
Rencontre de William Blank, un musicien suisse. Un être clair, intelligent, qui a le sens de l’essentiel et une forte personnalité. Il a commencé à écrire de la musique dès son plus jeune âge, et depuis, il n’a jamais cessé de composer. Il aime lire des poèmes, sait bien parler de la poésie, des espaces qu’elle lui ouvre. Sa femme est pianiste et il m’a offert le CD qu’elle vient d’enregistrer. D’origine portugaise, elle a été l’élève de Maria João Pires. (J’ai de cette dernière plusieurs enregistrements et lu un entretien qui m’avait beaucoup intéressé.)
En le quittant, j’avais le sentiment d’avoir rencontré un ami de longue date, tant au cours de ces deux heures l’accord entre nous a été profond.
23 février
Rencontre ce matin avec J. Elle est sage-femme et travaille à l’hôpital de C. Il y a quatre ans, elle a fait une dépression à la suite de laquelle elle a entrepris une psychanalyse. Elles étaient quatre sœurs et elle a eu une enfance difficile. Officier, son père était resté absent de sa famille pendant dix ans. Revenu, il a fait régner dans la maison une sévère discipline. Néanmoins, c’était un homme effacé et elle n’a jamais rien pu échanger avec lui. Sa mère était une mère mortifère qui lui a fait tenir un rôle de malade jusqu’à son mariage à dix-huit ans. Son couple vient de traverser une crise, mais elle a su se comporter intelligemment, et ils se retrouvent maintenant plus fortement unis.
Elle m’a aussi parlé de son métier qui lui fait vivre des choses violentes. Comme on le sait, tout accouchement est un moment fort, qui s’accompagne chez la parturiente d’un bouleversement tant physiologique que psychique. Au cours des trois jours qui suivent la naissance, la jeune mère est renvoyée à son enfance, aux rapports qu’elle avait avec sa mère, avec ses parents, et bien souvent, il lui faut se délivrer de ce qui la tourmente. Passé ces trois jours, elle se reprend et les confidences tarissent.
Plus souvent que par le passé, des mères abandonnent leur enfant, et chaque fois qu’un tel drame se produit, J. n’en sort pas indemne.
Elle a un visage fin, sensible, de belles lèvres mobiles, vivantes, expressives.
Elle est un être de qualité et ce qu’elle m’a confié et appris, m’a passionné.
Je suis en train d’écrire Lambeaux, de raconter la dépression dans laquelle ma mère a sombré après ma naissance, et les circonstances ont voulu que cette jeune femme m’entretienne de problèmes qui rejoignaient ce dont je parle dans mon récit. Je l’ai souvent remarqué : je rencontre quelqu’un ou j’ouvre au hasard un livre dans une librairie, et ce qu’on me dit ou ce que je lis fait directement écho à ce qui occupe ma pensée à cet instant-là.
26 février
Cette nuit, dans mon cauchemar, j’étais en prison, entouré par de hautes grilles noires, et je cherchais à convaincre mes surveillants de me laisser m’enfuir. Au réveil, j’étais étonné d’avoir fait ce cauchemar et je me suis interrogé. Je suppose qu’il avait pour origine ce que m’a raconté X… sur ses brefs séjours en prison.
Cet après-midi, mal de tête. Relu la thèse de Max Lafont : L’Extermination douce. Le grand public ignore encore que pendant la guerre les Allemands ont fait mourir de faim de quarante à cinquante mille pensionnaires des hôpitaux psychiatriques.
2 mars
Ce matin, en vue d’un petit texte à écrire, je suis monté à Fourvière. La vue plongeante sur la ville. Un long moment à la contempler. Le soleil dans la brume. Des toits qui luisent. La rumeur continue. La Saône en crue, d’un jaune terreux.
À flanc de colline, dans un bois encombré de ronces, un fort à l’abandon. Des grilles, une lourde porte de bois. On est soudain dans un autre monde. En contrebas, la surprise de voir du linge qui sèche sur un fil. Deux hommes assis près d’une cabane construite de bric et de broc, et qui apparemment, vivent là. Un large trou : l’arrivée d’un escalier venant du bas de la colline. Cet escalier est flanqué d’une sorte de gouttière qui servait à faire monter des obus.
Après la Commune, par peur des révoltes ouvrières, onze forts aux lourdes murailles ont été construits autour de la ville.
Derrière Fourvière, c’est immédiatement la campagne. Une ferme avec un grand pré, des arbres fruitiers, un jardin. Tout cela appartient à des institutions religieuses. Fourvière. De cette colline « où on prie » on a un regard pour la colline « où on travaille ».
Après avoir fait le tour de la colline, on débouche en haut d’un vaste espace circulaire. Il m’a fallu plusieurs secondes pour me rendre compte que j’étais au-dessus des deux théâtres romains.
Puis le parc au-dessous de la cathédrale.
En fin d’après-midi, rencontre avec une inconnue, cancérologue, venue de Poitiers. Un très bon échange.
3 mars
Lu dans le journal : après une dispute banale, une adolescente de quatorze ans a étranglé sa camarade dans les toilettes de leur lycée.
À la radio, un zek qui n’avait jamais parlé des années qu’il a passées au goulag, accepte de raconter ce qu’il a vécu. Et soudain, ces mots qui lui échappent :
– Vous n’allez pas me dénoncer ?
5 mars
Depuis plusieurs dimanches un clochard s’installe dans la rue, en face de notre immeuble. Il a une petite moto à laquelle est accrochée une remorque. Il a placé devant lui un gobelet destiné à recevoir quelques pièces, et assis sur un pliant, il lit le journal. Personne ne s’arrête.
Je descends pour lui parler. Il est allemand, mais connaît assez bien notre langue. Dans la remorque bâchée deux chiens sont couchés sur une couverture. Il ne vit que pour eux. De crainte qu’un jour ils n’aient pas assez à manger, il se déplace toujours avec une réserve de dix kilos de boîtes de conserve.
Nul ne lui avait prêté attention et son gobelet demeurait vide. Mais pendant que je lui parlais, un homme et ses deux jeunes enfants ont tourné autour de nous, mais en restant à distance. Puis des personnes se sont approchées, et des pièces ont tinté dans son gobelet. J’ai eu l’impression qu’il avait suffi que quelqu’un parle à cet homme pour que tombe la vague répugnance qu’il pouvait inspirer.
7 mars
Tant de gens mentent. Non délibérément, mais parce qu’ils vivent à côté d’eux-mêmes, dans l’ignorance de ce qu’ils sont.
8 mars
Au travers des oliviers, du cinéaste iranien Abbas Kiarostami. Un film prenant où sont montrées et dites des choses très simples. L’extrême beauté de la fin. La subtilité de la réponse donnée à la question posée par l’intrigue.
12 mars
Les bourgeons d’un marronnier de la place Bellecour que je surveillais depuis quelques jours, ces bourgeons ont éclaté. Chaque printemps, l’impression d’une délivrance.
Rencontre de H. Cinquante-sept ans, à la retraite, mais il me confie qu’il est comme un adolescent. Avec sa femme, il vient de passer quatre mois à Madagascar. Ils avaient loué une case et vivaient dans des conditions très frustes. Depuis qu’il ne travaille plus, il est face à lui-même et se trouve aux prises avec maintes questions. Il en avait dressé une liste et j’ai tenté de répondre à chacune d’elles. Je me suis senti très proche de lui.
16 mars
Soirée à Villeurbanne avec Tchangodei et Itaru Oki. Je connais Tchango depuis plusieurs années, et nous nous rencontrons régulièrement. Il a joué et réalisé des CD avec des musiciens de premier plan. C’est un intuitif qui ne se trompe guère quand il a à juger d’une œuvre. Itaru Oki, trompettiste japonais, m’a paru quelque peu étrange.
17 mars
Shirley Horn à l’Opéra. J’ai été déçu. Peut-être parce que j’attendais trop de ce concert.
D’une manière générale : je sens parfois chez des artistes de talent qu’ils n’ont pas accès à l’essentiel. Dès lors, ce qu’ils font ne peut pas nous donner une pleine satisfaction.
Le talent ne suffit pas. Il faut qu’il s’alimente à de profondes racines.
19 mars
Pour être vrai, il importe de n’avoir aucune image de soi et ne pas craindre de laisser voir le peu qu’on est.
À la prison des femmes de Rennes. D’emblée, une impression très différente de celle que j’ai éprouvée à la prison de Poitiers. Locaux peints. Une bibliothèque avec moquette et riche de nombreux ouvrages. Des femmes de tous âges et issues de milieux très différents. Une jeune Sénégalaise intelligente et cultivée. Une Libanaise. Des femmes d’une soixantaine d’années, dont une, distinguée, cheveux blancs et visage paisible.
J’ai visité la chapelle, un atelier, la salle de théâtre, le salon de coiffure, et une « division » : un long couloir fermé sur lequel donnent les cellules. Une détenue m’a offert d’entrer dans celle qu’elle occupe. Un espace très exigu, aux murs couverts de photos. Une impression d’intimité. À tel point que j’aurais aimé passer là quelques jours.
Sur ces deux cent soixante détenues, onze sont condamnées à la perpétuité. Elles travaillent de sept heures et demie à treize heures et demie, en ayant un quart d’heure de repos. Jusqu’à dix-neuf heures, elles sont libres de suivre différentes activités. Puis elles sont enfermées dans leur cellule de dix-neuf heures à sept heures du matin. Les repas sont pris en groupe.
Les prisons de femmes ont été construites au XIXe siècle et initialement, les gardiennes étaient des religieuses.
Les femmes qui étaient venues à la bibliothèque m’ont semblé avoir bon moral. Elles étaient détendues, et deux ou trois, dont l’une des bibliothécaires, étaient même joviales. Il n’empêche qu’il y a deux mois, une détenue de trente ans s’est suicidée. Une mort vivement ressentie par chacune d’elles. Pour empêcher qu’on ne se jette dans la cage d’escalier, un filet y est tendu.
Au début, j’étais impressionné, mais leur bonne humeur m’a très vite mis à l’aise. J’ai fait tout mon possible pour tenter de les rejoindre, dire des choses qui pouvaient les concerner.
J’ai profité de me trouver à Rennes pour rendre visite à Éloi Leclerc, ce franciscain qui a écrit plusieurs ouvrages, notamment sur François d’Assise. J’ai lu ces livres et leurs qualités d’écriture m’ont convaincu que cet homme avait dû longuement cheminer en lui-même et comprendre beaucoup de choses. Il a un visage fin, des cheveux blancs et une grande douceur. Il a été professeur de philosophie pendant de nombreuses années dans une petite ville près de Strasbourg. À vingt ans, il a été déporté à Buchenwald. À la fin, quand les armées alliées approchaient, les Allemands ont transféré les survivants de Buchenwald à Dachau. Vingt et un jours d’un voyage hallucinant. Encore maintenant, il se demande comment il a survécu. Ils étaient entassés dans des wagons de marchandises ou des wagons à charbon, sans toit. C’était en avril. Il faisait froid, il pleuvait. Ils étaient tous d’une grande faiblesse. Certains mouraient, d’autres devenaient fous, d’autres encore qui avaient bougé ou faisaient mine de se lever, étaient instantanément abattus. Les Allemands ne savaient que faire d’eux. Tout autour, la panique, la débâcle. Parfois, un pont venait d’être détruit par un bombardement, et leur convoi restait deux ou trois jours en attente sur une voie de garage. Ils étaient affamés, assoiffés, exténués, hagards, et quant à lui, il avait la conviction qu’aucun d’eux n’en réchapperait.
De retour en France, sa santé a été longtemps chancelante et il a eu beaucoup de mal à se remettre. D’autant qu’il a traversé une grave crise religieuse.
Il ne peut pas écrire ce qu’il a vécu, car lorsqu’il songe à ces jours d’horreur, il est repris par des cauchemars.
Avant de le quitter ici, je veux copier ces lignes tirées d’un de ses livres : J’en suis intimement convaincu, seuls les messages qui jaillissent d’une authentique expérience humaine disent quelque chose d’essentiel à l’homme. Seuls de tels messages peuvent remuer le monde.
La veille, j’avais eu une très belle rencontre avec Jean-Yves Erhel, un journaliste passionné de littérature qui traduit des livres du polonais.
24 mars
Pendant mes longues heures de train, j’ai lu avec un intérêt des plus vifs La Trahison des Lumières. Essai sur le désarroi contemporain de Jean-Claude Guillebaud. Et dans un tout autre genre, Cent vues du mont Fuji d’Osamu Dazaï. Après plusieurs tentatives de suicide, il est parvenu à se donner la mort en 1948, en entraînant une femme avec lui. Il avait trente-neuf ans. Une vie de doutes, de tourments, de continuelle souffrance. Profondément ému par cet homme, par le destin qui fut le sien.
27 mars
J’ai écrit les premières pages de ce qui est devenu Lambeaux en 1983. Je me réjouis maintenant de savoir que douze ans ont passé avant que j’aie pu les reprendre. Ces années m’ont permis de mûrir, de me détacher de mon histoire, de mieux la comprendre, de mieux cerner ce qui est à la racine de mon besoin d’écrire. Je peux ainsi me tenir à distance de ce que je raconte.
28 mars
Lambeaux n’est pas un bon titre. Il est en contradiction avec la seconde partie du livre où je montre la constante volonté que j’ai eue de me construire et de toujours mieux participer à la vie. Mais au début je pensais n’écrire qu’un texte sur ma mère, et c’est en songeant à elle que ce titre s’était imposé. J’ai donc voulu le garder tout en sachant que j’aurais pu en trouver un meilleur. Ces lambeaux de vie, je les voyais à l’image de ces lambeaux d’affiches déchirées qui pendent parfois sur de vieux murs, des lambeaux que le soleil et la pluie décolorent, que le vent finit par arracher et plaquer au sol où ils pourrissent dans une flaque d’eau noire, mêlés à des feuilles mortes.
29 mars
L’écrivain est celui qui parle pour ceux qui ne peuvent prendre la parole. Et aussi, pour ceux qui sont coupés d’eux-mêmes, n’ont pas accès à leur intériorité.
Dans Lambeaux, je prête ma voix à mes deux mères et elles s’expriment à travers moi.
6 avril
Ernest Pignon-Ernest est un passionnant conteur. Il nous a amplement parlé de son travail, de la manière dont il conçoit ses images en fonction des villes où il va les coller. Je l’ai invité en raison de l’intérêt que je porte à ce qu’il crée et je suis heureux de pouvoir noter ce soir que l’homme ne m’a pas déçu.
8 avril
Ancien enfant de troupe, Charles Silvestre est journaliste. Il connaît mon histoire et selon lui je serais un romantique. Mais un romantique à l’écriture sèche. Il est vrai que je recherche la nudité. Mais il est non moins vrai que j’aimerais qu’affleure sous cette nudité l’humus qui la nourrit.
13 avril
Henry me raconte que les patients qu’il reçoit en analyse n’ont pas à régler des problèmes résultant de leur enfance, des mauvais rapports qu’ils auraient eus avec leurs parents. Ce dont ils souffrent, c’est d’un désarroi existentiel. Qui suis-je ? se demandent-ils. Que signifie être, vivre ? Que faire de ma vie ?
Aujourd’hui, j’ai achevé Lambeaux.
Une somptueuse journée d’été. Déjeuner entre M.L. et Pola au restaurant du parc de la Tête d’Or, sur la terrasse. Tandis que mon regard errait sur le lac, la page qui aurait à conclure le livre s’est composée en moi. J’ai presque envie de dire : à mon insu. Les mots m’ont été donnés. J’avais hâte de rentrer pour pouvoir consigner ces phrases qui battaient entre mes tempes et que je redoutais de perdre.
3 mai
Je peux dire en toute franchise que je n’ai jamais été en conflit avec qui que ce soit, que je ne sais pas ce que signifie détester quelqu’un ou le haïr. Je ne pense même pas m’être mis une seule fois en colère au cours de ces dernières décennies. Cela n’est évidemment pas le résultat d’une contrainte que je m’imposerais. Je suis ainsi fait que lorsque autrui a une réaction ou un comportement qui pourrait me choquer ou me blesser, je devine, je pénètre ses motivations, ses sentiments, et je finis par comprendre qu’il ne pouvait réagir ou se comporter autrement. Je pense que cette attitude de fond qui est la mienne peut s’expliquer par ma capacité à ressentir autrui, à m’immiscer en lui, à éprouver ce qu’il éprouve. C’est ce qu’on appelle de l’empathie. Souvent, au cours d’une conversation un peu poussée avec quelqu’un, je perçois les mouvements de sa pensée, accompagne le cours de ses idées, me glisse en lui jusqu’à m’approcher de ce qui se trame au profond de lui-même.
Je suis abusé par mon imagination ? Pas du tout. C’est si vrai que lorsque la conversation se poursuit, j’ai parfois la confirmation de ce que j’ai perçu – deviné – pressenti.
Adolescent, j’avais déjà cette capacité à ressentir l’autre et à pouvoir le comprendre. Mais je n’en avais pas conscience… Tout se passait à mon insu.
À Aix, le sergent Michelin était notre chef de section (peut-être ai-je déjà évoqué ce souvenir dans un Journal antérieur). Constamment en rogne et amer, il nous menait la vie dure, était toujours à nous harceler, à aboyer après nous, et toute la section le détestait. Mais moi, sans savoir pourquoi, je n’arrivais pas à le détester. Il me paraissait non une peau de vache, mais un homme malheureux. Parfois, quand c’était possible et sans être conscient de ce qui me poussait vers lui, j’essayais de lui parler. Il ne me rembarrait pas, me donnait l’impression qu’il devenait quelqu’un d’autre, que j’avais affaire à un être blessé, qu’il me savait gré de voir qu’il n’était pas celui qu’on croyait. Dans le courant de l’année, nous avions appris que quelques mois plus tôt, sa femme lui avait préféré un aviateur.
4 mai
Une des qualités premières que doit posséder un écrivain : aimer la vie, avoir le sens de la vie, savoir l’accueillir, l’absorber, la savourer… Ce que je dis là est une évidence. Mais un fait demeure : il n’est pas si facile de totalement s’ouvrir à la vie. Pour aller au-devant d’elle sans rien refuser de ce qu’elle charrie, il faut avoir fait tomber les défenses qui avaient à nous protéger de ses coups.
5 mai
Dimanche de mai
le village au loin
assis tous trois sur un talus
en bordure de ce champ
silencieux fermés sombres
yeux noirs cheveux noirs
moustaches noires épais sourcils
les coudes sur les genoux
pendant dans le vide
silencieux et fermés sombres
écoutant leur sang parler
du lointain pays dont ils ont dû s’exiler
et je viens à eux
et ce sont quelques mètres
interminables
sous leurs regards
qui s’étonnent
je les salue
en inclinant la tête
il y a ce long long
cet effroyable silence
et mon sang m’assourdit
et je vois leurs visages de pierre
s’assombrir davantage
et je suis là debout
face à eux qui sont assis
et j’entends l’air crisser
et le silence vibre
et je bafouille quelques mots
et le plus hardi de sa voix rauque
oui oui papiers travail travail
leurs visages toujours de pierre
les respirations suspendues
moi ne sachant de faire que dire
puis comprenant soudain
ce qui vient de se jouer
et par cela même
dérouté contrit honteux
ne sachant que faire que dire
et alors montrant le ciel
d’un ample mouvement du bras
beau beau printemps soleil
et les sourires qui éclatent
les yeux qui rayonnent
immédiatement tendu
notre chaleureux dialogue
sans mots
et lorsqu’il faut se quitter
les vigoureuses poignées de main
qui se prolongent
plus tard
la lumière veloutée
du champ de colza
dans la lumière du soir
8 mai
Quand on écrit, vouloir éviter le convenu ne doit pas conduire à avoir une écriture recherchée. Si parfois il me fallait choisir entre les deux, je préférerais me satisfaire du convenu plutôt que de verser dans le recherché, lequel a nécessairement un côté factice et maniéré.
10 mai
L’énorme présence immuable du monde physique. Les murs, les maisons, les routes, les villages, les villes, la terre, les champs, les arbres, les forêts, les montagnes, la mer… En dehors des heures où nous dormons, nous avons constamment à compter avec lui. Il est inévitable qu’il nous détourne de ce monde invisible que nous recelons, qu’un rien peut étouffer et réduire au silence. Pourtant, ce monde invisible est le foyer où s’enchevêtrent nos sensations, émotions, sentiments, passions, idées…, et c’est lui qui gouverne nos vies. Rien de commun entre ces deux mondes qui s’envahissent mutuellement et que nous avons à tenter d’ajuster l’un à l’autre.
Steve Lacy à Villeurbanne. Je l’avais rencontré dans la boîte de jazz que tient Tchango sur les quais de Saône. Je savais qu’il était un grand musicien, mais en février, Jazz-Magazine lui a consacré un numéro dans lequel de nombreux musiciens parlent de lui, et ce qu’ils en disent montre qu’ils le placent très haut. – Il joue avec énergie dans un style extrêmement rigoureux tout en gardant chaleur et expressivité. – Un solo de Steve Lacy, c’est comme une œuvre de Giacometti : le choix difficile de ne matérialiser que l’essentiel. – Il a un langage et un son. Je pourrais le comparer à un sage. Et ces mots de Archie Shepp : – Il a une grande personnalité et beaucoup d’humilité. Tout est original en lui.
À la fin d’un entretien, on demande à Steve Lacy s’il a connu des « traversées du désert » : – Je connais bien le désert… Et aussi l’enfer, la misère, le doute, la frustration. Il faut passer par là.
13 mai
Je voudrais être un autre, ne rien connaître de ce que j’ai écrit et découvrir quelques-uns de mes livres. J’aimerais savoir s’ils ont le pouvoir de remuer une sensibilité, de faire rêver comme m’ont ému et fait rêver tant de livres qui ont laissé en moi leur empreinte.
Si je pouvais vivre cette expérience, connaîtrais-je ce que j’ai connu en lisant ces livres qui m’ont empoigné, ces instants où la vie me secoue, où elle me hisse au plus haut, où elle m’emplit de sa surabondance ?
15 mai
Refuser d’être soi-même, c’est encore être prisonnier du moi, de ses problèmes et complications. Ce n’est nullement être engagé dans le renoncement à soi-même. Celui-ci exige précisément d’éroder le moi jusqu’à le faire disparaître.
Je cherche à prélever ce qu’il y a de durable dans l’éphémère de mes jours.
8 juin
Sotiguy Kouyaté est griot, conteur, musicien, comédien à la scène et à l’écran. (En réponse à mon invitation qui ne concernait que lui, il est venu accompagné de plusieurs personnes, ce qui a posé des problèmes d’intendance !)
Une passionnante soirée qui a connu un grand succès. Il a invité l’un de ses fils – étudiant en architecture – à monter sur scène, et il a improvisé avec lui tout en dialoguant avec le public. Quel talent et quel métier ! Il a achevé la soirée en récitant – mimant – interprétant « Le renard et la cigogne ». Les enfants, assis sur le sol au pied de la scène, hurlant de joie, auraient voulu que le spectacle se poursuive.
13 juin
Je retrouve ce très beau texte du torero Paco Ojeda paru dans Libération il y a déjà sept ans. Il y exprime des choses fort justes, mais je ne peux en prélever ici que des bribes.
– Le travail d’écrire et celui de toréer ressemblent au métier de forgeron. […] L’artiste véritable travaille avec un matériau dur qui ne s’ajuste pas à ses idées. Dans la forge, il les fait fondre pour les assouplir et leur faire prendre la forme désirée. […] La forge de l’artiste doit toujours être en activité. […] Pour avoir une forge, il faut savoir être seul.
Une longue souffrance, il arrive qu’elle dénude celui qu’elle accable, qu’elle le simplifie, qu’elle le conduise à être vrai, et par là même, qu’elle le rende hypersensible à ce qui peut éventuellement être inauthentique chez autrui.
Pendant une quinzaine d’années, jusqu’à quarante ans, j’ai perdu beaucoup de temps (écrivant ces mots, je me rends compte qu’en ce domaine, dire qu’on gagne du temps ou qu’on en perd, n’a peut-être pas grand sens). Mais je n’ai pas à m’en faire le reproche. À l’époque, j’avais trop de problèmes et l’écriture comportait pour moi trop de difficultés. Par la suite, je pense avoir toujours travaillé avec assiduité, m’être tenu à ma table chaque fois qu’il le fallait. Pourtant, ce n’est qu’en de rares moments que j’ai pu me donner totalement à ma tâche. Le plus souvent, j’étais divisé, tiraillé par le désir obscur de m’échapper, de me libérer de ce qui m’entravait. Je ne sais d’ailleurs d’où me vient ce besoin de liberté qui n’a cessé de me travailler. De mon enfance ? De mes années d’enfant de troupe qui m’auraient laissé une faim de liberté jamais assouvie ? D’une nécessité profonde, liée à cette exigence que j’ai toujours eue de traverser l’éphémère pour tenter d’atteindre l’immense, l’intemporel ? Je ne sais vraiment pas. Encore maintenant, je sens en moi cette fêlure lorsque j’écris. Or il suffit d’une brèche infime pour que l’énergie elle aussi se fissure. D’où cette constante insatisfaction qui accompagne toujours mon travail.
20 juin
Pour trouver à énumérer dans Lambeaux : ceux qui… ceux que…, j’avais d’abord pensé à ceci :
- ceux qui n’ont pas eu la force
d’aller au-devant de la vie
- ceux qui ont eu peur de leur soif
et l’ont étouffée
- ceux qui ont été jetés à terre
et n’ont jamais pu se relever
- ceux que la souffrance
a laminés
- ceux que la soif a abandonnés
en cours de route
- ceux qui saignent
en permanence
- ceux qui se haïssent
d’avoir raté leur vie
- ceux qui ne sont qu’amertume et ressentiment
- ceux qui ne tolèrent pas
que la vie ne réponde pas à leur attente
et se laissent couler
- ceux qui ont étanché leur soif
à la première source venue
- ceux qui ont cherché
et se sont perdus
- ceux qui se figurent avoir trouvé
avant même de s’être mis en chemin
- ceux qui chaque soir pensent
que le lendemain sera un bon jour
pour larguer les amarres
- ceux qui ne se sont jamais risqués
à faire le premier pas
et se moquent de ceux
qui n’avancent qu’en tâtonnant
- ceux qui envisageaient de renoncer
et voient soudain poindre
la lueur qu’ils n’espéraient plus
- ceux à qui tout est donné
et qui ont trouvé
sans avoir eu à chercher
3 juillet
Gauguin, dans une lettre à Strindberg : Si notre vie est malade, notre art doit l’être aussi. Qu’il le veuille ou non, l’art est toujours le reflet d’une société et de ses problèmes. Mais si la société est malade – et depuis que Gauguin a écrit ces mots, la maladie est allée s’aggravant – l’art ne devrait-il pas plutôt la stigmatiser, nous inciter à la combattre, à nous protéger de ses atteintes ? Actuellement, nombre d’artistes ne font que reproduire le mal-être général, que nous donner à voir les effets de la maladie, mais ils n’apportent rien qui pourrait aider leurs semblables à ne pas se laisser gangrener.
5 juillet
J’ai vécu le retrait
le repliement la solitude
auxquels m’astreignait
le périple de la quête de soi
et la voix que j’étouffais
ne cessait d’implorer
accordez-moi un sourire
une poignée de main
ce signe d’amitié
qui apaiserait le besoin
que j’ai de vous
7 juillet
J’ai appris avec retard le suicide de Marie Balvet. Elle avait quarante-six ans. Je l’avais rencontrée mais je la connaissais peu. En 1989, elle m’avait envoyé La Raison d’être, un de ses livres. Il laissait déjà prévoir le geste auquel elle a été acculée. Je ne savais pas qu’elle avait fait de brillantes études, qu’elle avait de multiples dons : essayiste, comédienne, metteur en scène, chanteuse. Je viens de relire La Raison d’être. Que de souffrance. Un de ces êtres brûlés par la faim qui les possède. Je suis bien triste.
10 juillet
Pour une revue :
Notre réalité interne, je me la représente comme un magma. Un magma constitué par la lourde masse de l’inconscient, la riche mémoire du vécu, et aussi par des besoins, des désirs, des sentiments, des passions, des idées, des peurs, des blessures, des émotions… Ces multiples composantes s’entremêlent, interagissent les unes sur les autres, fusionnent ou se combattent, semblent disparaître ou se manifestent avec véhémence, animées qu’elles sont par des énergies à l’intensité variable. Ainsi, fluide ou pâteux, amorphe ou effervescent, prisonnier du gel ou porté à l’incandescence, ce magma connaît les états les plus divers, passe parfois en un éclair d’un extrême à l’autre. Il peut arriver en outre qu’en lui fulgure une vive lumière, mais le plus souvent, il n’est qu’énigme et ténèbre.
Écrire, c’est se tenir au plus près de ce magma, demeurer à l’affût de ce dont il est le siège, percevoir le murmure par lequel il se fait entendre.
Cette voix qui parle en moi, elle induit les mots que je couche sur le papier. C’est elle qui les choisit, les articule, leur imprime un rythme, leur octroie poids et couleur, les combine de telle manière qu’ils produisent une certaine musique. Elle naît en ce lieu où s’élabore la pensée, où cohabitent la douleur d’être, la conscience du tragique de notre condition, et également la joie d’exister, le bonheur de toujours mieux adhérer à la vie. Le heurt, mais je pourrais aussi bien dire : la fusion de cette douleur et de cette joie, a pour effet de me centrer, de me rendre plus grave, plus conscient de ce que je perçois comme étant l’essence de la vie.
Voilà pourquoi la voix qui suscite mes mots ne peut être que sourde, empreinte de gravité, ne peut être que l’expression de ces instants où j’ai la sensation de me trouver au centre du magma, au cœur de la vie, transi d’effroi et exultant.
Quand la voix parle, il arrive qu’une autre part de moi n’accepte pas ce qu’elle dit. Passant au crible ce qu’elle énonce, je dois le clarifier, le nuancer, l’affiner, ou bien encore le rejeter. Chaque fois qu’elle m’alerte, je n’oublie pas de me demander : quelle est la source de ce qu’elle balbutie ? Se fait-elle le porte-parole de telle de mes particularités qui ne présente aucun intérêt ? Ou bien est-elle alimentée par cette région commune à bien des humains, ce qui lui permettra de dire des choses en lesquelles ils auront chance de se reconnaître ?
Écrire, c’est demeurer dans le silence, à l’écoute de ce murmure si ténu, si fragile qu’un rien l’étouffe et le fait disparaître. C’est aussi restituer le plus fidèlement possible tant les mots qu’elle prononce que ce dialogue que j’entretiens avec elle.
Ce que j’aime, c’est lorsque cette voix enfouie s’exprime avec netteté et fermeté, semble monter de cette zone lointaine où les mots que j’ai amassés se décantent, se régénèrent, reprennent vie et sens. Convaincu alors qu’elle dit vrai, je n’ai plus qu’à transcrire le poème ou la note de Journal qu’elle me dicte et à quoi je n’ai rien à reprendre.
Ma voix physique et ma voix intérieure ont un même timbre, un même débit, un même rythme. L’une est la réplique de l’autre. Aussi n’ai-je pas besoin de reprendre à haute voix ce qui s’écrit. Les mots que j’ai tracés après les avoir entendus, je n’ai plus qu’à les parler mentalement pour vérifier que rien n’altère la musique qu’ils émettent.
13 juillet – départ pour Bangkok
Aéroport de Bangkok, le 14 juillet
Lek nous attend. Bonheur de le retrouver et de ne pas nous sentir seuls après ce long voyage !
Quand nous sortons de l’aéroport, la chaleur s’abat sur nous, et tels des poissons qui viennent d’être tirés hors de l’eau, nous cherchons notre respiration. Reçus par nos amis Lek et Janine Nakarat avec lesquels nous allons vivre pendant tout le séjour.
Ville grouillante. Circulation infernale. La pollution qui en résulte. Quand un feu rouge passe au vert, c’est le vacarme de dizaines et de dizaines de scooters qui démarrent à toute vitesse, puis se faufilent entre les voitures immobilisées par un bouchon. Des embouteillages qui durent deux ou trois heures. Le long des rues, les branches des arbres qui se dressent devant les maisons sont traversées par des paquets de câbles électriques. Des trottoirs étroits sur lesquels travaillent de petits artisans. Cette femme avec une antique machine à coudre, comment peut-elle tenir pendant des heures en cet endroit : ces passants qui butent sur elle, l’agitation de la rue, le bruit, les gaz d’échappement…
Dans la rue proche de chez la maman de Lek, on trouve de nombreux petits étals de plats tout préparés, chauds ou froids, fort bons, qu’on emporte dans de petits sachets transparents.
Promenade en bateau sur les « klongs » : ces canaux au bord desquels se dressent de pauvres maisons de bois bâties sur pilotis. Contraste entre des temples, quelques belles demeures et ces habitations. Un marché sur l’eau avec de nombreuses barques chargées de fruits, de légumes, de plats prêts à être consommés. Une eau qui est loin d’être transparente et où pourtant des enfants nus se baignent, où des gens font leur toilette. Aux abords, c’est l’enchantement d’arbres couverts de fleurs : flamboyants, hibiscus, bananiers, cocotiers…
Découverte de la campagne. Une plaine couverte de rizières. Visite d’un temple du XIIe siècle, construit en briques de latérite. Un bouddha apaisant la terre, haut de quinze mètres et enserré dans un espace étroit entre deux énormes blocs de pierre.
Le frère de Lek est gouverneur d’une province et nous voyageons dans les meilleures conditions.
Départ pour la montagne. Nous nous rendons dans une tribu retirée là où prend fin une piste qui traverse la jungle. Le village : quelques maisons de bois sur des piliers et un lieu sacré – un espace circulaire à ciel ouvert, d’une dizaine de mètres de diamètre et entouré par des branches bien taillées, hautes d’environ un mètre cinquante. Le sol est de terre battue et c’est là qu’ont lieu certaines cérémonies. Un des hommes présents nous montre comment se déroule une cérémonie en jouant de la flûte.
Dans le village, seuls sont présents des vieillards qui gardent les enfants et quelques femmes enceintes. Les hommes et les femmes valides sont au travail dans la forêt. En nous apercevant, les femmes se cachent et les enfants apeurés se sauvent en pleurant. Ils n’ont jamais vu d’Européens.
À la frontière birmane. Des femmes et des enfants franchissent le fleuve pour se livrer à de petits trafics. En s’approchant de moi, un gamin ouvre son anorak et exhibe des paquets de cigarettes. Une jeune femme vend des boîtes en laque. Ému par sa tristesse, par son regard douloureux, je lui en ai acheté une.
La mère du roi est décédée. Deuil national qui va durer trois mois. Tout Bangkok est habillé de noir. Quand nous passons devant un temple, le chauffeur de taxi klaxonne discrètement et salue en s’inclinant.
Visite d’une très ancienne maison chinoise. Elle est toujours habitée et les propriétaires nous font découvrir ce joyau du passé.
Longue balade en bateau sur une retenue d’eau qui semble être un lac. Nous sommes les seuls étrangers. Sur la rive, isolé, un temple habité par un bonze. Quelques singes sur une colline. Le bateau fait halte près de quelques maisons flottantes reposant sur des tiges de bambou. La grotte de Bouddha. Pauvreté, dénuement.
Au cours de la nuit, nous nous retrouvons sur le gaillard d’avant pour suivre la délicate progression du bateau qui glisse entre des falaises ne ménageant qu’un étroit couloir. Frappé par la clarté du ciel où la Voie lactée et les étoiles brillent d’un éclat particulier. Nous devions visiter un village mais certains habitants ont le choléra…
Visite de deux temples. Puis d’une ferme où l’on cultive les orchidées. Les plantes sont pendues par des fils de fer accrochés à la verrière.
Un village de potiers. J’admire leur habileté, la sûreté de leurs gestes. La qualité de leur production.
Lek et Janine nous emmènent dans une petite usine de soierie où l’on dévide des fils de soie pour les mouliner et les teindre. Une jeune fille plonge les cocons dans une eau bouillante et les ressort pour dévider le fil. Elle travaille ainsi toute la journée dans l’humidité et l’étouffante chaleur du brasero.
Ce matin, en prenant une douche, j’ai fait un geste si brusque que je me suis déplacé une vertèbre. Douleur aiguë. Impossibilité de marcher. Lek, Janine et M.L. sont allés visiter un temple et je suis resté à la maison, étendu sur un lit.
Chaleur moite, étouffante. Le climatiseur fait un tel boucan qu’à tout moment il me faut l’arrêter.
J’ai tué le temps en lisant Face aux ténèbres, ce livre de William Styron dans lequel il raconte la dépression qui l’a accablé en 1985 alors qu’il avait soixante ans. Ce livre est paru en 1990, mais bien que le possédant, je n’avais jamais eu l’occasion de l’ouvrir. Aujourd’hui, il m’a fort intéressé. Il décrit un enlisement que j’ai connu.
Dans la première partie, Styron parle de Romain Gary qui a traversé la même épreuve. Et aussi de Camus qui avait confié à Gary qu’il était déprimé et pensait souvent au suicide. Parmi les artistes, la liste est longue de ceux qui ont effectué cette « descente aux enfers ». Certains d’ailleurs n’ont pu se rétablir et se sont supprimés.
La dépression de Styron était si grave qu’il a dû être hospitalisé pendant sept semaines. Les médicaments et un psychiatre l’ont remis sur pied et il semble qu’il ait maintenant retrouvé le goût de vivre.
Il est l’auteur d’une œuvre importante, mais celle-ci ne lui a pas permis de se connaître. Jamais je n’avais tellement réfléchi à la dimension inconsciente de mon travail. Mon étonnement à lire ces mots. Qu’il ait écrit en une quarantaine d’années quelque deux mille page sans avoir sondé ce qui s’agitait en lui, m’est rigoureusement incompréhensible.
Trois causes ont pu être à l’origine de sa dépression : l’arrêt brutal d’une consommation d’alcool qui durait depuis une quarantaine d’années ; un facteur génétique, son père ayant souffert de ce mal ; enfin le décès de sa mère survenu quand il avait treize ans. Ce type de catastrophe et de deuil précoce – la mort du père ou de la mère, avant ou pendant la puberté – est un trauma capable de provoquer des dégâts irréparables. Ce « deuil avorté », le chagrin qu’il n’a pu vivre ni dépasser, a entretenu en lui par la suite des germes d’autodestruction et de dépression.
Il a plusieurs fois envisagé de se suicider, et il note qu’il est difficile d’écrire la lettre qu’on laisse avant de tout quitter. J’ai d’autant mieux compris cette remarque que j’ai rédigé une telle lettre à trois reprises. On veut donner des explications, se justifier, demander pardon à ceux qu’on plongera dans la peine, mais la mort toute proche fait paraître ce qui pourrait être dit tellement insuffisant, tellement dérisoire, tellement inutile, qu’on se résout à ne rien écrire.
La lecture de ce petit livre a fait resurgir bien des choses que j’ai vécues, mais je n’en ai pas été affecté. J’ai maintenant de solides fondations.
Le lendemain, nous traversons le fleuve sur un « longue queue » qu’on doit prendre en sautant car il ne fait que s’approcher de la berge. Nous allons visiter le grand temple qui se dresse sur l’autre rive. Des bâtiments rutilants dans un grand espace. La visite est assez longue.
Pour entrer dans un temple, on doit retirer ses chaussures. Comme je ne pouvais me baisser, M.L. s’agenouillait devant moi pour les délacer. On nous regardait avec étonnement ! Alors je me tenais le dos, grimaçais, et un hochement de tête montrait que le message était compris.
Nous sommes invités dans une très belle villa près du fleuve. La terrasse où nous avons dîné domine la rivière et les beaux arbres qui la bordent. Une longue table recouverte de multiples plats. Plusieurs enfants étaient là qui riaient, riaient… Ils n’avaient jamais vu un appendice nasal tel que le mien. La maîtresse de maison m’a offert de rester chez elle pour écrire et elle m’a fait visiter la chambre bureau qu’elle pouvait mettre à ma disposition…
Départ pour Vientiane. Avant de décoller, une épaisse fumée blanche flotte à l’intérieur de l’appareil. Inévitablement, on se pose des questions ! Mais les Laotiens qui voyagent avec nous demeurent calmes et ne manifestent aucune inquiétude…
Notre taxi étant dépourvu de freins nous roulons à trente à l’heure.
Nous passons à l’Alliance française. Sur les rayons de la bibliothèque de vieux rossignols défraîchis. Une exposition de photographies de personnes ayant choisi la France comme terre d’accueil. Les textes qui les accompagnent sont criblés de fautes. Ce manque de rigueur en un lieu où notre langue devrait être mieux traitée, m’a attristé.
Court voyage en avion pour Louang Prabang. La beauté des paysages que nous survolons. D’étroites et nombreuses terrasses épousant les courbes des collines sur lesquelles on cultive le riz. La terre ocre foncé et les rizières d’un vert intense. La piste où l’avion se pose est un champ boueux et plus ou moins plat. C’est la mousson, et à notre descente d’avion, en bout de piste, nous devons louvoyer entre les flaques, puis gravir un court raidillon herbu et glissant où picorent des poules et des canards. Un hôtel sur la colline où nous dominons la petite ville. La nuit, réveillé par le bruit de la pluie qui tombe en cataractes. Le matin, le ciel est en partie dégagé.
La beauté des Laotiens. Leurs sourires. Leur grâce. En fin d’après-midi, en rentrant à l’hôtel, des gens qui habitent une maison sur pilotis toute proche et qui dînent sur le trottoir, nous invitent à rester un moment auprès d’eux.
À l’hôtel, des hommes d’affaires japonais suffisants et détestables qui viennent mettre la main sur le pays.
Le Mékong. Émotion. Des eaux d’un bel orangé. J’ai bien sûr pensé à Marguerite Duras et lui ai envoyé une carte (j’ai appris plus tard par Yann Andréa qu’elle lui avait fait plaisir). Des enfants se baignent nus près de la rive. Nous déjeunons sur une petite terrasse en bordure du fleuve. Près de nous, dans une cour fermée par des grillages, des jeunes gens jouent avec une balle en roseau tressé. Ce pourrait être du volley-ball, puisque le terrain est délimité par un filet, mais les protagonistes ne se servent pas de leurs mains mais de leurs talons et se livrent à d’incroyables acrobaties. C’est un vrai ballet et nous restons un moment à admirer leur agilité et leur adresse.
Nous traversons le Mékong pour visiter un temple. Sur l’embarcation, un couple de Français. Surpris de les entendre me parler de L’Année de l’éveil. Lui est professeur dans un lycée de Bobigny. Autre surprise : une Italienne professeur de mathématiques à Turin. Elle est de Cuneo et connaît les frères Arese, dont l’un d’eux est un ami. Elle a visité Saorge et souvent emprunté la vallée de la Roya pour se rendre à Nice ou à Vintimille. Le batelier a étudié le français, il a fait des études supérieures, mais ne trouvant pas de travail, il a acheté un bateau et promène les touristes. C’est un homme attachant avec qui j’ai lié conversation.
Un bonze nous fait visiter la grotte aux bouddhas. Les bonzes sont libres par rapport aux moines. Ils peuvent être bonzes pendant quelques mois et retourner à la vie civile, reprendre des études, aller dormir dans leur famille…
Ici, les moines se présentent rituellement devant les maisons et demandent l’aumône en tendant leur bol.
Comme nous remontons sur le bateau, j’aperçois un serpent sur le sable. Gris, long d’environ un mètre cinquante et de la grosseur de mon bras. Avec des sortes d’anneaux écailleux près de la tête. Une bête qui inspire crainte et répulsion. Le fils du batelier veut le tuer mais son père le lui interdit car le serpent est un animal sacré…
Près de la grotte, la jungle. Un haut mur vert impénétrable. J’ai pensé à des copains enfants de troupe qui ont dû aller se battre en Indochine et qui ont eu peut-être à s’enfoncer dans un pareil fouillis végétal. Certains ont vécu là-bas des choses terribles.
Promenade le long du Mékong. Puis en rentrant, ce curieux spectacle : une vingtaine de jeunes moines en robe safran, abrités sous un parapluie noir les protégeant du soleil.
À l’hôtel, j’ai sympathisé avec une serveuse qui parle français et m’a raconté sa vie. Elle est professeur, mais elle gagne si peu qu’elle doit travailler pendant les vacances. Nous avons échangé nos adresses.
Lek nous emmène en taxi-brousse dans un petit village. Nous nous retrouvons dans une halle où une trentaine de femmes sont accroupies sur de grandes tables. Elles présentent les tissus que les hommes ont tissés et qu’elles vendent. La distinction de ces femmes. Leur discrétion. De très beaux tissus proposés à des prix ridiculement bas. J’ai eu beaucoup de mal à faire comprendre que je voulais payer plus cher les deux tissus que j’achetais.
Retour de Bangkok d’où nous sommes repartis pour Singapour où nous attendaient ma cousine Michelle et son compagnon.
Visite de Little India, un marché avec d’intéressantes petites boutiques.
Entré dans un lieu où se célébrait un culte religieux. Incompréhensible et étrange. Je n’ai pas su discerner de quelle religion il s’agissait. Des trompettes assourdissantes nous ont fait fuir.
Le Jardin d’Acclimatation. Des hectares pris sur la jungle. Passionnant. J’ai fait la découverte de nombreux animaux que je ne connaissais pas. Je suis resté un long moment à admirer un tigre dans une fosse. Il allait et venait dans une eau qui lui montait à mi-ventre. La beauté de cette bête. De son pelage d’un orange foncé rayé de noir. La souplesse et la redoutable puissance du félin. Je ne sais où j’ai lu que trois jours après sa naissance, le tigre est d’humeur à dévorer un bœuf.
Soudain le cri d’une femme. On peut se faire photographier près d’un imposant orang-outang et il avait amicalement pris par les épaules une femme qui s’était assise à ses côtés. Effrayée, elle n’avait pu s’empêcher de hurler. L’ennui, la tristesse qu’on lit dans le regard presque humain de cette bête est à peine supportable.
Plus loin, un petit singe fait le clown. Il grimpe le long d’un tissu qu’il enroule à une branche. Puis il se laisse tomber, et reste sans bouger, bras en croix, faisant le mort. Les spectateurs s’esclaffent, applaudissent, et il recommence son numéro. Des singes qui se morfondent derrière leur grillage reçoivent la visite de singes venus de la jungle proche. Que ressentent-ils quand les quittent ceux qui vivent en liberté ?
Des arbres de haute taille, au tronc gris clair, et dont les racines courent à la surface du sol sur une dizaine de mètres.
De loin en loin, de spacieuses cabines en verre, climatisées, à l’intérieur desquelles on peut se soustraire un instant à la chaleur accablante.
Le dimanche, nous avons été invités à déjeuner dans le parc d’un grand hôtel. Richesse, luxe. Un côté Hollywood. Une pelouse qui semble être une moquette. Aux quatre coins du parc un barbecue où l’on va se servir. Après quoi on rejoint une table isolée et on déjeune à l’ombre des palmiers.
Promenades dans Singapour, aussi propre qu’une ville suisse. Richesse, mais sans doute la pauvreté règne alentour.
Visite d’un hôtel ancien où ont séjourné Kipling, Conrad, Somerset Maugham…
Au retour, en avion, un fascinant spectacle alors qu’il commençait à faire nuit. Au-dessous de nous et sur notre gauche, un orage a éclaté. Les éclairs qui se succédaient, sans doute aussi la foudre. Un grandiose feu d’artifice.
Longue attente à l’aéroport de Bangkok, ce qui n’était pas pour me déplaire. Tant de choses à voir. Tant de visages. Debout derrière une baie, j’ai vu charger des conteneurs dans les soutes d’un avion. Incroyable tout ce qu’on a pu y enfourner.
Nous avons retrouvé nos amis Lek et Janine. Voyage de retour. D’importantes turbulences au-dessus du golfe du Bengale et qui ont duré assez longtemps. Sommes passés par Stockholm, ce qui a considérablement allongé le voyage.
Je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour écrire. Je me suis contenté de rapidement noter l’essentiel. Grâce à nos amis qui connaissent bien le pays, nous avons pu voir bien des choses que nous n’aurions pu découvrir si nous avions été seuls.
10 août
En toutes circonstances, toute situation, ces peurs, ces craintes qui assaillaient l’enfant que j’étais.
J’ai parfois dormi dans un lit dont le matelas était empli de feuilles de maïs. Angoissé par le crissement qui se produisait lorsque je remuais, je m’imposais de ne plus bouger.
Plus tard. Je devais avoir quatorze ans. Alors que j’étais dans mon école d’Aix, une cousine et son mari m’avaient invité à passer le week-end de la Pentecôte chez eux, à Marseille. Ils étaient petitement logés, et j’ai dû aller dormir chez des voisins, un couple d’Espagnols. Lui était peu causant, sombre de peau – cheveux noirs, épais sourcils noirs, poils noirs sur les avant-bras et le dos des mains – et pendant les heures où j’ai été chez eux, une sourde crainte ne m’a pas quitté. (Par la suite, j’ai un peu connu cet homme. Il était timide, parlait mal notre langue et ne savait pas comment s’adresser à cet adolescent qu’il ne connaissait pas.) Une fois étendu sur la banquette qui m’avait servi de lit, crispé, recroquevillé, j’avais longuement attendu de pouvoir m’endormir. Le lendemain matin, je m’étais réveillé fatigué, ankylosé, dans la position où j’étais lorsque le sommeil m’avait pris.
18 août
Il y a plusieurs années, j’avais accompagné un ami à l’abbaye de H. où il voulait rencontrer un moine pour qui il a de l’amitié et avec lequel il correspond. Frère d’un homme très connu dans un certain milieu, âgé de quatre-vingts ans, cet homme est moine depuis cinquante ans.
Ce monastère abrite une trentaine de bénédictins, et avec eux, nous avons suivi les offices et pris en silence un déjeuner des plus succincts.
Dans la cellule de ce moine, j’étais impressionné et avide de l’écouter. Un homme qui s’était reclus, qui avait passé de nombreuses années à se confronter à lui-même, à méditer, à réfléchir sur la vie, il devait être d’une inépuisable richesse et il allait me dire des choses dont je tirerais grand profit. Il me faut avouer que j’ai été déçu. Je lui ai demandé s’il avait traversé des crises, s’il connaissait des périodes d’acédie, s’il avait interrogé d’autres traditions spirituelles, mais je n’ai rien pu apprendre. Ce qu’il m’a dit n’émanait pas de son propre fond, mais de ce qu’on lui avait enseigné et dont apparemment il s’était toujours satisfait.
Au cours de la journée, et même la nuit, dès quatre heures du matin, les moines se réunissent à la chapelle pour prier – au total quatre heures de prières chaque jour – pour psalmodier, pour s’adresser à haute voix ou en silence à Dieu en se courbant parfois jusqu’à avoir le front à proximité du sol. Bien sûr, je n’ai pas la foi, je ne suis pas moine, je suis étranger à ce monde, mais en les voyant, j’étais perplexe et je m’interrogeais.
J’ai l’expérience du face à face avec soi-même vécu dans le silence et l’inaction. En ces instants, quand on traverse les couches superficielles et qu’on atteint ce que je ne peux pas ne pas appeler le vrai – impossible de donner une définition de ce mot, étant entendu que ce vrai n’est pas n’importe quel vrai, mais un vrai nourri et enrobé par le soi. Ces réalités invisibles sont pour moi très claires, mais comment les donner à entendre à qui n’en a pas l’expérience ? – et ce vrai exige que ce qu’on va dire et faire, soit en plein accord avec lui. Il y va là d’une nécessité impérieuse. Or quand ces moines sont aux prises avec l’ennui engendré par la routine, l’usure des jours, quand leur ferveur retombe, quand leur vie intérieure s’assèche, quand elle n’irrigue plus les gestes et attitudes auxquels elle donne sens, que se passe-t-il ? Prier et chanter alors que l’âme est dans la grisaille, n’est-ce pas d’une certaine manière trahir le vrai – ce qui est intensément vécu à l’intime de soi – et en quelque sorte mentir, tricher ?
S’inspirant de Pascal, ces moines pourraient me dire que lorsque leur vie intérieure s’assoupit, que des doutes les assaillent, que leur foi vacille, il importe d’autant plus qu’ils s’agenouillent, qu’ils pratiquent ces rituels, s’accrochent aux règles qui régissent leur quotidien. Ce peut être pour eux le moyen d’affermir leur foi, de revenir à ce Dieu dont ils se sont éloignés. Je doute pour ma part que ce soit efficace. La vie intérieure n’obéit pas à ce que le corps voudrait lui imposer.
Pendant les jours qui ont suivi cette rencontre avec ce moine, je me suis demandé en quoi consistait sa vie spirituelle, et s’il avait une quelconque connaissance de lui-même. Tant d’êtres vivent uniquement à l’aide de ce qu’on leur a appris et demeurent dans l’ignorance de ce qu’ils sont.
Je me souviens soudain de ce que m’avait raconté Geneviève. Un homme de sa connaissance est parfois invité à s’entretenir avec des bénédictins et des groupes de prêtres. Mais lorsqu’il veut aborder le domaine de leur vie psychique, ils opposent de vives protestations, montrant par là qu’ils craignent d’avoir à regarder en eux-mêmes. Aussi a-t-il découvert avec étonnement que ces hommes sont prisonniers du conditionnement qu’ils subissent, lequel vise à ce qu’ils se ferment aux questions qu’ils pourraient se poser. Leur tête est coupée de leur réalité interne et ils se contentent de fonctionner en répétant indéfiniment ce qu’on leur a inculqué.
Choisir une existence où tout est réglé à la minute, où l’on est assujetti à une discipline stricte, où l’on n’a plus à inventer sa vie, où l’on n’en est plus responsable, n’est-ce pas opter pour la facilité ? En voyant ces hommes soumis à la règle, tenus à vivre en communauté, j’ai pensé à ma vie d’enfant de troupe, à la lutte que je menais pour ne pas me laisser happer par la force aspirante du groupe. Quand la table rase à laquelle il faut procéder est conduite jusqu’en ses ultimes conséquences, elle élimine toute tentation d’avoir à s’appuyer sur une croyance. Alors peut s’épanouir au plus nu de la plus totale dénudation, une vie spirituelle qui n’a besoin d’aucun décor, d’aucun uniforme, d’aucune autorité à laquelle se soumettre. Cette vie est d’ailleurs toute de simplicité et peut se résumer à cette seule injonction : travaille sans relâche à te rendre meilleur.
(J’ai déjà du remords d’avoir écrit cette note et peut-être ai-je tort d’avoir parlé de ce moine comme je viens d’en parler. Peut-être ce jour-là n’avait-il pas envie de répondre à des questions qu’il jugeait sans objet. Et en une autre circonstance, peut-être aurait-il volontiers accepté de s’entretenir avec un mécréant. Comment savoir ?)
30 septembre
J’ai bien souvent repensé à cette après-midi d’un octobre déjà fort lointain. Arrivé par le train, j’avais à prendre un car. Il était treize heures et j’ai subitement décidé de parcourir à pied les quatorze kilomètres qui me séparaient de mon village. Je voulais profiter de cette douce après-midi d’automne.
J’ai traversé la petite ville aux rues mornes et désertes, puis ce fut la campagne. Tracée dans la plaine, la route s’étendait devant moi, toute droite. Parallèlement à celle-ci s’élevaient les collines couvertes de bois que je connaissais bien. Il n’y avait aucune circulation, mais en dépit du désir que j’en avais, je ne pouvais savourer le silence, ni cette lumière d’automne que j’aime tant, une lumière ambrée qui brunissait le vert des prés et accentuait la rousseur des arbres.
Je trouvais étrange d’être ce marcheur solitaire allant dire à sa mère qu’il venait de bouleverser sa vie. J’avais vingt-deux ans, et alors qu’il était prévu que je resterais dans l’armée pendant plusieurs années, j’avais brutalement décidé, en toute inconscience, de me faire réformer, et ainsi, d’abandonner mes études de médecine. Mais pourquoi donc avais-je pris cette décision ? Pour une raison difficilement avouable : je voulais me mettre à écrire, je voulais devenir un écrivain. Un besoin impérieux, irrépressible, m’avait contraint à prendre cette décision, et je demeurais encore abasourdi, ne comprenais pas ce qui s’était passé, n’arrivais pas à croire que je n’aurais plus à porter un uniforme, que j’allais pouvoir m’abandonner sans réserve à ce besoin que j’avais si longtemps refoulé.
Ces trois années à l’École de santé avaient été marquées par une lourde souffrance. Ma vie intérieure s’était faite de plus en plus insistante, de plus en plus tyrannique, et en raison de mes cours, de mes heures d’étude, des stages à l’hôpital, je n’avais pas un seul instant à lui consacrer. Une voix silencieuse parlait en moi. Elle me tirait ailleurs, exigeait que je l’écoute, que je note ce qu’elle voulait me faire entendre. Je m’opposais à elle de toute ma volonté, mais je ne pouvais obtenir qu’elle se taise. Déchirement. Détresse. Inévitable solitude. Je ne comprenais rien à ce que je subissais. Mais voilà, un jour, j’ai tranché. Mis fin à un tourment qui m’épuisait.
Conscient de cette neuve liberté, marchant d’un bon pas, j’étais porté par une folle allégresse, par un élan vers la vie que je n’avais jamais connu. Ce qui m’avait tant pesé était derrière moi. Bonheur profond, total, indicible à me dire que j’allais commencer à vivre et devenir celui que j’avais à être. Tout ce que j’avais rejeté. Tout ce qui allait m’être donné.
À chaque pas, j’exultais. Toutefois, des questions me harcelaient. Cette vie dont j’attendais tant, que serait-elle ? Et serais-je capable d’écrire ? Et aurais-je même un peu de talent ? De cette joie qui me possédait, je tombais sans transition dans un violent désarroi. Il était certain que j’avais pris une décision insensée. Qu’allais-je devenir ? J’étais effondré. Au long de ces heures, de ces kilomètres, la peur de l’inconnu et le bonheur d’être délivré n’ont cessé d’alterner, de se combattre.
Bien évidemment, je pensais à ma mère. Je n’avais pas à craindre sa réaction, mais je redoutais de la décevoir, de lui causer de la peine. Pas plus que moi elle ne pourrait se représenter ce à quoi j’allais me vouer, mais je savais qu’elle m’aimait, qu’elle ne me blâmerait pas, qu’elle comprendrait le besoin que j’avais eu de me vouloir une autre vie.
30 septembre
Vénus Khoury-Ghata à Villeurbanne. Elle a une belle voix, beaucoup de charme et lit de telle manière qu’on l’écoute… Une très belle soirée.
4 octobre
Blandine Clémot – une inconnue devenue une amie – avait le projet de faire jouer Écarte la nuit à Paris ou dans une ville proche. Après maintes démarches, elle avait réussi à rassembler de l’argent et à engager des comédiens. Les répétitions avaient commencé et la création était prévue pour septembre dans un théâtre qui l’avait programmée et annoncée. Sotiguy Kouyaté avait accepté d’assurer la mise en scène – je l’avais d’ailleurs rencontré pour parler de ce qui se préparait – mais la date de la création approchant, il s’est esquivé sans fournir la moindre explication. Comme on peut le penser, tout est tombé à l’eau. Blandine qui a donné de son temps, de son énergie et de ses deniers pour monter ce projet, est fort déçue.
9 novembre
Paul Baudiquey connaît tant de choses qu’on a l’impression qu’il a une bibliothèque et des musées dans la tête. Une passionnante soirée passée à l’écouter parler de Rembrandt. Par ce qu’il donne à voir, il m’aide à vivre.
15 novembre
Flaubert a écrit en substance que si on a connu l’internat à partir de l’âge de douze ans, on sait sur l’homme tout ce qu’il y a lieu de savoir. Ce que je connais de la vie de Flaubert me porte à supposer que dans l’internat où il fut placé, maintes choses ont dû l’affliger, le meurtrir, l’indigner, ne lui laisser qu’amertume, lui ôter toute illusion sur la nature humaine. D’où cet âpre constat.
Si au sortir de mes huit années d’enfant de troupe on m’avait demandé l’impression que j’en retirais, je pense que ma réponse aurait rejoint ce qu’avait conclu Flaubert. Dans ce milieu militaire qui vivait dans le vase clos d’une caserne, la nature humaine se montrait à visage découvert et la connaissance qu’on pouvait en prendre n’incitait pas à en avoir une vision réjouissante.
Aujourd’hui, alors que bien du temps a passé, je découvre que ma réponse serait tout autre. Je ne garde de ces années-là que de bons souvenirs. Souvenirs de joies partagées, souvenirs des copains et des amis, souvenir d’un éveil à la vie, surtout, souvenir de la fraternité qui nous unissait et que j’ai tellement regrettée après l’avoir perdue.
Je viens d’écrire le nom de Flaubert. Il me renvoie à cette époque lointaine où j’ai lu Madame Bovary pour la première fois. Cette œuvre qui m’avait évidemment impressionné reste à jamais liée au lieu où j’en ai fait la découverte.
Cet hiver-là, j’étais en stage à l’hôpital de l’Antiquaille, un vieil hôpital aux bâtiments sombres, situé sur la colline, au-dessous de la basilique de Fourvière. Des salles d’une vingtaine de lits. Une médecine à l’ancienne. Des malades à l’agonie ou qui mouraient sans la protection d’un paravent. Pesante atmosphère d’ennui, de cafard, de laideur envahissante. Un ciel plombé qui pesait sur la ville et semblait devoir l’étouffer. Le chef de clinique, les internes et les externes ne s’occupaient guère de nous, étudiants de première année. Comme j’avais l’impression de perdre mon temps, peut-être aussi parce que les livres et la littérature prenaient dans ma vie une place toujours plus grande, chaque fois que je le pouvais, je m’échappais. Je gagnais un troquet proche et m’installais à une petite table, dans un angle. Ne venait là qu’une population qui n’était pas des plus brillantes : de petits retraités, des vieux qui ne savaient où aller pour tuer le temps, des chemineaux qui ne rechignaient pas à lever le coude. Je les voyais parfois jeter un œil perplexe sur ce militaire que j’étais, qui ne disait rien à personne et restait plongé dans un livre trois heures durant. À dix heures précises, le gros chien placide qui était là ouvrait la porte, sortait, revenait un instant plus tard, ouvrait à nouveau la porte, puis, arrivé près de son maître, se dressait pour offrir le journal qu’il tenait dans sa gueule.
J’ai passé là des heures inoubliables, de sorte que les noms de Flaubert ou d’Emma Bovary évoquent immanquablement pour moi ce troquet, les vieux et les épaves qui y traînaient, ce chien qui savait ouvrir les portes, et qui chaque matin, allait ponctuellement chercher Le Progrès de Lyon.
19 novembre
Que m’ont apporté les livres que j’ai lus ? Assurément bien des choses. Ils ont fait naître en moi de riches et inexprimables émotions. Ils m’ont donné à rêver. M’ont fait découvrir des manières de penser et de vivre le monde autres que les miennes. M’ont ouvert à des problèmes et des réalités qui m’étaient inconnus. M’ont guidé et accompagné sur le chemin que j’ai eu à me frayer. M’ont appris à écrire puis à développer mes moyens d’expression… Je sais donc tout ce que je dois à mes lectures. Mais je m’avise soudain d’autre chose. Mon vécu, produit de mon histoire et de mes expériences, vécu dont je tire la matière de ce que j’écris, il m’apparaît qu’en raison de sa nature, il ne peut être enrichi par des lectures. Seules d’autres expériences pourront ajouter à ce qui le constitue.
En février 1963, Denise, dont je venais de faire la connaissance, m’avait écrit. Elle avait été frappée par ma défiance, mon absence de spontanéité, ma lassitude, mon pessimisme, mes silences, mon manque de jeunesse… Ces aspects de ma personnalité, je sais que je les devais pour une grande part à mes années d’enfant de troupe. Or il y avait près de dix ans que j’avais quitté Aix. C’est dire combien profonde a été l’empreinte que ces années-là ont laissée en moi.
Denise m’avait trouvé pesant, rugueux, mais, ajoutait-elle, ce qui compensait mon côté rébarbatif, c’était une totale sincérité, sincérité avec moi-même et vis-à-vis d’autrui.