La difficulté que j’ai à écrire restreint ce que j’ai à exprimer.
La petite fille dont la mère est prostituée, expliquant à son institutrice :
– Ma maman, pour travailler, elle se couche.
Dans son sermon, ce vieux prêtre a développé une idée : n’ayez pas si obstinément le souci d’avoir les mains propres. Veillez plutôt à avoir des mains pleines.
Mais ses ouailles n’ont pas apprécié, et son prêche lui a valu des critiques.
Bien souvent, ceux qui possèdent un savoir en usent pour dominer. Et quand le savoir qu’on fait servir à un tel usage est celui des sciences humaines, cela n’en est que plus détestable. Mis à part la finalité qu’il implique, tout savoir ne devrait pourtant nous servir qu’à élaborer, puis toujours plus perfectionner un savoir-comprendre, un savoir-vivre, un savoir-aimer.
Ces pré-pensées, ténues, fragiles, inconsistantes, qui ne parviennent pas à coaguler, qui disparaissent sitôt apparues, elles manquent par trop de vigueur pour que la conscience les enregistre. Ce sont pourtant elles qu’il me faut chercher à capter.
J’aime que des projets tardent à se réaliser. Ce dont nous attendons la venue meuble le temps, nous maintient jour après jour à la pointe du désir.
C’est curieux. Je crois avoir une certaine lucidité, mais lorsque je passe un assez long moment à parler avec quelqu’un, ce mystère qu’il est à mes yeux capte toute mon attention, et je redeviens naïf, crédule, me laisse émouvoir par tout ce qui m’est dit.
7 janvier
Celui qui ne s’aime pas, qui doute de lui, il est toujours à attendre ou mendier des preuves d’amitié ou d’amour.
Quand nos perceptions sont viciées, impossible de penser juste.
Lors de la rencontre. Si l’autre sait écouter, si je perçois qu’il a une bonne compréhension de ce que je cherche à dire, je parle avec facilité. Dans le cas contraire, les mots ne montent plus à mes lèvres.
Cette vie dont j’ai la nostalgie, je la sais riche, immense, inépuisable. Mais parce que je ne peux l’atteindre, qu’elle se tient au-delà de ce à quoi je puis prétendre, elle fait de moi un humilié.
Nous sommes toujours à vouloir exercer un pouvoir sur nous-même. Peut-être par besoin de nous convaincre que nous sommes maîtres de nos vies. Par peur aussi de ces forces profondes qui gisent en nous et dont nous pressentons qu’elles pourraient disloquer nos appuis, nos défenses, nous projeter en un inconnu qui nous effraie secrètement.
15 janvier
Quand un être éveille en nous une faim à laquelle il n’est pas en mesure de répondre.
Avant, mon regard coupait, creusait, fouillait. Maintenant, il caresse.
Je retrouve dans un carnet cette note oubliée. Je l’ai écrite en 1986, à Tübingen, quand j’ébauchais L’Année de l’éveil :
En moi, cet enfant blessé qui n’a jamais trouvé à combler sa faim. Cet enfant-là avait peur du noir, du brouillard, de l’ombre, de la mort. Il se croyait exclu de la vie et il la dévorait des yeux.
Moi en lui. Lui en moi. Réconciliés par nos mots. Mais la blessure embrume encore parfois la joie qui éclaire mon visage.
Ceux que la vie délaisse bien avant qu’ils ne meurent.
La manière dont vous m’interrogez m’ôte toute envie de vous répondre.
Cet enfant qui apprend à lire est tout étonné que ces mots imprimés qu’il ânonne sont ceux-là mêmes dont on se sert quand on parle.
À la gare. De nombreux voyageurs debout. Un bébé dans les bras, une gitane qui mendie va de l’un à l’autre sans regarder celui à qui elle s’adresse. L’expression ahurie du jeune clochard auquel en insistant elle demande une pièce. Il recule de deux pas, branlant la tête, maugréant et semblant dire mais quelle est cette folle ?
17 janvier
Un soir, alors qu’il faisait quelques pas dans son jardin, cet homme de quatre-vingts ans eut un malaise et il s’est évanoui. Paralysé, il est resté là pendant deux nuits et deux jours avant qu’on ne le trouve. C’était déjà l’automne et les températures avaient chuté, mais cet homme n’est pas mort. Étendu sous un arbre qui perdait ses feuilles, il avait été recouvert d’un manteau qui l’avait protégé du froid…
19 janvier
M.K. est plombier. Costaud, mais plutôt petit, légèrement voûté, il n’a nullement l’allure d’un baroudeur. Et pourtant…
En 1940, alors qu’il effectuait son service militaire, il a reçu une formation de radionavigant et a été versé dans l’armée de l’air. Il était basé près de Meknès lorsque lui est parvenu l’appel du général de Gaulle. Sur-le-champ, il a décidé de rallier Londres. Avec un copain, il s’est emparé d’un avion, mais le copain ne savait pas piloter ce type d’appareil. Il a raté le décollage et ils se sont crashés dans un bois d’eucalyptus. Accusés de trahison, ils furent traduits devant une cour martiale et condamnés à cinq ans de forteresse.
Il a passé deux ans dans une cellule plongée dans l’obscurité. Il ne pouvait voir personne, même pas son copain. Un quart d’heure par jour, il était autorisé à marcher à l’intérieur d’un tunnel. Pendant ces deux ans, il n’a jamais vu la lumière du jour.
Une seule fois dans la journée, une gamelle était glissée sous la porte. Elle ne contenait que des pois chiches. Il recevait très peu d’eau et souffrait de la soif. Il avait frotté une cuillère sur la pierre jusqu’à ce qu’elle ait un petit trou. Il s’en servait comme d’une passoire et réussissait à retirer l’eau contenue dans les pois chiches. Il pouvait ainsi s’humecter les lèvres au cours des heures qui suivaient.
L’aviation américaine a bombardé le fort. La chance a voulu que son copain et lui ne soient pas tués. Ils ont pu s’échapper et ont rejoint les troupes américaines récemment débarquées en Afrique du Nord. Mais les alliés ont craint d’avoir affaire à des espions et leur ont fait subir un sévère interrogatoire. Ils n’ont pas eu à se défendre : leur maigreur extrême a été leur meilleur argument.
Ils ont gagné la côte, ont embarqué clandestinement sur un bateau en partance pour Gibraltar. Mais ce bateau est encore resté huit jours à quai. Souffrant de la faim et de la soif, ils sont tombés malades. Ils ont enfin atteint Gibraltar. Ils ont trouvé un bateau qui devait rallier l’Écosse mais qui passait d’abord par New York.
En Écosse, intégré à la Royal Air Force, il a été envoyé à Toronto pour apprendre l’anglais et suivre une nouvelle formation de radionavigant. Revenu en Écosse, il a fait partie des équipages qui s’embarquaient sur les « forteresses volantes » et allaient bombarder les villes allemandes. Lors d’une de ces missions, il a été blessé.
Rétabli, il a été parachuté en Normandie la veille du débarquement. Il avait à obtenir puis à transmettre des informations qui aideraient à la progression des troupes de choc.
Par la suite, il a été parachuté là où l’attendaient des maquisards. Toujours avec le même objectif de réunir et communiquer des informations.
Engagé dans l’armée française, il a participé aux combats acharnés et meurtriers de Monte Cassino.
À Rome, le pape a voulu bénir le drapeau français et le fanion de leur régiment. Trois ou quatre ans plus tôt, il avait béni des drapeaux à croix gammée. D’ailleurs, des drapeaux maculés de cette croix se trouvaient encore dans la salle où étaient reçus les soldats français.
Il a participé à tous les combats, jusqu’à l’armistice. La jonction avec les troupes russes s’est effectuée en Autriche. Il a été de ceux qui ont libéré des déportés dans un camp de concentration.
Puis ce fut l’Indochine. Puis l’Algérie.
En Indochine alors qu’ils étaient en patrouille, ils entendent du bruit dans un fourré. Une seule balle est tirée. Rien ne se passe. Ils vont voir. Ils découvrent une femme tenant sa petite fille dans ses bras. La balle avait traversé leurs deux poitrines. Mais terrorisées, craignant d’être exécutées si elles avaient signalé leur présence, elles n’avaient poussé aucun cri. Ces soldats étaient catastrophés. Évacuées par hélicoptère, aussitôt hospitalisées, toutes deux ont pu être sauvées. Mais les « Viets » sont venus les kidnapper. Dans la mesure où elles étaient soignées dans un hôpital français, ils pouvaient supposer que la mère collaborait avec l’ennemi. K. n’a jamais su si elles avaient été ou non éliminées.
Cet homme profondément bon et qui a souvent affronté la mort, il a été embarqué dans une aventure qu’il ne pouvait prévoir. Il s’était engagé dans l’armée pour combattre les Allemands, non pour participer à deux guerres coloniales. Quand il a achevé de nous raconter son histoire, il ne savait comment cacher ses larmes.
20 janvier
Rencontre avec N. Elle a été bouleversée par Lambeaux. Elle s’est à ce point reconnue dans l’histoire de ma mère qu’elle a relu six fois la première partie du récit. Pourtant, sa vie n’a rien de commun avec celle que j’ai tenté de reconstituer.
Elle est l’aînée de trois enfants. Instituteur et institutrice, son père et sa mère étaient d’ardents communistes. Ils l’avaient endoctrinée et lui faisaient obligation d’être, tout comme eux, un modèle de rigueur, totalement dévoué à la cause. En réaction, elle a développé une allergie aiguë aux communistes et au communisme.
Mariée. Deux enfants. Un premier accouchement très difficile. Il lui avait été conseillé de ne plus avoir d’enfant. Peu après, elle était à nouveau enceinte. Avortement. Une grave hémorragie qui a failli lui être fatale. Mais son mari était parti à son travail sans se préoccuper d’elle. Dépression. Une psychanalyse l’a libérée de beaucoup de problèmes. Divorce. Elle ne s’est jamais remariée.
Elle a été profondément marquée par son enfance malheureuse, sevrée d’affection. Elle a maintenant une farouche volonté de préserver son indépendance. Son fils et sa fille habitent non loin de chez elle, elle a de l’affection pour eux, mais elle peut rester deux ou trois mois sans les voir.
23 janvier
Tassé sur un tabouret pliant, vêtu d’un pardessus élimé, la tête emmitouflée dans un passe-montagne et coiffé d’une casquette aux protège-oreilles abaissés, le cou entouré d’une écharpe qui lui protège le bas du visage, ce vieil aveugle chante chaque jour dans la rue pendant des heures, quel que soit le temps. Avant, il s’accompagnait d’un accordéon, mais depuis plusieurs mois, il ne l’a plus car on le lui a volé. Il se sert d’un micro, et bien souvent, les rengaines d’un autre temps qu’il chantonne d’une voix monotone montent jusqu’à mon cinquième étage.
Ce matin, comme je passais près de lui et qu’il égrenait… et ses yeux langoureux qui m’ensorcellent…, je songeais à sa vieillesse, à sa cécité, à son combat contre la misère, et ces paroles m’ont fait mal.
25 janvier
Ce matin, à la gare, alors que le jour n’était pas encore levé, cette jeune femme qui avait belle allure – traits fins, cheveux noirs, talons hauts, élégant manteau – encadrée de deux gendarmes et menottée. En passant près d’elle, j’ai évité que mon regard ne croise le sien.
28 janvier
Pourquoi m’intéresser à Tchouang-tseu, un écrivain d’un si lointain passé ? Pour une simple raison : parce que par bien des points, il est notre contemporain, qu’il sait nous dire des choses qui nous concernent au premier chef.
Tchouang-tseu a vécu en Chine au IVe siècle avant notre ère, dans une époque troublée et alors que différents courants philosophiques s’affrontaient. Avec Lao-tseu, l’auteur du Tao tö king, et avec Lie-tseu, l’auteur du Vrai classique du vide parfait, il est le père du taoïsme.
On connaît peu de chose de lui, sinon qu’il était un personnage excentrique, à l’instar de ces poètes et calligraphes zen qui apparaîtront quelques siècles plus tard au Japon. Je l’imagine l’œil pétillant, le sourire aux lèvres, dégageant une forte impression de puissance, d’énergie, faisant montre à tout propos d’une totale liberté de pensée et de parole. Pauvre mais fier, il n’accepta jamais les charges qu’on lui offrit. Il est dit – mais est-ce un fait vrai ou est-ce une légende ? – il est dit qu’un roi lui envoya un émissaire pour lui proposer de devenir ministre. Il se contenta de rire et évoqua le sort du bœuf destiné à être abattu le jour où l’on procéderait à un sacrifice. Il a été engraissé à cette fin, il est paré de tissus richement brodés, mais au dernier moment, ne préférerait-il pas être un petit cochon oublié de tous ? Va, et évite de me souiller. J’aimerais mieux m’ébattre joyeusement dans un bourbier que de me voir mettre le licou par le maître du royaume.
Tchouang-tseu est l’auteur d’un ouvrage qui porte son nom, mais il semble qu’il n’ait rien écrit, et on admet que sur les trente-trois chapitres de cet ouvrage, seuls les sept premiers peuvent être considérés comme son œuvre. Les autres ont dû être ajoutés par des anonymes, ou encore par des auteurs ayant subi son influence.
Dans son ouvrage, avec une verve éblouissante, Tchouang-tseu expose ses idées, conte tel événement, pourfend un adversaire, ne craint pas de tenir des propos n’ayant ni queue ni tête, fait dialoguer Bourrasque et Épaisseur obscure, l’oncle Difformité et l’oncle Indistinction, Intelligence de peu et Grande et Impartiale Harmonie… Ailleurs, il feint de s’entretenir avec Lao-tseu, avec tel ou tel ami, ou se moque ouvertement de Confucius auquel il prête des paroles qu’il n’aurait jamais tenues.
Remarquable styliste, il s’exprime dans une langue simple, directe, donnant l’impression qu’il a capté sa pensée à l’instant même où elle surgissait. Il pense en philosophe qui a fait l’expérience de toutes les dimensions de l’être et il écrit comme un poète. Propositions au riche contenu, formules percutantes, phrases qui déclenchent de décisives prises de conscience, on le lit, le relit, le médite, attentif à ce qu’il nous révèle ou entend nous rappeler : La vie de l’homme entre le ciel et la terre est comme un poulain blanc qui franchit une faille : un éclair et c’est fini.
Mais qu’est-ce que le Tao ? Pour l’essentiel, il est ce principe de vie qui anime êtres et plantes, et donne son énergie à l’univers. Il est également la voie, ce chemin qu’un être doit se frayer à l’intérieur de lui-même pour se connaître, se dépouiller, se dégager du moi, devenir un homme vrai. Autrement dit, il est tout à la fois le désir de naître à soi-même et l’aventure qui en résulte. Désignant une opération des plus complexes en même temps que les effets qu’elle détermine si elle est menée à bien, il ne peut être appréhendé par l’intellect, par la pensée discursive. Le Tao n’appartient ni à la connaissance ni à la non-connaissance. La connaissance est un entendement erroné, la non-connaissance, une ignorance aveugle. Le Tao est de l’ordre du vécu, et pour le vivre, il importe de se défaire du savoir, des prétentions de l’intellect, des attachements, des passions, des aveuglements, en bref de tout ce qu’englobe ce qu’on appelle le moi. À cette condition, l’être pourra s’affranchir du particulier et rejoindre ce qui est commun à tous.
Au long de ces pages, Tchouang-tseu nous entretient donc de cette randonnée spirituelle que nous avons à entreprendre. Il la considère sous tous les angles, en détaille toutes les incidences, soucieux de nous exposer point par point ce en quoi elle consiste.
Partir pour cette randonnée qui est en fait une longue et rude aventure, c’est devoir s’établir dans le silence, travailler à s’élucider, à éroder le moi, à s’unifier, s’abandonner au non-vouloir, au non-savoir, au non-pouvoir, obéir à un besoin de vérité, de bonté, de sagesse, s’offrir sans réserve au désir ardent de l’illimité… Celui qui parcourt ce chemin, nous indique Tchouang-tseu, il vit le Tao, possède en soi la pureté et la simplicité, devient un homme véritable.
10 février
Il y a plusieurs années, il me semble avoir lu une lettre de Thérèse d’Avila, adressée à l’une de ses moniales, dans laquelle elle disait en substance : Ne cherchez pas à jouir tant que vous n’avez pas souffert. Autrement dit, vous n’avez pas à vouloir brûler les étapes, à vouloir atteindre le terme de la quête sans avoir parcouru le chemin dans sa totalité.
Quand on doit passer par la mort à soi-même, on ne peut éviter la souffrance. Vouloir bénéficier d’emblée de ce qui s’offre au sortir de cette mutation, c’est un désir qui surgit souvent en celui qui s’engage dans cette aventure, mais c’est un désir qui doit être surmonté.
En labourant l’être, en maintenant l’œil à l’affût, la souffrance permet d’explorer, d’élucider, de dévoiler ce qui doit être exposé à la lumière de la conscience. En fait, c’est la souffrance qui favorise l’accès à la connaissance. Cette connaissance qui tranche les entraves et conduit à la source, là où l’être peut enfin jouir de lui-même.
13 février
Parfois, je suis repris par un sentiment d’à-quoi-bon. À quoi bon écrire ? À quoi bon tenir un Journal ? À quoi bon ces heures passées à ma table alors que le monde extérieur ne cesse de m’appeler ? Mais ces questions ne tiennent plus dès que réapparaît le besoin de saisir avec des mots ce que j’ai vécu. Nous savons bien que lorsque nous sommes happés par l’instant que nous vivons, nous ne sommes pas présents à ce que nous éprouvons. Pour en devenir conscient, je dois revivre ce que j’ai vécu, et à l’aide des mots, me l’approprier, le savourer, en découvrir le sens, le mettre à l’abri du temps.
Et pourquoi suis-je obligé d’écrire avec soin ? Quand je pense aux graves problèmes qui assaillent l’homme d’aujourd’hui, cette application à bien écrire me paraît dérisoire. Pourtant, je n’entends pas y mettre fin. M’évertuer à bien écrire, à ciseler des phrases, c’est – en me triturant – travailler à me polir, m’affûter.
18 février – 4 mars. Mexico
Soleil radieux. Douceur. Atmosphère de printemps. Logé à la Maison des écrivains, laquelle est située dans une petite impasse. Le violet pâle des fleurs du jacaranda et un peu partout dans ce quartier paisible aux maisons basses, le pourpre des bougainvillées.
La maison est construite autour d’un large espace vide. Au rez-de-chaussée, se faisant face, deux petits jardins avec les plantes grasses qui poussent dans les déserts de ce pays. La chambre que j’occupe, comme toutes celles du premier étage, ouvre à l’intérieur sur une passerelle circulaire.
Ville immense. L’une des plus peuplées du monde. Environ vingt millions d’habitants. Et chaque jour, des miséreux continuent d’affluer, poussés par cette illusion qu’ils vivront mieux ici que dans leur campagne. Mais ils échouent dans les bidonvilles qui s’étendent en différents points de la périphérie.
Pas la moindre unité dans l’architecture, l’aspect et la couleur des maisons, lesquelles n’ont le plus souvent qu’un ou deux étages, ce qui explique en partie l’étendue de l’agglomération.
De larges avenues. Quelque quatorze millions de véhicules qui circulent jour et nuit. L’effroyable pollution. Des nuées de taxis. Obligation de les prendre, car ici les distances sont considérables. Une voie qui traverse la ville serait longue de quelque soixante-dix kilomètres. Quand les voitures sont à l’arrêt, aux feux, des vendeurs se glissent entre les files et proposent des journaux, des cigarettes, des fleurs, du chewing-gum, des babioles de toutes sortes… D’autres jeunes gens, habillés en clowns, se juchent rapidement sur un escabeau dressé devant les voitures, et se mettent à jongler avec des balles de tennis, puis descendent en toute hâte pour mendier quelques pièces avant que le feu ne passe au vert.
Sur un trottoir séparant l’avenue – cinq voies de chaque côté – le bébé d’une jeune Indienne couché sur le dos à même le ciment et – peut-être jour après jour – respirant l’air vicié des gaz d’échappement.
La misère. Les petits métiers. Les cireurs de chaussures. Les Indiennes accroupies sur le trottoir, près de quelques fruits et légumes disposés sur une feuille de journal. Les étals de fortune où s’entassent par exemple des outils si usagés qu’on imagine mal qu’ils puissent encore servir et que quelqu’un veuille les acheter.
Les trois jeunes prostituées indiennes, cigarette aux lèvres, appuyées contre l’aile d’une voiture. Leurs beaux corps pulpeux.
La cordialité, l’extrême gentillesse des Mexicains. À l’inverse, et inévitablement, la délinquance est présente, et certains quartiers sont à éviter. À plusieurs reprises, le chauffeur de taxi m’a fait verrouiller les portières, ce qui laisse supposer qu’on peut être attaqué à l’intérieur des voitures.
Les chauffeurs de taxi surprennent par leur coup d’œil, leurs réflexes, leur habileté à glisser leur véhicule là où on pense qu’il ne pourra passer. Certains se prennent pour des pilotes de Formule 1, et alors, cramponné à la poignée de la portière, on ne manque pas d’éprouver de fortes émotions. En plusieurs occasions, frappé par leur honnêteté, le souci qu’ils ont de leur client. L’un d’eux a refusé mon pourboire, le trouvant trop important. Un autre, me déposant dans un quartier excentré, m’a demandé si je n’allais pas me perdre. Un troisième, ne sachant pas où se trouvait la rue éloignée où je voulais me rendre, m’a confié à un autre taxi…
Bonne matinée avec Marta et Guillermo, cet écrivain qui habite ces jours chez Philippe et Marta Ollé-Laprune. Entretien pour El Financiero. Plaisir de parler et abondance d’idées quand je sens qu’on comprend ce que je dis.
La pharmacie est ouverte sur le trottoir dans toute sa longueur. Circulation infernale. Poussière. La caissière est dissimulée dans une cabine couverte de miroirs et de grilles. On ne voit rien d’elle, même pas sa main. On glisse la note et l’argent par une étroite fente, et ensuite, muni d’un reçu, on prend possession de ce qu’on vient d’acheter. Dans les épiceries ou d’autres magasins, surprise de voir de semblables cabines. À l’entrée de nombreux commerces et de nombreuses maisons, des gardiens en uniforme et en armes. À l’aéroport, près d’une banque, un gardien avec une arme de gros calibre, tenue à la verticale sur son épaule, un doigt glissé sur la détente.
Importance accordée à la culture. Il est vrai que la majorité des écrivains mexicains résident à Mexico. Un intérêt pour la culture française qui me surprend. Visité une très belle librairie.
Les fortunes accumulées par les narcotrafiquants. Ils possèdent des avions, des sous-marins de poche, et parviennent à corrompre à peu près qui ils veulent. L’ancien président du Mexique est en fuite, et son fils, emprisonné depuis un an. L’évêque assassiné il y a deux ans avait été lui aussi pris dans leurs filets.
9 heures. Sur le balcon. Mais le soleil est déjà trop chaud et j’ai dû me replier à l’intérieur de la chambre. De savoir qu’en France c’est encore l’hiver me fait apprécier d’autant ces journées de lumière et de chaleur.
Le musée anthropologique. Un lieu de toute beauté. Bâtiments grandioses, à l’échelle du pays. À eux seuls, ils méritent la visite. Des heures à contempler les vestiges et sculptures des anciennes civilisations indiennes.
Rencontré Alberto Ruy Sanchez et Margarita de Orellana. Ils ont vécu huit ans à Paris et ont une très bonne connaissance de notre littérature. Enthousiastes, chaleureux, ils éditent entre autres Artes de Mexico, une luxueuse revue.
Mon intervention à l’Université Ibero-americana où enseigne mon traducteur, Hugo Gola. Université privée qui reçoit les enfants des familles fortunées. Une église à l’intérieur de l’université. Surpris de voir des professeurs, des étudiants et des employés avec une croix grise tracée sur le front. On m’explique qu’ils viennent de suivre l’office du mercredi des Cendres.
Dans une minuscule papeterie, l’homme qui me sert porte une matraque au côté.
Portières ouvertes, une luxueuse voiture stationne devant un restaurant. Visages plombés par l’ennui, deux hommes affalés sur les coussins : deux gardes du corps qui attendent leur boss.
Les gilets pare-balles des policiers qui règlent la circulation.
Quand on entre dans certains établissements, on doit décliner son nom, lequel est inscrit sur un grand registre.
À la Maison des écrivains, quelques mots échangés avec un écrivain de Monterrey où je vais me rendre dans quelques jours.
Combien me plaît la place de Coyoacán. Des arbres, des parterres de fleurs, et surtout, la constante animation. Des passants, des groupes qui discutent, des commerçants ambulants, des musiciens, des enfants qui courent… Très vif plaisir à boire un verre à la terrasse d’un café et à absorber toute cette vie : les visages, les regards, les démarches, les attitudes, les couleurs, les odeurs des aliments en train de cuire… Le spectacle est permanent.
L’église en bordure de la place. Des retables baroques fort surchargés. Dans les châsses, des christs saignants et chevelus. Quantité d’ex-voto : avec des photos d’identité, ou bien des bras, des jambes, des cœurs en matière plastique de petites dimensions. Les gens en prière. À plusieurs reprises, un homme caresse la châsse où dort une poupée en celluloïd, puis l’embrasse et part en appesantissant sur elle un long regard de supplication.
À la porte de l’église, des deux côtés, des Indiennes demandant l’aumône. Certaines très âgées, maigres et ridées. D’autres, jeunes, un bébé dans les bras.
Mon intervention à l’UNAM, où je m’adresse à des étudiants en philosophie. Cette université, qui reçoit quelque trois cent mille étudiants, possède une maison d’édition, une chaîne de télévision, et joue un rôle politique à la fois dans la ville et dans le pays.
En rentrant en voiture à la nuit tombée, Philippe me fait traverser ce quartier désert, silencieux, quelque peu fantomatique, où se trouvent d’anciennes haciendas.
Des étudiants et des étudiantes viennent me voir et m’apportent des « palmitos » pour mon petit déjeuner. Afin de se couper des livres et aller au-devant de la vie, l’un de ces étudiants a habité deux ans à Lyon où il a travaillé comme pâtissier. Un garçon clair, épanoui, que je sens riche de grandes qualités humaines et intellectuelles.
Les musiciens, au restaurant. Le beau visage usé du vieux violoniste au regard rayonnant de bonté.
Visite du centre historique avec Philippe et Marta. Harmonie de la petite place où se trouvent les écrivains publics et les imprimeurs à l’ancienne travaillant sous les arcades.
Les fondations d’un temple détruit naguère par les Espagnols, et qui ont été découvertes il y a une dizaine d’années.
Le marché artisanal. La foule si dense qu’on a peine à avancer. Sur la grande place, devant la cathédrale, deux ou trois centaines de danseurs indiens, venus de plusieurs régions, torse et jambes nus, coiffés de plumes, sautant et dansant au son de percussions lancinantes. Une sorte d’autel avec des offrandes.
Dans le Palais du gouvernement, les fresques de Diego Rivera racontant l’histoire du Mexique : les Aztèques, l’arrivée des Espagnols, l’Inquisition, le soulèvement, la culture des champs, les animaux, la fabrication de l’alcool…
À l’intérieur de l’ancienne église de la Guadalupe, d’immenses échafaudages. Le fil à plomb faisant office de sismographe et le tracé montrant comment l’édifice a bougé chaque fois que la terre a tremblé. Avant, là où s’élève Mexico, s’étendaient des marais et des canaux. Le sous-sol n’est donc pas suffisamment résistant et le bâtiment s’enfonce. D’énormes travaux vont être entrepris pour tenter de le stabiliser.
Visite à la religieuse, sœur de François Calvet. Elle vit au Mexique depuis trente ans. Elle n’avait jamais songé à venir ici. Mais quand elle était jeune, elle avait passé une licence d’espagnol pour pouvoir tirer de leur solitude des religieuses espagnoles établies en France et qui souffraient de ne pouvoir communiquer. Elle n’avait jamais songé à s’exiler au Mexique, mais cinq religieuses ayant été tuées dans un accident de la circulation, elle avait été de celles qui avaient dû les remplacer. Au début, dans un village indien, pour créer une école et soigner les gens. Elles avaient dû se construire une petite maison. Les Indiens, très méfiants. Seuls les hommes parlaient un peu l’espagnol. Une fois, elle a accouché une Indienne sur le bord de la route. Le bébé recueilli dans des feuilles de papier journal.
Déjeunons chez Pablo Rulfo, le fils de Juan Rulfo, l’auteur du mythique Pedro Paramo, mort il y a dix ans. Ce livre a eu une considérable influence sur les écrivains latino-américains ayant commencé à écrire dans les années soixante. J’aurais voulu interroger Pablo sur son père, mais je n’ai pas osé. Le sculpteur américain, né en France, mais établi au Mexique depuis plusieurs années. Pablo et sa jeune épouse, des êtres simples, paisibles, accueillants. Lui est peintre et graphiste. Le beau moment passé dans son atelier bibliothèque en haut de la maison. Sur la terrasse, la forte odeur des eucalyptus.
Après avoir publié Le Llano en flammes en 1953, puis Pedro Paramo en 1955, Juan Rulfo a gardé le silence. Pendant trente ans. Drame de cet homme qui n’a rien pu écrire d’autre.
La maison où Trotski a été assassiné. Maison assez sinistre qu’il avait transformée en fortin. Ce que j’avais lu m’avait fait imaginer tout autre chose. La dimension du drame et la banalité du lieu où il s’est joué. Tout au long de cette visite, je me suis senti oppressé.
Après avoir quitté cette maison, visite de la maison de Frida Kahlo et de Diego Rivera qui, bien que morts, demeurent ici extrêmement présents par leurs peintures, par des livres, des portraits exposés un peu partout, des cartes postales, leurs noms très souvent cités… Violent contraste entre la maison de Trotski, sombre, triste, attaquée par le temps, et celle de Frida, pleine de lumière et de couleurs, où se perçoivent encore la vie et la créativité qu’elle avait abritées. Les robes et les bijoux de Frida. Le fauteuil roulant. La collection de statuettes. Les ex-voto collectionnés par Diego. La terrasse. Le jardin. Les beaux arbres. Une impression d’oasis. Bien des choses que j’avais lues dans le livre consacré par Rauda Janis à Frida Kahlo me sont revenues. Mais je dois avouer que la personne et la vie de cette femme m’intéressent beaucoup plus que son œuvre.
Dans le taxi, pendus au rétroviseur, un chapelet et une image du Christ. Quand nous sommes passés devant une église, le chauffeur s’est discrètement signé.
Visite du site de Teotihuacán en compagnie d’un jeune couple originaire d’Amérique centrale et qui vit en Colombie. Lui, un visage quelque peu effrayant, car brûlé lors d’un accident de la route. La peau greffée, rose, toute lisse, sans barbe. Les dents refaites. Au-dessus d’un œil, une petite touffe de poils noirs à la place du sourcil. Il a perdu également plusieurs doigts. Je me suis réjoui que sa belle jeune femme ne l’ait pas quitté. Le courant de sympathie s’est établi à partir du moment où je leur ai cité le nom d’un coureur colombien venu disputer le Tour de France ces dernières années. Nous avons gravi avec eux jusqu’à son sommet la « pyramide du soleil », la plus haute. Le matériau de base était la lave, noire ou rouge. Site impressionnant. Comment des hommes à pareille époque ont-ils pu élever de tels édifices ? Combien de milliers ont-ils péri sur ces chantiers ?
Au retour, aperçu une prison toute neuve dans un paysage désertique.
Aux abords de la ville, des collines entières couvertes de bidonvilles.
La nouvelle cathédrale de la Guadalupe. À l’intérieur, un espace immense, sans un pilier. La beauté de ce lieu. Une messe s’achevait. La ferveur de l’assistance. Surpris par la présence incongrue d’un tapis roulant devant l’effigie de la Vierge. Il évite ainsi que ne s’amassent et ne stationnent devant elle de trop nombreux adorateurs.
Le dimanche, mon intervention au Salon du livre avec Philippe, Guillermo et Hugo Gola. Échange avec la traductrice avant qu’elle ne s’enferme dans sa cabine. Française, mariée à un Mexicain. Ses enfants ont fait de brillantes études. Mais les problèmes qu’entraîne la pollution risquent de les pousser, elle et sa famille, à quitter la ville.
L’exposition « Los Dioces ». Remarquable. Les statues, masques, urnes et objets admirablement mis en valeur. Les dieux du feu, de la pluie, de l’eau, de la fertilité, de la mort… Les animaux sacrés : coyote, jaguar, aigle, serpent… Les blocs de pierre qui servaient aux sacrifices et aux auto-sacrifices, avec un creux ménagé à l’intérieur pour recueillir le sang. Os effilés extrêmement pointus servant de poignards sacrificiels. Peu de figures humaines qui ne soient déformées par l’angoisse et la peur. La plupart ont une expression terrifiée. Des masques bifaces, avec deux expressions différentes. Ou même des sculptures présentant trois plans frontaux : le visage du milieu figure la jeunesse, un peu en arrière et de chaque côté, chaque moitié d’un visage représente l’âge mûr, et en arrière du précédent, chaque moitié d’un visage exprime la vieillesse – paupières closes, visage affaissé. Ces visages de pierre sont parfois surmontés et flanqués d’éléments divers. Ailes largement déployées, un aigle a planté ses serres dans la tête d’un guerrier, et près d’être englouti, le visage d’un homme est encore visible à l’intérieur du bec largement ouvert…
Toujours la misère. Cette vieille Indienne au visage de parchemin, tout strié de rides, et qui propose trois petites boîtes de chewing-gum. Cette Indienne qui coud à même le trottoir, entourée de quatre très jeunes enfants jouant avec des sacs de plastique. Des femmes enceintes, un bébé dans les bras, et qui mendient. Ce vieil homme vendant des feuilles de papier hygiénique à l’entrée d’un W.-C. public. Ces petits enfants – de cinq à huit ans – déguisés en clowns, portant un pantalon de satin rouge très ample dans lequel on a glissé à l’arrière deux gros ballons, et qui se trémoussent entre les files de voitures arrêtées aux feux.
Promenade en barque sur les canaux au sud de la ville avec Marta. Lourdes barques à fond plat, avec un toit en bois, peintes en rouge et en jaune. D’autres barques nous accostent : un photographe, des musiciens, une femme proposant des plats chauds…
Le soir, à l’UNAM, projection du film de Carlos Rulfo, un autre fils de l’écrivain. Témoignage de vieux paysans habitant le village où vivait le père de Juan Rulfo, lequel a été assassiné. Pour des raisons jamais éclaircies. Riche propriétaire, c’était un homme tyrannique. Le matin, en chemise blanche, il frottait de son bras le flanc de son cheval pour vérifier s’il avait été suffisamment brossé. Quand le drame s’est produit, en 1916, ces paysans étaient des enfants, mais certains ont assisté à l’assassinat. Le visage de l’intendant creusé de rides profondes. Les énormes mains des travailleurs manuels. Région pauvre et retirée. Sécheresse. Aridité. Le cadavre d’une vache morte de faim. L’importante maison qu’habitait le père de Juan Rulfo est maintenant en ruine. Quand on a vu ce film, il est certain qu’on a une meilleure compréhension de Pedro Paramo.
Après cette projection, inauguration par Mme Rulfo d’une exposition de photographies réalisées par l’écrivain. Toutes de qualité. Certaines dignes de ses livres. Des photos de visionnaire.
Visite du musée Tamayo et du musée d’Art Moderne. Très belles réalisations architecturales, mais ce que j’ai vu sur les murs ne m’a pas enthousiasmé. Par chance, une exposition d’art anglais, avec Moore, Ben Nicholson, Barbara Hepworth…
Le soir, nous dînons en compagnie de Bertrand Fillaudeau, l’actuel responsable des Éditions José Corti, et d’un libraire parisien amateur de livres anciens. Ce dernier très en verve, nous parlant de personnages qu’il connaît, quelque peu particuliers, et de la Colombie, d’où il arrivait, et où il a acheté une finca perdue dans la montagne. Un restaurant étonnant, installé dans une ancienne maison de passe laissée telle qu’elle. Surcharge du décor. Chaque salle était une chambre ou une alcôve.
Rapide voyage à Monterrey, une ville au nord-est du Mexique. Un vol d’une heure un quart, pendant lequel je n’ai cessé de regarder les régions que nous avons survolées. Parfois, de hautes montagnes totalement désertiques.
Le soir, nous dînons dans la plus ancienne hôtellerie de Monterrey. Aux murs, affiches et photos de corridas et de rodéos. Quatre musiciens chantaient des boléros.
Un très bon moment à écouter Antonella – une belle jeune femme d’origine italienne, qui a vécu plusieurs années au Canada – fine, douce, d’une réelle humilité, et par là, profondément émouvante. Elle a parlé de sa famille, de sa tante Laura, à qui elle porte une vive affection. Après avoir fait la guerre en Afrique, son père, qui est ingénieur électricien, a trouvé un emploi au Canada, dans le Grand Nord. Comme il s’ennuyait et aimait écrire des lettres, il a fait passer une annonce dans un journal italien pour chercher une correspondante. En retour, il a reçu de nombreuses réponses signées par des femmes dont plusieurs lui proposaient d’aller le rejoindre. Une seule lui avait écrit sans arrière-pensées. Après avoir correspondu pendant deux ans avec elle, il l’a rencontrée, lui, originaire de Bologne, elle, de Naples. Ils se sont plu, se sont mariés, et deux enfants sont nés, dont Antonella. Mais celle-ci a été mal-aimée, et c’est Laura, la sœur de sa mère et son exact contraire, qui lui a donné l’affection dont elle était frustrée. Elle apprécie les qualités de son mari, mexicain, qui lui laisse son indépendance. Deux fils : Julio, dix ans, et Rodrigo, cinq ans.
Au retour de l’aéroport, un taxi Formule 1 !
Dimanche, avant de repartir, un très bon moment avec Marta. Déjeunons tous trois au premier étage d’un restaurant aux fenêtres ouvertes sur la place de Coyoacán. Intense animation. De nombreux Indiens, venus sans doute de différentes régions. Musique, couleurs, odeurs, vie… J’étais pleinement heureux d’être là.
Marta a lu très jeune les livres de Castaneda. Et plus tard, des ouvrages extrême-orientaux, ainsi que Krishnamurti. Pendant deux ans, au Honduras, pays d’où elle est originaire, elle a suivi une sorte de formation auprès d’un médecin acupuncteur possédant des pouvoirs spéciaux. Elle vivait des états de clairvoyance, percevait ce que pensaient les gens. Il lui arrivait par exemple de parler mentalement à quelqu’un dans la rue, et cette personne se retournait. Je déplore qu’elle n’ait pas poursuivi dans cette voie. Pendant ce long échange, je me suis senti extrêmement proche d’elle, et ces moments, comme ceux passés avec Antonella, laisseront en moi des souvenirs qui ne s’effaceront pas. Je dois dire que lorsque Marta avait traduit mes propos pour El Financiero, j’avais pressenti qu’elle avait la compréhension de ce qui compte.
J’ai oublié de noter l’émotion qui m’a étreint, en venant, à voir par le hublot New York à l’horizon, éclairée par la lumière rasante du couchant. New York réduite à l’état de maquette. On distinguait fort bien les gratte-ciel, les ombres qu’ils projetaient. Plus tard, le ruban gris et méandreux du Mississippi.
Me trouvant à Mexico, j’aurais dû relire Le Labyrinthe de la solitude d’Octavio Paz, ou tel roman de Carlos Fuentes. Mais je n’ai pu m’arracher aux livres de Gaines. Dans l’avion, puis à l’hôtel dans les moments creux, j’ai dévoré Colère en Louisiane et Dites-leur que je suis un homme. À plusieurs reprises, j’ai dû interrompre ma lecture, car les larmes me brouillaient les yeux.
Quinze jours trop vite passés, bien remplis et qui m’ont offert de belles rencontres. Vif est mon désir de revenir un jour ici. Mon seul regret, n’avoir pu mieux parler avec Philippe. Mais il était très pris par la préparation d’un colloque sur le surréalisme. J’ai été étonné par la connaissance qu’il a de la ville et par le nombre de ses relations dans le milieu littéraire.
15 mars
Il a été maquignon et il est maintenant à la retraite. Depuis que sa femme est décédée, il vit seul dans sa villa. Sa belle-sœur qui est veuve, habite à quelques kilomètres de chez lui, et un jour, elle l’invite à dîner et à passer la soirée chez elle. Il invoque un quelconque prétexte, et décline son invitation. Elle l’invite une deuxième, une troisième, une quatrième fois, et chaque fois il refuse. Irritée, elle veut connaître les raisons de son refus.
– Tu es fâché ?
– Pas du tout.
– Mais pourquoi ne veux-tu pas venir me voir ?
– Je n’aime pas sortir le soir.
– Qu’est-ce que tu me racontes ?
– Quand la nuit tombe, je ferme portes et fenêtres et je préfère rester à la maison.
– Mais pourquoi donc ?
– C’est difficile à dire.
– Voyons, explique-toi.
– Eh bien voilà… J’ai peur.
– Toi, tu as peur ?
– Oui, j’ai peur.
– Je ne peux pas te croire.
Effectivement, en tant que maquignon, il a souvent eu à s’occuper d’une vache récalcitrante, d’un taureau dangereux, et il n’a jamais manqué de courage. En outre, il est un homme jovial, bon vivant, solidement ancré dans la vie, et ce qu’il raconte lui paraît difficile à admettre.
– C’est une vieille histoire… Tu connais le village où nous vivions, à la montagne. J’étais un enfant, et un soir, alors que la nuit était tombée depuis trois ou quatre heures, le père m’a envoyé chercher sa veste à l’étable. Sa pipe était dans une poche et il voulait fumer. Je sors. Imagine la nuit noire, le froid, la neige. Je traverse la cour, je pousse la porte, je me hisse sur la pointe des pieds, et à la seconde où je vais atteindre l’interrupteur, ma main se pose sur une main. J’ai éprouvé une telle frayeur que je n’ai pas pu crier. Je suffoquais littéralement. Je ne sais comment j’ai pu regagner la cuisine. Le père ne voulait pas me croire. Puis il s’est précipité à l’étable, une fourche à la main. Il a trouvé un chemineau qui s’était introduit là pour passer la nuit. La peur effroyable qui m’a saisi quand j’ai senti une main sous ma main, elle ne m’a jamais quitté. Je n’ai jamais pu m’en défaire. Elle m’a pourri la vie.
Michel Bazin va fêter les vingt ans de sa librairie « Les Lucioles » à Vienne. Pour marquer cet anniversaire, il m’a demandé de lui écrire un petit texte sur les librairies et la lecture. Voici ce que je lui ai envoyé :
J’aime lire. J’aime passionnément la lecture. Et bien évidemment, j’aime aussi les livres. Non tous les livres. Seulement ceux qui agrandissent la vie, poussent à creuser davantage, aident à respirer à pleins poumons.
Aimant lire, il va de soi que j’ai passé de longs moments dans les librairies, ces lieux où je pénètre en état d’avidité, sachant que je vais trouver là par centaines ces objets de papier et de mots qui tiennent une telle place dans mon existence.
Sans les livres et la lecture, ma vie aurait été désertique. Grâce à eux, ma terre a été richement fertilisée par les eaux d’une source qui n’a jamais tari. D’où d’inoubliables heures de découvertes, d’errances, de trouble, de doutes, de remises en cause, parfois d’effondrement, ou à l’inverse d’allégresse, de plénitude, d’élévation. Heures où la vie me déchire et me comble, me flagelle de ses rafales, me jette en un éclair du profond de la douleur d’être au plus effervescent de l’exultation.
J’éprouve un bonheur toujours neuf à me rendre dans une librairie, à happer quelques lignes d’un roman, survoler la page d’un essai, savourer un poème… Tant de rencontres se proposent, tant de voyages seraient possibles…
Enfin j’acquiers l’ouvrage sur lequel s’est porté mon choix, et l’autre bon moment est celui où je rentre chez moi, serrant dans ma main la précieuse substance verbale qui va me dilater, me pousser hors du temps, faire haleter dans mes veines une vie plus ardente.
22-26 avril
H. a été religieuse. En tant que telle, elle a travaillé pendant huit ans dans une usine comme ouvrière spécialisée, donnant ce qu’elle gagnait à des gens dans le besoin. Puis elle a rompu ses vœux tout en restant fidèle aux valeurs qui avaient inspiré son engagement.
Après avoir eu quatre enfants, elle s’occupe actuellement avec son compagnon d’adolescents en difficulté. Au début, ils ont fonctionné sans recevoir aucune aide. Puis enfin reconnus, ils ont pu obtenir des subventions. Mais les adolescents qu’ils cherchent à remettre sur pied ont des histoires à ce point chargées qu’on ne sait s’ils arriveront un jour à surmonter leurs problèmes. Quelle injustice que par la faute de leurs parents, parfois par celle de la société, certains êtres soient condamnés dès leur plus jeune âge à des vies qui ne seront qu’échec, désespoir et autodestruction.
H. a été aussi visiteuse de prison. Elle a eu une grande amitié avec un gangster condamné à rester deux cent cinquante ans derrière les barreaux ! Il a été abattu lors d’une tentative d’évasion.
H. a une finesse, une intuition, une intelligence, une perception d’autrui absolument étonnantes, et j’ai passé avec elle une passionnante après-midi.
6 mai
Une revue dirigée et animée par des pédiatres et des soignants qui s’occupent de tout jeunes enfants m’a proposé d’écrire à un bébé. J’ai lu la lettre reçue un peu hâtivement, et dans la mesure où ce sujet m’inspirait, j’ai pris une feuille, et sans plus attendre, écrit le texte qui suit. À ma grande surprise, ce texte a coulé hors de moi comme s’il avait été déjà préparé, comme s’il avait simplement fallu que je le couche sur le papier.
Quel âge as-tu ? Un mois ? Et tu te prénommes ?… – Luc ! Eh bien, bonjour Luc. Tes belles joues roses et ton regard éveillé me sont la preuve que tu es déjà bien installé dans la vie. Tu as raison. Il est important de prendre un bon départ. Mais sais-tu que tu as de la chance ? Ta mère t’entoure de tous ses soins, elle te parle de sa voix douce, te cajole, accourt dès que tu grognes, et te couve d’un regard d’où se déverse tout l’amour qu’elle te porte. Tu trouves cela normal ? Peut-être as-tu raison. Mais tu dois savoir qu’il est des mères qui n’aiment pas leur enfant, ou même qui le refusent, voire l’abandonnent. Il arrive aussi que des mères soient malades, ou quittent ce monde, volontairement ou non, et que devient alors leur enfant ? Qui l’élèvera ? Lui donnera l’affection dont il a besoin ? S’il n’est pas aimé, il risque de se trouver plus tard aux prises avec de sérieux problèmes. Alors réjouis-toi d’avoir cette mère pour laquelle tu es tout. J’aime d’ailleurs vous voir à l’instant où elle te prend dans ses bras et où elle t’offre le sein. Avec quelle avidité tes petites lèvres se saisissent du mamelon et se mettent à le pincer, le tirer, le sucer. Comme j’aimerais me trouver à ta place. Tu pompes goulûment cette sève douce et tiède tout autant que tu te gorges du lait de sa tendresse. Tu apprendras plus tard que tu es déjà un privilégié. Pour cette raison que les enfants nourris au sein ne présentent jamais le « syndrome de l’enfant battu ». Au lieu de vivre dans la crainte, la rétraction, la crispation, ils seront des êtres ouverts, confiants, donnant leur adhésion à la vie. Au seul vu de ces tétées durant lesquelles tu fais montre d’un bel appétit, je peux donc te prédire que tu auras toute chance – si bien sûr tout continue à bien se dérouler pour toi – toute chance d’être plus tard un homme épanoui.
Profite bien de ces instants. Et quand, dans quelques semaines ou quelques mois, on présentera une tétine à tes lèvres, refuse-la. Fais durer le plus longtemps possible le plaisir à être chair à chair avec celle qui t’a engendré, à faire couler en toi ce nectar qui se prépare pour toi à l’intime de ses cellules. Ce nectar, tu peux t’en rassasier, et plus tard, tu ne cesseras de venir à elles – elles : ces femmes que tu rencontreras, et qui, si elles vivent pleinement leur féminité, auront toujours un peu le visage de l’unique, de la première qui t’aura tenu dans ses bras – pour boire à nouveau, pour déguster sans fin ce miel que distille leur infinie tendresse.
Cinq ans ont passé. Un soir, alors que ton père est loin depuis plusieurs jours, tu n’es pas sans éprouver que tu as ta mère pour toi seul. Avant de te mettre au lit, elle te cajole et tu fais tout ce que tu peux pour que se prolonge cet instant toujours trop court. Soudain, lui caressant la joue et l’interrogeant anxieusement du regard, tu lui demandes :
– L’autre, i revient quand ?
Deux jours après avoir écrit le texte qui précède, j’ai relu la lettre envoyée par la revue, et je me suis rendu compte que ce que j’avais fébrilement jeté sur une feuille, ne répondait pas à ce qu’on me demandait. J’avais à être une fée et à évoquer pour un bébé l’avenir que je lui souhaitais. Je devais donc rédiger un autre texte. Un texte dont il s’est avéré qu’il ne coïncidait pas avec les paroles décrivant un bonheur sans mélange qu’une fée aurait pu prononcer.
Lettre à un très jeune ami
On m’invite à me pencher sur ton berceau et à te parler comme le ferait une fée. Navré. Je n’ai jamais lu de conte de fées, et je ne saurais imaginer ce que l’une d’elles te dirait. Ou plutôt si, en me forçant un peu, je devrais être capable d’évoquer la vie qu’une fois adulte tu souhaiterais sans doute avoir, et qui, selon toute vraisemblance, serait une vie continûment tissée de plaisirs, de joies, d’amour, de bonheurs. Mais je ne veux pas te leurrer, ni te faire croire qu’il me serait possible d’agir sur ton destin. D’ailleurs, même si je possédais ce pouvoir, je le refuserais. Comme tout être humain, tu auras à vivre une certaine existence, et ce serait à mon avis un non-sens que de vouloir t’en faire vivre une autre, laquelle ne répondrait en rien avec celui que tu seras.
Alors que vais-je te dire ? Tout d’abord, je me réjouis que tu sois venu au monde sans handicap, bien conformé. En cet instant, couché dans le doux nid de ses bras, tu tètes le sein de ta mère, et à voir avec quelle avidité goulue tu tires son lait – le lait de sa tendresse, celui qui te nourrira ta vie durant – je constate que tu es déjà fortement accroché à la vie. De cela aussi, je me réjouis profondément.
Tu as aussi la chance d’avoir une belle jeune maman. Elle est encore un peu inexpérimentée, mais sois rassuré. Son instinct saura très vite lui inspirer les gestes qu’il lui faut avoir quand elle s’occupe de toi. Car elle t’aime. Et bien que d’une manière différente, ton papa aussi t’aime. Être aimé : c’est là le plus beau cadeau que la vie pouvait te faire. Plus tard, tu comprendras pourquoi. En outre, parce que tu es nourri au sein, et enveloppé d’affection, tu aborderas la vie, une fois grand, sans être inhibé, sans être entravé par la peur ou par quelque grave conflit intérieur. Tu pourras t’estimer, croire en toi, devenir un adulte épanoui, et cela est d’une telle importance, que même une fée, dans la plus belle des légendes, ne pourrait te prédire plus heureux destin.
Mais que vais-je te souhaiter ? Quand ils sont au seuil de leur existence, la plupart des êtres ont pour principal désir de fonder une famille, de réussir professionnellement, et peut-être encore d’occuper un rang dans l’échelle sociale, voire de s’y élever de quelques degrés. Mais je ne sais si tu te rangeras parmi eux et si tu auras un même désir. Aussi je voudrais te souhaiter tout autre chose, et les vœux que je formulerai pour toi se résumeront en trois points.
Tout d’abord, je te souhaite d’être doté d’une riche sensibilité. C’est elle qui te permettra de ressentir, d’éprouver, de percevoir, de vibrer, d’aimer. Ceux qui en sont privés ont le cœur sec et demeurent pauvres. Sentiments étriqués, émotions indolentes. Sans doute leur est-il donné d’échapper aux bas-fonds des heures de désespoir, mais il est certain qu’ils ne jouiront jamais de ces instants où la vie nous transporte, où la joie déferle et nous fait exulter. Plus grave, le cœur sec ne peut aimer, et c’est la pire des malédictions. Celui qui aime est toujours relié – aux êtres, aux animaux, à la nature, à la vie du monde – et ainsi, il n’aura jamais à arpenter les terres arides de la solitude. Puisse donc le destin t’accorder ce don insigne : une vive sensibilité qui, en alimentant ta réflexion, ta pensée, entretiendra en toi une riche et intense vie intérieure. De surcroît, si tu aimes, tu auras toute chance d’être aimé en retour, et tu connaîtras alors le plus profond bonheur qu’il nous soit donné d’éprouver.
En second lieu, je voudrais que tu sois habité par une ardente passion. Une passion qui emplira de ferveur chacune de tes journées, car elle t’aura imposé de choisir le métier à la faveur duquel elle pourra s’exprimer et s’épanouir. Sans une telle passion, tout travail n’est que contrainte, routine, ennui. Mais quand elle brûlera en toi, sa lumière éclairera tout ce que tu approcheras, et l’aventure dans laquelle tu seras engagé deviendra alors digne d’être vécue.
Cette passion, il est inutile me semble-t-il que j’en précise la nature. Selon ce que je pense, elle devra être telle qu’elle ne pourra engendrer que des choses positives. Pour toi et pour autrui. Certes, tu trouveras parfois pénible d’avoir à lui obéir, à porter son joug. Mais sache ne pas te plaindre et admettre que tu auras reçu la meilleure part.
J’en arrive à mon troisième souhait. Tu apprendras assez tôt que la vie n’est pas un conte de fées, et quand bien même tu seras vitalisé par cette passion qui t’octroiera énergie et enthousiasme, ton existence ne sera pas toujours facile. Tu découvriras que l’être humain est plus souvent capable du pire que du meilleur, et peut-être recevras-tu de mauvais coups. Mais je vais t’étonner. Bien que sachant que tu seras parfois malmené, je veux te souhaiter de connaître un jour une lourde épreuve. Une épreuve qui démantèle tes défenses, te jette à terre, te laisse nu. Peu importe d’ailleurs ce qui en sera la cause : déception sentimentale, accident, maladie, deuil, exil… L’essentiel sera que tu sois démoli. Tant qu’un être n’a pas effectué sa descente aux enfers, je pense en effet qu’il vit à la surface de lui-même, dans l’ignorance de ce qu’il est. Il importe que tu acceptes alors de ne plus rien savoir, te laisses laminer par la souffrance, te sentes perdu. Ensuite, ayant jeté bas la prison du moi, tu pourras naître à toi-même et repousser tes rives. Je te souhaite donc d’être un jour brisé, car seul celui qui traverse la mort peut véritablement rencontrer la vie.
M’inclinant sur ton berceau, je n’ai pas voulu être cette fée qui t’aurait prédit des choses agréables à entendre. Mais tu n’y as rien perdu. Car en réalité, une bonne fée se tient près de toi, et c’est ta maman. Lorsqu’elle te parle de sa voix mélodieuse, en employant les mots les plus simples, d’une certaine manière tu comprends ce qu’elle te chuchote alors même que tu n’es pas encore en possession du langage, que tu ne peux qu’ignorer la signification des termes dont elle use. Il y a là un mystère qui n’en finit pas de m’ébahir et de m’émerveiller.
Tant d’échanges vitaux s’effectuent entre vous, vous êtes si intimement liés, tant de choses obscures et à jamais informulables circulent entre vos deux inconscients, que tout se passe comme si vous ne faisiez qu’un. Toutefois, en cet instant, je peux te voir dans ses bras et elle te berce. Quel beau regard elle coule sur ton visage. Combien m’émeut le couple que vous formez.
11 mai
Rencontre de Karine Ciupa. Elle doit avoir moins de quarante ans. Journaliste. Une remarquable intelligence. Une grande facilité à s’exprimer. Elle a longuement parlé et j’ai la conviction qu’une amitié va naître entre nous.
12 mai
Un spectacle tiré de Lambeaux va être donné pendant un mois au Théâtre de l’Île Saint Louis. Hier soir, première représentation. Les deux comédiens doivent être loués pour s’être mis en mémoire la totalité du récit. Mais il aurait fallu effectuer des coupures. Et le metteur en scène a choisi de faire dire le texte d’une voix neutre, ne laissant passer aucune émotion. Je n’ai pas trop aimé. N’ai pas retrouvé ce que j’ai mis dans mes mots.
En me rendant au théâtre, comme je passais quai Bourbon, j’ai aperçu une plaque sur une façade. C’est là qu’avait vécu Camille Claudel de 1899 à 1913. Elle avait alors quitté Rodin, et en 1913, sa famille l’avait fait interner. Pendant le spectacle, ma pensée s’échappait, et je songeais à cette femme, à ma mère, à la longue souffrance qu’elles ont connue jusqu’à leur mort dans ces asiles, ma mère pendant sept ans, Camille Claudel pendant trente ans.
19 - 24 mai. Dijon
Les Sept Dernières Paroles du Christ en croix, de Joseph Haydn ont été créées à Tolède quelques années avant la fin du XVIIIe siècle. Entre les mouvements, quand les musiciens s’arrêtaient de jouer, le cardinal de Tolède montait en chaire et prenait la parole. Mais rien ne semble avoir été conservé de ce qu’il a pu dire.
Le Quatuor Manfred, implanté à Dijon, s’est proposé de jouer cette œuvre, et de la jouer dans des conditions proches de celles qui avaient présidé à sa création. Ne disposant d’aucun texte, ces musiciens m’ont demandé, par le biais de leur agent, de leur en écrire un.
J’ai écrit ce texte, rencontré ces quatre artistes, puis assisté aux deux premiers concerts, le texte étant lu par un récitant.
Je connaissais déjà cette œuvre que j’écoutais lors de mes soirées solitaires à Tübingen. Mais voir et entendre les musiciens est bien différent. J’ai vécu par deux fois une forte émotion.
Ces musiciens observent une discipline stricte et ne cessent de travailler, soit seuls, soit ensemble. Leur concentration et leur vie toute de rigueur ne laissent pas d’impressionner.
J’habite au centre-ville dans un quartier tranquille où ne se posent pas de problèmes de sécurité. Il n’empêche qu’hier, dans la rue voisine, un braqueur a voulu dévaliser une bijouterie. Allongé à terre, frappé à coups de pied, le pistolet sur la nuque, le bijoutier s’est soudain rebiffé et a mis le malfaiteur en fuite. Mais tout en courant, celui-ci s’est retourné et a tiré à plusieurs reprises. Un homme attablé à la terrasse d’un café a reçu une balle dans la cuisse. Il était seize heures et dans cette rue très fréquentée, c’est un miracle qu’aucune autre personne n’ait été atteinte.
30 mai. Toulouse
Hier, j’ai parlé de Piet Moget et de sa peinture à l’Université. Ma tâche n’était pas facile car Piet était présent. Je l’ai connu par l’intermédiaire de Bram. Je ne pense pas qu’ils aient été amis, mais Piet a été très lié avec Geer, le frère de Bram.
Il est né en 1928 à La Haye. Il a commencé à peindre à huit ans, et à partir de dix ans, la peinture a été son occupation essentielle en dehors de l’école. Dès cette époque, il accompagnait un peintre « sur le motif ». À dix-huit ans, il est entré à l’École des Beaux-Arts de La Haye.
Venu dans le sud de la France, notamment à Port-de-Bou, il a été ébloui par la lumière. À partir de cette époque, délaissant son École, il a beaucoup voyagé. À pied et en stop. Paris, le sud de la France, la Suisse, l’Italie, l’Espagne, les pays scandinaves. Au sortir de l’école, il s’est marié et le couple est allé vivre en Suède.
En 1947, lors de la réouverture du musée de La Haye, il a été profondément touché par une œuvre de Geer : Méditerranée. En 1952, lors d’une exposition de Geer à la Galerie Maeght, il a fait sa connaissance, et entre eux une amitié est née. Geer parlait de peinture avec retenue. On sentait que ce qu’il disait était toujours fondé et d’une grande justesse.
De 1952 à 1956, Piet et son épouse ont vécu dans un mas délabré proche de Port-la-Nouvelle. Il appréciait d’être en pleine campagne et appréciait le silence. Il peignait des portraits et des nus, mais en plein air. Et aussi les paysages qui s’étendaient près des étangs et de la mer.
Un jour de 1960, alors qu’il lisait un journal, assis à l’intérieur de sa vieille camionnette stationnée à la sortie du port, il a tourné la tête et a été saisi, avec une intensité inconnue, par ce qui s’offrait à son regard : le quai, l’eau immobile du canal dans laquelle se reflétaient les pierres de la digue, la mer d’un gris sombre, le ciel d’un gris pâle, la ligne horizontale et à peine distincte qui les séparait. Une indicible émotion. Une vision inoubliable. Comme si la réalité lui avait été soudain dévoilée.
Cet instant qui a bouleversé sa vie, quelques jours plus tard, il a voulu le ressaisir et le fixer sur une toile. Un visage, a remarqué Novalis, une étoile, un paysage, un vieil arbre…, peut faire époque dans notre vie intérieure.
Depuis une trentaine d’années, Piet Moget s’acharne à retrouver cet instant où il n’était plus que ce qu’il voyait. Le temps s’était déchiré, le connu était devenu l’inconnu, et l’être s’était abîmé dans une extase qui, une fois disparue, n’avait laissé que vide et hébétude.
Des toiles étant accrochées sur les flancs de sa camionnette, il peint quel que soit le temps. Il aime avoir une sensation d’espace, de liberté, travailler dans le vent, sous la pluie. Mais on ne peut revivre ce qui fut vécu, et le seul désir de vivre un semblable instant fait obstacle à ce qu’il survienne à nouveau. Toutefois, ce désir est si intense qu’il ne se laisse pas vaincre. Dès lors, tel Sisyphe, le peintre ne cesse de vouloir recréer ce qui toujours lui échappe. Aussi est-il condamné à reprendre chaque fois le même motif, repeindre chaque fois la même toile. Une toile carrée, avec la moitié inférieure d’un gris plus ou moins soutenu, avec la moitié supérieure d’un gris clair presque blanc. La vision s’est effacée, mais en faire réapparaître la trace sur la toile, c’est un peu revivre cet instant où l’être, dans la stupeur, une ineffable félicité, s’était trouvé affranchi du temps.
4 juin
Au laboratoire Boiron. Nous sommes debout dans un couloir et un hall où sont présentés des tableaux et quelques-uns de mes livres. Une jeune femme arabe sort de la cantine proche en poussant un chariot, et elle s’arrête pour me parler. Voyant l’intérêt qu’elle manifeste, l’organisatrice de cette petite exposition veut lui offrir l’un de mes livres.
– Oh !… Je ne peux pas le prendre… Je ne sais pas lire.
Sa réponse nous a laissés sans voix.
10 juin
Ces désirs dévorants qui ravageaient l’enfant, ce qu’autour de lui on ne pouvait deviner. Jamais satisfaits, ils laissaient une blessure. Par la suite, cette passion de la vie qui n’a cessé de me harceler, a dû elle aussi être souvent réprimée. D’où une souffrance enfouie, étouffée. Qui s’accompagnait de reproches, de détestation de soi.
14 juin
Travailler à me connaître et me mettre en ordre, n’était pas une fin en soi. Ce travail avait pour but – entre autres choses – de me préparer à produire ce que je destinais à autrui.
5 juillet
Cette histoire qu’on m’a racontée : X… est un homme imbu de lui-même. Il se rend un jour dans un chenil, et contre l’avis du propriétaire, il choisit, dans une portée de six chiens, le moins beau. Il part en clamant qu’il va le présenter à un concours des plus beaux chiens, qu’il remportera le prix et qu’on pourra lire son nom à lui dans les journaux. Mais le prix espéré n’est pas pour son chien. Il le présente à un concours où les chiens doivent attaquer. Nouvelle déconvenue. Il le présente à un concours où les chiens ont à pister. Le prix lui est décerné.
Sur ces entrefaites, un violent séisme secoue l’Algérie. À cette époque, on n’avait pas encore dressé des chiens à chercher des gens enfouis sous des décombres. Il part avec son chien en Algérie. Mais après quatre jours, le gouvernement a décidé d’abandonner des recherches devenues inutiles. Il se démène, parlemente, obtient que son chien continue de chercher. De fait, contre toute attente, le chien indique qu’une personne est là, encore vivante. On fouille. On délivre neuf survivants, dont une petite fille.
L’événement a bouleversé cet homme, l’a transformé, et par la suite, chaque fois qu’un pays était dévasté par un séisme, il s’y rendait avec son chien.
On reçoit beaucoup d’autrui et de la société au cours de notre existence. À la fin d’une vie se pose la question : Qu’ai-je apporté en retour ?
10 juillet
Rencontre de E. Le visage et le corps d’une adolescente, mais mère de trois enfants, elle a sans doute dépassé la quarantaine.
Quand sa mère était enfant, la mère de celle-ci la faisait passer pour sa sœur. La mère de E. en a beaucoup souffert et a réagi en verrouillant sa sensibilité et ses émotions. E. a donc eu une mère qui ne l’a pas aimée. De quinze à trente ans, elle a traversé des années chaotiques au cours desquelles elle a souvent failli se perdre. Peut-être même y a-t-il eu un peu de prostitution. Grâce à la famille qu’elle a créée, elle a maintenant trouvé un équilibre et se sent tirée d’affaire. Elle tient son Journal depuis l’âge de quinze ans.
Une sœur schizophrène, un frère témoin de Jéhovah. Son jeune frère, lui, n’a pas eu à se réfugier dans la maladie ou dans une secte. Sa sœur trouve des compensations à être malade, car lorsqu’elle est en crise, la mère s’occupe d’elle, et c’est en fait son désir profond.
E. a travaillé dix-huit ans dans un centre où sont recueillis des enfants abandonnés ou retirés à leurs parents. Ces enfants ont tous évidemment de gros problèmes. On s’occupe beaucoup d’eux, mais lorsqu’ils atteignent dix-huit ans, ils retournent à leur famille, et le plus souvent, les améliorations obtenues se trouvent très vite réduites à néant. D’où l’impression pour les soignants de faire un travail inutile. De surcroît, E. en avait assez d’être toujours confrontée au sordide – incestes, violence, abandon… Pour ces raisons, il y a un an, elle a donné sa démission.
Elle a toujours été accablée par une impression de solitude, même auprès des gens qui la comprenaient et l’aimaient. Hypersensible, elle a toujours des réactions différentes de celles d’autrui, éprouve en permanence une impression de décalage, et de cette souffrance, elle n’a jamais pu se libérer.
Jusqu’à maintenant, elle se sentait incapable d’affronter des adultes. Mais il y a peu, devenue rééducatrice en psychomotricité, elle a pu s’adresser à un groupe d’entre eux, et elle a vécu cela comme une grande et décisive victoire.
13 juillet
Les charniers qu’on découvre en Bosnie. Des milliers de cadavres. Des enfants, des femmes, des hommes ont été froidement assassinés. Les deux bouchers serbes qui ont décidé et organisé ces tueries, ont été reconnus par le tribunal de La Haye comme responsables de crimes contre l’humanité. Mais on ne peut se saisir d’eux pour les juger et les emprisonner.
Les drames, les tueries, les guerres, parfois les génocides dont la presse nous entretient, si je n’en parle pas ici, ce n’est pas que j’y sois insensible. Mais à quoi bon dire que je suis indigné, révolté, que je me sens souvent blessé au plus intime de moi-même par ces déchaînements de violence qui m’amènent à penser que depuis l’aube des temps et sur ce plan-là, l’homme semble n’avoir jamais effectué le moindre progrès ?
14 juillet
Parfois, de ce résidu déposé en moi par le désespoir que j’ai connu pendant des années, remonte un doute violent, radical, qui ne laisse rien indemne. Et il me dit : n’écris plus. Tout est vain. Sois assez lucide pour t’avouer que tu ne devrais pas t’escrimer sur ces pages, que tout ce travail est parfaitement inutile.
Je travaille dans mon grenier, et parfois, j’ai la visite de deux tourterelles qui se posent sur la rambarde de mon mini-balcon. La femelle s’aplatit, gonfle ses plumes, branle la tête, imprime à ses ailes de petits mouvements. Le mâle, lui, se grandit, étire son cou à la verticale, dresse son bec en direction du ciel. Puis les becs se rejoignent et ils se becquettent pendant de longues secondes.
15 juillet
Depuis quelques jours, je travaille à Turbulences. Ce texte prendra place dans Attente en automne, un recueil de nouvelles que je voudrais écrire au long des prochains mois.
Les matériaux dont je me sers pour élaborer ce récit, je les tire :
- d’une histoire entendue chez Sylva. Lors d’une randonnée au Sahara, des amis à elles ont été attaqués et dépouillés de tout ce qu’ils possédaient,
- de ce que m’a appris une amie qui pendant plusieurs années a tenu une échoppe d’écrivain public. Elle m’a longuement parlé des personnes de toute origine sociale, de tout niveau intellectuel – directeurs de société, secrétaires de direction, ingénieurs… – qui venaient la solliciter et lui demander d’écrire des lettres,
- de la connaissance acquise auprès de Sylva, de ce qu’est la vie d’un professionnel de la photo à Paris,
- d’une histoire qu’on m’a rapportée il y a une douzaine d’années. Un homme autoritaire, tyrannique, atteint d’une crise cardiaque, n’a pu supporter de rester allongé sur un lit d’hôpital. Une nuit, sans argent et sans ses vêtements, il s’est enfui. En échange de sa montre, un taxi avait accepté de l’emmener à la gare où, sans billet, il était monté dans un train,
- de ma visite récente d’un laboratoire où sont fabriqués des médicaments, visite pendant laquelle j’ai bénéficié des explications de la pharmacienne qui m’accompagnait.
Tous ces éléments se sont amalgamés, fondus, organisés en une histoire qui raconte la métamorphose d’un homme découvrant l’amour à quarante-cinq ans. À la faveur de cette évolution, alors qu’il était coupé de lui-même, il pourra enfin pénétrer dans sa réalité interne, devenir ce qu’il était mais qu’il ignorait.
Je crois que ce même thème va courir dans plusieurs de ces nouvelles : celui d’un être à l’étroit dans sa vie et qui, à la suite de tel événement, éprouve le besoin de faire sauter ses chaînes. Il en résulte maints bouleversements, mais il accède enfin à lui-même et se trouve conduit vers une tout autre existence.
20 juillet
Longtemps l’horizon est resté bouché. Les échecs succédaient aux échecs. La tension dans laquelle je vivais me privait de souplesse, de mobilité. Aussi les mots dont j’avais besoin, quel mal j’avais à les atteindre. Ils semblaient être enfouis dans une nuit impénétrable. Il m’a fallu creuser, creuser, encore creuser. Et là où mes mains œuvraient, un peu de lumière a fini par apparaître. De sorte que par rapport à ces années, je peux dire que maintenant :
- je sais mieux ne pas vouloir,
- je sais mieux contenir mes doutes,
- je sais mieux avancer dans ma nuit,
- je sais mieux patienter quand la lumière se retire,
- je sais mieux être actif au sein de ma passivité,
- je sais mieux trier mes mots,
- je sais mieux me mettre à l’écoute,
- je sais mieux recevoir les mots qui me viennent du murmure,
- je sais mieux m’abandonner à ce qui m’entraîne là où je craignais de pénétrer,
- je sais mieux voir,
- je sais mieux vivre,
- peut-être sais-je mieux aimer.
Que cette brève litanie ne donne pas à penser que je verse dans l’euphorie. Rien ne serait plus faux. Car tout demeure aussi difficile. Simplement, je me sens mieux armé. Je dispose de plus d’énergie.
6 août
J’ai été longtemps rongé par la nostalgie des ailleurs. J’aurais voulu prendre le large, aller là-bas, aller au loin, là où j’aurais trouvé cette paix qui m’était refusée. Je ne songeais pas à gagner tel pays particulier. En réalité, je n’avais d’autre désir que de fuir. Fuir la vie que je menais, fuir celui que j’étais. Comme s’il était possible d’échapper à soi-même. On court au bout du monde avec l’espoir que tout sera changé, que la vie pourra repartir sur de nouvelles bases. Mais rien n’est plus faux. On se retrouve inévitablement face aux problèmes qu’on avait cru laisser derrière soi. Avec en plus la déception de reconnaître qu’on s’était illusionné, que le changement escompté ne s’est pas produit.
J’aurais voulu partir mais je ne suis pas parti. Je n’ai d’ailleurs pas eu à en décider. J’ai simplement dû renoncer à m’évader, dû me résoudre à demeurer là où il fallait affronter celui que j’étais. Sans que je m’en sois rendu compte, j’ai été embarqué dans un voyage radicalement différent de celui auquel j’avais rêvé. Aussi ai-je été long à comprendre ce dont il s’agissait.
Tout a commencé dans une grande confusion. Ma barque a été détachée de la rive où se tenaient mes semblables, et j’ai dérivé. Quand je m’en suis aperçu, j’ai été pris d’angoisse. En m’éloignant d’eux, j’allais être seul et cela m’effrayait. Mais il apparaissait que je ne pouvais me soustraire à ce qui m’était imposé.
Non seulement je dérivais, mais mon embarcation prenait l’eau. Je veux dire que celui que j’étais se fissurait, se délabrait. J’avais eu une jeunesse active, j’avais fait beaucoup de sport, mon corps m’avait toujours obéi. Dans quelle galère étais-je donc précipité ? Où allais-je m’échouer ? Qu’allais-je devenir ? J’étais sous l’emprise de forces que je ne maîtrisais pas et je me rebellais. Je voulais absolument reprendre le contrôle de cette navigation et tenter de revenir à mon point d’attache. La haute mer m’épouvantait et je ne me sentais pas de taille à aller au-devant des tempêtes que j’aurais à essuyer. Mais je ne pouvais changer de cap et j’ai dû accepter de poursuivre cette errance.
Plus j’avançais et plus les vagues se faisaient hautes et menaçantes. Il semblait même que mes dernières énergies m’abandonnaient. Pourtant je luttais. Je luttais contre le vent, contre les vagues, me refusais à ces forces qui me poussaient dans l’inconnu.
À plusieurs reprises ma frêle embarcation a chaviré. Tout ce qu’elle contenait – livres, savoir, possessions diverses… – tout est passé par le fond. Il me fallait pourtant continuer.
Je suis parfois resté encalminé. Mais le plus souvent, j’ai été pris dans d’âpres bourrasques. Un jour mon esquif s’est disloqué. N’ayant rien à quoi me raccrocher, force m’a été de lâcher prise. J’ai cru ma dernière heure arrivée et j’ai consenti à disparaître. Alors des courants m’ont poussé, porté, puis déposé sur une plage. Sur une terre qui était une riche oasis.
Après cette navigation aveugle qui m’avait paru interminable et qui n’avait été tout au long qu’angoisse et détresse, qu’il était bon de reprendre pied sur un sol ferme ! Quelle était douce et bienfaisante cette lumière d’aurore ! Et quelles délices c’était de marcher en me tenant droit, de voir toute chose d’un regard clair, de m’emplir de cette verte luxuriance !
Je comprenais enfin que si ma barque n’avait pas été démantelée, je n’aurais jamais été admis en pareille oasis. J’étais léger, délivré de cette peur et de ce mal-être qui avaient accablé celui que j’étais avant d’avoir été englouti.
En moi, tout semblait neuf, mon corps, mon regard, mes idées, cette surabondante énergie qui m’irriguait. Surtout il y avait cette paix. Cette sérénité et cette force que donne la connaissance. Une vie autre commençait. Mais je savais que chaque matin j’aurais à reprendre ce combat qui ne s’achève qu’avec la vie. Il me faudrait rester vigilant et lucide, travailler sans relâche en moi-même, ne jamais cesser de clarifier les eaux de cette source en laquelle j’avais le bonheur d’être enfoui.
9 août
Une inconnue m’a adressé les dizaines de lettres qu’elle a écrites à un jeune homme. Elle, mère de famille, approchant la cinquantaine, follement amoureuse d’un garçon de vingt ans. Sans doute ces lettres lui ont-elles été restituées, et elle me les a adressées pour que j’en fasse ce que bon me semblera.
10 août
Pour vous, qu’est-ce que résister aujourd’hui ? me demande-t-on
Ici, dans notre pays, il y a bien des ombres, bien des problèmes : les injustices, le chômage, la misère, la détresse matérielle et morale (drogue, sida). Ailleurs, des guerres. Avec leur cortège de viols, de destructions, de tortures, de massacres. Ailleurs encore, des génocides.
Je m’indigne en silence. Ou je suis accablé. Ai honte d’appartenir à cette espèce en laquelle se rencontrent tant d’êtres capables des choses les plus abominables.
Mais que faire ? Comment intervenir au niveau des causes ? Les problèmes auxquels nous sommes affrontés ont une telle ampleur que face à eux, on ne peut que se sentir impuissant. Impossible de faire évoluer la société tant que ceux qui la constituent ne changeront pas, ne travailleront pas à s’affranchir de leur égocentrisme, de leur besoin de dominer et de posséder toujours plus. On conçoit donc que ce mieux qu’on voudrait voir survenir n’est assurément pas pour demain.
Ainsi ne pas se figurer qu’on peut beaucoup. Savoir que la pierre qu’on va apporter ne réussira dans la meilleure des hypothèses qu’à boucher un petit trou dans un mur qui s’écroule.
Résister aujourd’hui, pour moi, c’est résister aux multiples appels, séductions, pressions, nuisances d’une société désorientée et malade.
En premier lieu, veiller à ne pas me laisser atteindre par ce qui pourrait me contaminer et me tirer hors de mon sillon.
En second lieu, vivre et écrire en fonction d’une nécessaire exigence morale. Une exigence qui impose d’être vrai, probe, de se soucier d’autrui, de respecter des valeurs essentielles – la voix de cette sagesse inscrite en chacun et que nous ne savons plus écouter.
20 août
Souvent, je pense à Wynn Bullock, ce photographe américain dont j’ai vu, il y a vingt ans, une exposition qui m’avait beaucoup intéressé. Il a longuement médité sur son art et on percevait dans ces images, outre une belle sensibilité, une pensée sous-jacente. Je me souviens d’une de ses paroles : Notre capacité de connaissance intuitive est plus grande que notre capacité de compréhension. Il a dû naître au début du siècle et quand s’est tenue cette exposition, il était décédé depuis quelques mois.
8 septembre
Entre les deux guerres. Un Russe blanc, chauffeur de taxi à Paris, avait pour habituel client un homme riche qui vivait luxueusement et employait toute une domesticité. Un jour, cet homme a embauché ce chauffeur de taxi. Celui-ci est tombé amoureux de la lingère, et ils se sont mariés. Une petite fille leur est née. Les employeurs qui ne pouvaient avoir un enfant, ont voulu l’adopter. Ils la considéreraient comme leur fille, lui permettraient de faire des études, lui légueraient tous leurs biens. Les parents se laissèrent convaincre. Ainsi, sous leurs yeux, dans cette maison où ils étaient domestiques, leur fille fut-elle élevée comme une petite reine. Par la suite, comme prévu, elle fit des études, et à la mort de ses parents adoptifs, hérita des biens qui lui revenaient. Mais sa mère a vécu dans le sentiment qu’elle avait perdu sa fille, et de désespoir, elle s’était réfugiée dans l’alcool.
9 septembre
L’aventure intérieure est la source de mon Journal. C’est dire que je lui ai déjà consacré de nombreuses notes. Mais aujourd’hui, j’aimerais leur ajouter celle qui va suivre, car il me semble que depuis quelques jours, j’ai fait des progrès dans la compréhension de ce dont il s’agit.
Travailler à être vrai, à être libre. Mais que signifie être libre ? La marge de liberté à laquelle nous pouvons prétendre, nous avons à la conquérir en nous employant à éroder le moi. Mais alors qu’est-ce que le moi ?
Dans mon vocabulaire, le moi est un terme générique qui désigne un ensemble de sentiments, d’attitudes intérieures, de comportements, enracinés dans notre égocentrisme. Mais il englobe encore bien d’autres choses.
Le moi est ignorance, peur, angoisse, égoïsme, illusions, idées erronées, points de vue fragmentaires, mensonge à soi-même, envie, jalousie, besoin de s’affirmer, de dominer, de posséder, amour excessif de soi aussi bien que haine de soi… Appartiennent également à sa sphère les blessures de l’enfance, l’histoire personnelle, l’éventuelle personnalité de surface qu’a pu nous imposer la famille ou le milieu social, ou une institution (dans mon cas, l’école militaire). D’une manière générale, on peut donc avancer que le moi est l’ensemble des particularités qui enferment l’être dans les limites étroites de l’individuel.
En l’explorant, en débusquant ses mécanismes, en prenant conscience de ce qu’il est, nous parvenons pour une grande part à nous en dégager (mais bien sûr, c’est un travail qui n’a jamais de fin). Ce faisant, nous allons à la rencontre de notre part la plus intime, la plus personnelle, la plus spécifique, la plus authentique – ce noyau inaliénable qui était en sommeil au plus enfoui de l’inconscient et qu’il importe d’éveiller, d’amener à la lumière de la conscience.
Par opposition au moi, ce noyau dont le dévoilement va déclencher toute une révolution, on peut l’appeler le soi. Apparu après que le moi a cédé la place, il est connaissance, lucidité, humilité, ouverture à autrui, sérénité, sagesse, bienveillance, compassion…
Ce passage du moi au soi a pu s’effectuer dans la mesure où le conscient a pénétré l’inconscient. Alors qu’ils avaient toute chance d’être en conflit, voici qu’ils s’unissent, s’harmonisent, instaurent un état de confiance, de paix, de stabilité, de bien-être, de plénitude. Une mutation a eu lieu, et désormais, les rapports de l’être à lui-même, à autrui, à la nature, aux idées…, sont tout autres. Ainsi peut-on parler d’une seconde naissance. En se libérant, l’énergie psychique jusqu’alors entravée fait apparaître des sources de joie et de créativité inconnues. L’être procède de sa propre source, il adhère à lui-même, jouit d’une solidité et d’une force qui lui permettront d’affronter la vie sans ces craintes et cette angoisse dont il était auparavant prisonnier.
Bien sûr, ce passage du moi au soi, cette refonte de la personnalité ne peut s’opérer qu’au prix de graves perturbations et de profonds bouleversements.
12 septembre
Bien souvent, nous avons une conception erronée de l’inconscient. On se figure qu’il est une sorte de bas-fond où grouillent de l’innommable, des désirs inavouables et refoulés. C’est là une vue erronée. En fait, il recèle aussi le meilleur de nous-même, cet être vrai que nous avons non à créer, mais à simplement dévoiler et à faire s’épanouir.
Il semble qu’il manque à notre langue le mot qui désignerait cette entité à l’aide de laquelle nous cherchons à nous voir, à nous percevoir, à saisir les formations et mouvements de la réalité interne. Cette entité, j’en parle pour ma part et après bien d’autres, comme d’un œil.
L’extrême difficulté que nous avons à nous connaître vient de ce que cet œil déforme ce qu’il voit. Pour qu’il ne modifie plus ce qu’il appréhende, il importe qu’il soit épuré de tout ce qui l’encombre. Autrement dit, nous avons à connaître ce à l’aide de quoi nous cherchons à nous connaître. Travail long, délicat, exigeant, douloureux.
13 septembre
Quand on s’aventure en soi-même et qu’on s’emploie à se connaître, on en vient forcément à rencontrer une exigence morale à laquelle on ne pourra plus se soustraire. Ainsi peut-on dire qu’une aventure intérieure débouche inévitablement sur une démarche spirituelle.
Mais comment définir cette dernière ? Il semble qu’elle consiste avant tout à travailler sur soi-même pour abraser le moi et cheminer en direction de l’humilité, de la sagesse, de la compassion. Mais il est certain que cette exigence morale cohabite avec un ardent besoin de liberté, lequel a son origine dans notre aspiration à vivre l’intemporel, l’immuable, le sans-limite.
Cette exigence et cette aspiration travaillent de concert à abattre les murailles de celui qui croupissait à l’intérieur de lui-même et qui ignorait qu’en s’enracinant dans son être vrai, dans le soi, il pourrait accéder à une existence toute différente, sans commune mesure avec celle qu’il menait quand il vivait sous l’emprise du moi.
Avec ses entraves, ses limites, son étroitesse, le moi pèse. Celui qui parvient à s’en délivrer, éprouve une ineffable sensation de liberté et de légèreté.
14-15 septembre
Après avoir participé à Cluny, à des « Rencontres sur la spiritualité d’aujourd’hui » :
Pendant des années, alors que je voulais écrire et que j’en étais empêché, l’essentiel de mon temps a été consacré à des lectures. C’est à cette époque que j’ai lu de nombreux écrits de mystiques. Je les ai lus avec passion parce qu’ils m’éclairaient sur ce que je vivais. Je n’ai jamais pris ces hommes et ces femmes comme modèles, et il va de soi que je n’ai jamais cherché à me hisser jusqu’à eux. Et je ne les ai pas lus comme peuvent les aborder des théologiens ou des spécialistes de la mystique. Je les ai lus en affamé, avide de trouver en eux ce dont j’avais besoin. En fait, ils ne cessent jamais de parler de l’aventure intérieure. Ils sont simplement des êtres qui ont traqué la vie avec une passion sans égale. Autrement dit, ce sont des jouisseurs, leur vie ayant été dominée par le brûlant désir d’accéder à l’extase, ce paroxysme de jouissance et de félicité.
Des adolescents habitant la banlieue de Lyon et envoyés cet été en vacances pour quelques jours dans la Drôme, ont été tout surpris de découvrir que l’obscurité règne quand il fait nuit, et qu’en l’absence de tout nuage, le ciel est criblé d’étoiles. Jusqu’alors habitués à vivre dès la tombée du jour avec les lumières des magasins et des réverbères, ils n’avaient jamais prêté attention au fait que les ténèbres nous entourent quand survient la nuit, jamais levé leur regard en direction de ces petits points lumineux qui clignent dans le ciel quand elle s’étend sur la terre.
Effarant ! Mais quand on est à ce point coupé de la nature et de ses cycles, soit des réalités les plus élémentaires, comment ne serait-on pas désaxé ?
Chaque fois que je le peux, j’évite d’employer des mots tels que vérité et liberté. Ces mots sont trop vagues et chacun de nous y met un peu n’importe quoi. Quand nous avons à les utiliser, nous devrions prendre la précaution de définir ce que pour nous ils recouvrent.
22 septembre. Île Tudy
Marie Morel publie une petite revue Regard, chaque numéro étant consacré à un peintre ou à un écrivain. Cette fois c’est à moi qu’elle a adressé ses questions.
Pourquoi avez-vous l’air si grave ?
Je ne sais vraiment pas. Je ne me suis jamais posé une telle question. Alors que vous répondre ? Cette gravité qui est en moi m’est sans doute imposée par ma nature et par mon histoire.
Cette gravité ne m’empêche pas d’être parfois léger et de savoir rire.
Le silence, c’est quoi ?
En premier lieu, c’est bien évidemment l’absence de bruits extérieurs. J’aime le percevoir la nuit quand cesse la rumeur de la ville et que j’ai l’impression d’être seul à veiller.
En second lieu, le silence est intérieur. Il survient quand s’interrompt le soliloque quasi incessant qui se poursuit en nous, quand l’être n’est plus aux prises avec ce qui habituellement le titille, le tiraille, le taraude, le déchire…
Le silence est un état de paix et de vacuité qui prélude à la rencontre de l’intime.
Pourquoi écrivez-vous ?
Pour plusieurs raisons dont j’ai déjà parlé ailleurs. Je peux les résumer en disant que j’écris pour chercher d’une part à être vrai – d’autre part à être libre dans ma tête. Pour m’aiguiser. Pour croître. Pour m’élever.
(J’aime à dire qu’un écrivain écrit non pour produire des livres, mais pour se travailler et se parachever en sculptant des mots.)
Que sont les mots ?
Ce que tout le monde sait : des agrégats de lettres. Quand j’écris, je dois me les approprier. Les gonfler de ma substance et les charger d’énergie. Je n’ignore pas qu’ils me trahissent en permanence. Mon travail est un combat pour tenter de les dompter, afin qu’ils ne soient pas trop infidèles à ce qu’ils ont charge de communiquer. Parfois, je les déteste. D’autres fois, ils se montrent moins rétifs et je les aborde avec amitié.
Écrire c’est avoir des perceptions ultra-fines capables d’apprécier leur poids, leur sonorité, ce qu’ils recèlent, ce qu’ils irradient…
Où est le mystère ?
Je le vois en tout être, dans son destin, sa vie. C’est lui qui me captive et que je cherche à cerner, à pénétrer.
Ce mystère, il est aussi et bien évidemment celui de l’univers. Pourquoi ce monde ? Pourquoi cette vie présente dans les plantes, les bêtes, l’être humain ? Quel sens donner à tout cela ?
Mais ces mystères qui par définition échappent à notre entendement, ne me préoccupent guère. Seul me passionne véritablement l’être humain.
Que vous dit l’Art ?
Il me parle de l’être humain, de son existence, des merveilles et des choses abominables qu’il porte en lui. Il me parle aussi de la vie. Une vie qu’il transfigure. Qu’il avive au plus enfoui de ma pulpe.
Par ce qu’il me donne à voir, à comprendre, à ressentir, à savourer, il est pour moi un aliment vital.
Il mêle sa rumeur à cette voix qui ne cesse de répéter : travaille, polis une nouvelle petite pierre et ajoute-la à la maison que tu construis.
Comment sont vos rêves ?
Les spécialistes du sommeil et du rêve nous ont appris que nous rêvons chaque nuit. Je les crois. Mais ces rêves dont on se souvient au réveil, je n’en fais pratiquement pas. Ou de loin en loin. Et ils s’effacent si vite que je ne peux rien en dire.
Parfois on se demande où vous êtes.
En présence d’autrui, parfois je m’absente quand je suis le mouvement d’une pensée naissante, quand le murmure intérieur m’impose de me mettre à son écoute, ou quand des mots me viennent et que je cherche à composer une phrase.
Avez-vous peur de la mort ?
Je dois répondre par la négative. Mais une telle réponse ne laisse pas de m’étonner. Peut-être vient-elle de ce que je suis en bonne santé, et que pour l’instant, le grand départ ne me paraît pas une réelle menace.
Qu’est-ce qui vous fait le plus plaisir ?
Parler de la vie intérieure avec un(e) ami(e).
Lire un bon livre.
Écouter une chanson qui me touche.
Danser.
Être à la terrasse d’un café et regarder passer les gens.
Regarder un match de rugby à la télévision.
Aller à la découverte d’une ville inconnue.
Jusqu’où va votre regard ?
Il se glisse dans la nuit intérieure pour tenter d’y faire éclore un peu de lumière.
J’aimerais qu’il soit capable de voir plus loin qu’il ne porte.
C’est quoi écrire ?
C’est de l’angoisse.
Des doutes et un découragement surmontés.
Du travail.
De l’acharnement.
Des feuilles à ce point raturées qu’elles en sont illisibles.
Quelles ont été vos plus belles rencontres ?
Les rencontres sont le meilleur de la vie. Il y en a eu un certain nombre.
Les plus belles ? Celles de personnes dont le nom ne vous dirait rien. Mais aussi, celles de Bram Van Velde, de Beckett, d’Estève, d’Ubac, de Soulages…
Comment doit être un livre ?
Un livre doit naître d’une nécessité profonde et se développer en fonction du mouvement qui lui est propre. Il doit nous parler de ce qu’est l’être humain. De ce qui le préoccupe. De ce qui le hante.
Quelles sont vos lectures préférées ?
Le livre de Job. L’Ecclésiaste. Le Cantique de cantiques. Les prophètes. Les psaumes. Le nouvel Évangile.
Les mystiques de toutes traditions.
Tchouang-tseu. Sénèque. Plotin. Marc Aurèle. Épictète.
Des poètes. Walt Whitman, Machado, Edgar Lee Masters…
Des Journaux et des Correspondances.
Comment êtes-vous ?
Je suis à l’automne de ma vie. L’automne : la saison des fruits, des récoltes, de l’abondance… Une lumière or baigne de temps à autre mes prés, mes terres, mes arbres. L’automne, ma saison préférée.
Quels sont vos peintres préférés ?
Les plus aimés, les plus interrogés : Rembrandt et Cézanne.
Mais aussi (je cite en désordre) :
Les calligraphes chinois et japonais
Van Gogh, Vermeer, Gauguin
Giotto, Memling, Georges de La Tour
Bram Van Velde, Giacometti
Vieira da Silva, Tàpies
Rothko, Pollock
Henry Moore, Louise Nevelson
Chillida
C’est quoi la liberté ?
C’est essentiellement être libre du moi. Le moi ? Tout ce qui en nous s’enracine dans un robuste et tenace égocentrisme. Ainsi s’arracher au particulier, faire craquer ce qui enferme, rejoindre cette part de soi qui ouvre sur le large, l’universel…
Une seconde naissance. Un regard neuf. Un nouveau rapport à soi, à autrui, à la nature, aux choses, aux idées… D’autres critères… Une autre échelle de valeurs…
(Je pourrais longuement développer, mais ici, il faut être bref.)
Qu’est-ce qui est nécessaire pour travailler ?
Avoir du silence.
Une pièce où pouvoir être seul.
Être chargé d’énergie.
Me trouver dans la disposition intérieure qui permet l’écriture.
Que pensez-vous de notre monde ?
Il s’effondre. Et il n’est guère possible d’imaginer ce qui lui succédera. Mais il me semble qu’il existe des valeurs invariantes qui ne pourront disparaître qu’avec l’humanité. C’est en fonction de ces valeurs – toutes simples – qu’il faut s’efforcer de vivre.
C’est quoi vivre ?
N’être pas divisé.
C’est pleinement adhérer à soi-même.
Demeurer enfoui dans la source.
Être capable de pleinement vivre l’instant.
25 septembre
Émission de télévision.
Ces adolescents ont un passé chargé. Ils ont vendu de la drogue, volé, commis des agressions…, et certains ont déjà fait de la prison. Renvoyés d’un peu partout, ils sont admis dans ce centre où on cherche à canaliser leur violence. Les accompagnateurs ne sont d’ailleurs pas des professionnels, mais des hommes qui ont eu eux aussi une adolescence difficile et qui seraient fort capables de jouer du poing s’il le fallait. Chaque jeune est toujours en compagnie d’un surveillant. S’ils étaient laissés à eux-mêmes, le bâtiment dans lequel ils vivent serait instantanément saccagé.
Comme on peut le penser, la vie très tôt ne les a pas ménagés. Père inconnu. Famille inexistante. Des enfants ballottés de droite et de gauche, pas aimés, souvent rejetés.
L’un d’eux arrive au centre. Visage fermé, regard buté. Incapable de sortir de son mutisme. Fouille obligatoire. Peu de temps auparavant, un jeune avait balafré un surveillant d’un coup de cutter.
Un surveillant effectue plusieurs rondes au cours de la nuit. Pour vérifier s’il n’y a pas eu de fugue. Il explique que lorsqu’il pousse une porte, il se tient sur ses gardes, car il sait qu’il pourrait être attaqué.
Un paysan voisin accepte que l’un ou l’autre vienne de temps à autre travailler à la ferme. Il raconte qu’un de ces jeunes ne savait pas ce qu’est le petit déjeuner, qu’il ignorait qu’on commençait la journée en prenant quelque nourriture.
Enfants malheureux, douloureux, murés dans leur souffrance, et dont beaucoup seront irrécupérables, parce que trop déglingués.
Ces êtres qui n’ont pas accès à ce qui se vit à l’intérieur d’eux-mêmes, qui sont mus tels des marionnettes par des blessures, des émotions, des frustrations, des sentiments, des désirs…, dont ils ignorent tout, ils me bouleversent.
Mais si cette émission m’a tant remué, c’est aussi parce que je savais que j’aurais pu être naguère l’un de ces adolescents. Dans ces périodes de violence rentrée que j’ai traversées aux enfants de troupe, si un jour les choses avaient mal tourné, j’aurais été capable de m’enfermer dans ma révolte et de devenir une tête brûlée. Il faut parfois si peu pour qu’une vie, un jour, prenne la mauvaise direction.
Le texte qui suit m’a été demandé par les Éditions Autrement, et il prendra place dans un livre collectif sur l’ennui.
Je te revois à cet âge…
Tes cinq vaches broutent. Le brouillard est si dense que si elles s’écartent de plus d’une dizaine de mètres, elles ne sont plus visibles. Tu as peur et tu te tiens près de la borne la plus éloignée du bois. C’est un coin isolé, où nul ne vient jamais, distant du village d’environ trois kilomètres. Tout le matin à attendre. Rester trois heures debout. Rien à quoi t’occuper. Rien à quoi te repérer pour évaluer le temps qui si lentement s’écoule. Simplement attendre que passent les secondes, les minutes, les heures. Prisonnier de ce voile blanc qui a effacé ce qui t’entoure. Tu es coiffé d’un béret – un béret noir, enfoncé jusqu’aux sourcils, dont tu te coiffes le matin en te levant et que tu ne quittes qu’à l’instant de te mettre au lit – vêtu de deux pull-overs et d’une culotte courte. Habituellement, tes chaussettes montent à mi-mollet, mais elles ont glissé et elles enveloppent maintenant la tige de tes galoches. L’attente. Tu places ton bâton à l’horizontale sur ton pouce, ton index et ton majeur réunis, et tu t’amuses à le faire tourner. Ce jeu auquel tu es rompu dure un instant, puis tu t’en lasses. Tu retires et inspectes ce qui gonfle tes poches. Un mouchoir roulé en boule et qui n’est pas des plus propres, une petite corde, deux ficelles, un sac de billes et ton inséparable Opinel. Il te vient l’idée de te fabriquer un sifflet dans une branche de frêne, mais tu dois y renoncer. En automne, la sève est moins abondante qu’au printemps, et tu ne parviendrais pas en tapotant l’écorce avec le manche de ton couteau, à la détacher du bois et à la faire glisser pour les séparer. Où était ta chienne ce matin pour qu’elle ne t’ait pas accompagné ? Il faudra que tu la grondes. Quand elle est à tes côtés, tu as moins peur, et les vaches, qui la craignent, t’obéissent beaucoup mieux. Si l’une d’elles est sur le point de passer sur le pré du voisin, il te suffit de l’appeler pour qu’aussitôt elle revienne. Mais lorsque ta chienne est absente, il te faut souvent intervenir et jouer du bâton. L’attente. Parfois tu comptes mentalement les secondes, avec cet espoir qu’en accélérant le rythme, tu pourrais les faire avancer plus vite. Que font-ils en cet instant à l’école ? Après la Toussaint, tu vas te retrouver dans cette nouvelle classe, avec un nouvel instituteur, et cela t’angoisse. Depuis Pâques, tu n’as plus ouvert ni livres ni cahiers, et quand il t’interrogera, tu ne sauras que répondre. L’attente. Tu places ton bâton en travers de tes épaules, passes tes bras au-dessus de lui, et tes mains pendent à hauteur de ton visage. Tu les observes comme si tu ne les avais jamais vues. Les ongles noirs. Les lignes et les stries. Les croûtes. Et là où la peau est tombée, les petits cercles laissés par d’anciennes ampoules. Ces mains, tu découvres qu’elles ne sont pas des plus blanches. Au retour, tu devras penser à les laver. Tu te récites tes tables de multiplication. Tes galoches ont pris l’eau. Pour te réchauffer, il te faudrait marcher de long en large, mais tu ne parviens pas à rompre ton immobilité, et à plusieurs reprises, tu frappes mollement tes pieds sur le sol. Plus rien ne te traverse l’esprit. Depuis combien de temps es-tu là ? À quoi pourrais-tu occuper ta pensée ? Où vas-tu trouver la patience d’attendre ? La maussaderie s’installe. Tu es maintenant proie de l’ennui. Lorsque le soleil brille, tu as au moins un repère, mais par ce brouillard, impossible de te livrer au moindre calcul. L’attente. Que pourrais-tu inventer pour n’être plus aux prises avec ce temps qui semble ne pas s’écouler ? Alternent les moments de découragement et de mauvaise humeur. La Sultane qui n’a que le tort de passer devant toi, reçoit une volée de coups de bâton. L’attente. Tu aimes tes vaches mais tu te surprends à les détester. Il est vrai que tes copains sont des salauds. Jamais ils n’acceptent de t’accompagner. Impossible d’échapper. D’échapper à cette souffrance sourde et comme lointaine qui te ronge et ne te laisse plus le moindre répit. Si le temps s’est arrêté, la matinée n’en finira jamais. Une sorte de glu qui alourdit le corps, paralyse la volonté, étouffe ce que tu ressens. L’approche de cet instant où tu devrais les pousser à partir alors qu’elles n’auront pas mangé tout leur saoul. L’engueulade qui va t’accueillir. Tu te reprends. Il faut que tu tiennes. Il faut savoir endurer.
Je te revois à cet âge…
La sonnerie du clairon. Tu étais déjà éveillé. Depuis un bon moment, bras croisés sur la poitrine, tu fixais le plafond. Inutile d’aller à la fenêtre. Toujours le même ciel sans nuage. Une journée de plus où le soleil va être accablant. Dans cette chambrée, vous êtes vingt élèves et tu les entends se lever. Les lames des châlits qui grincent. Les premières paroles prononcées à voix basse. Les clous des brodequins qui crissent sur le ciment. Le premier éveillé, mais tu ne t’extirperas de ton lit qu’au dernier moment, quand tu entendras le sous-officier gueuler en arrivant à votre étage. La seule idée d’aller dans un instant au réfectoire en marchant au pas t’assombrit. Encore un jour à vivre. Encore une journée où tu vas te traîner. Coudes sur les cuisses, mains pendant entre les genoux, tu restes assis sur le bord de ton lit, la tête vide, absorbé dans la contemplation de tes brodequins. Soudain au « Fixe » que braille le chef de chambre, prenant appui des mains sur tes cuisses, tu te déplies avec lenteur, et encore en chemise, te mets au garde-à-vous au pied de ton lit.
Le premier cours : géographie. Tu aimes cette matière, mais le professeur a une voix monocorde, et après quelques minutes, tu ne l’entends plus. Cette journée, elle sera semblable aux autres, tout aussi vide, tout aussi vaine. Qu’il te paraît loin cet instant où tu pourras sombrer dans le sommeil. Rien ne peut te divertir, rien ne peut te soustraire à la conscience que le temps stagne, et que chaque minute semble interminable. Tu t’angoisses à la pensée que tu es impuissant à éviter ces périodes de cafard dans lesquelles tu t’enfonces périodiquement. Tout se passe comme si on te reléguait hors de la vie. Visage clos, regard éteint, tu délaisses ton travail, et si tu n’es pas contraint de parler, tu ne lâches pas un seul mot pendant des jours. Par tes professeurs, tes chefs, tes camarades, tant de paroles sont dites, mais aucune ne rencontre ce que tu attends. Mais qu’attends-tu ? Impossible de répondre. Une seule certitude : rien ne t’intéresse de ce que tu es, fais, enregistres. Torturé par le désir de t’enfuir, de quitter cette caserne, d’échapper aux contraintes auxquelles tu es soumis. Parfois, tu t’affoles. Si les heures, si les journées sont définitivement bloquées, si d’aventure les saisons ne tournaient plus, rien ne te délivrerait de ce tourment infernal. À jamais condamné à ce que jamais ne cesse ton face à face avec le temps.
Je te revois à cet âge…
Dès que tu ouvres les yeux, tu es accablé à l’idée qu’un nouveau jour commence et tu appréhendes de ne pas trouver la force de te lever et t’habiller. Ce moment où tu restes affalé sur le bord du lit à attendre que te vienne l’énergie de te mettre debout. Chaque geste, chaque pas te coûte un effort, et chaque matin se pose la question de savoir s’il te sera donné d’atteindre la fin de la journée.
Les premières heures sont les plus difficiles. Tant qu’elles ne sont pas révolues, l’expérience t’a enseigné qu’il ne te faut pas espérer entreprendre quoi que ce soit. Mais si tu ne peux écrire, du moins devrais-tu te plonger dans un roman ou un recueil de poèmes. Toutefois, comment recourir à la lecture alors que depuis plusieurs jours tu es pris d’un violent dégoût pour les mots, les livres, tout ce qui touche à l’écriture ?
Tu sors. La rue est encore peu animée. Tu ne remarques même pas le temps qu’il fait, ne jettes aucun regard en direction du ciel. Qu’importe que le soleil brille ou ne brille pas. En toi et autour de toi, tout n’est que grisaille.
Tu t’installes à une table dans un grand café du centre. À cette heure les clients sont rares et il arrive même souvent que tu sois seul. Ce garçon, il t’a maintes fois servi, tu l’as maintes et maintes fois observé, entendu parler à d’autres personnes, et tu pourrais brosser de lui un portrait assez complet. Mais chaque matin, alors que tu es toujours à la même place et que tu commandes invariablement un café, il vient immanquablement te demander ce que tu désires prendre, non sans te donner l’impression qu’il ne t’a jamais vu. Mais tu t’interroges. Est-ce parce que tu existes si peu que cet homme qui t’aperçoit jour après jour ne garde pas mémoire de ton visage ?
Un journal traîne sur la table voisine, mais à quoi bon l’ouvrir ? Que pourrait-il t’apprendre que tu ne saches ? Toujours les mêmes faits divers, les scandales, le discours menteur des politiques. Et aussi les guerres, les famines, de temps à autre les génocides. Toujours la mort des hommes causée par la folie des hommes.
Cette obsession : vas-tu pouvoir enfin commencer à travailler ? Mais où trouverais-tu le courage d’affronter la feuille blanche ? Ce dégoût de toi qui en permanence te submerge, rend boueuse ta pensée, te persuade que tu ne saurais rien écrire de bon. À faire ce constat que ta volonté est impuissante, que tu ne disposes d’aucun moyen d’agir sur toi et d’inverser la situation, tu es effondré. Rien, absolument rien ni personne ne peut te venir en aide. Un besoin d’écrire tenace, insistant, impérieux, et l’impossibilité de prendre la plume. À défaut d’un autre mot, quelle est cette chose qui retient ? Quelle est cette chose qui t’entrave ? Et combien de mois, combien d’années te faudra-t-il encore attendre pour que s’écroule le mur qui te barre le chemin ? Rien à faire d’autre que de pâtir, d’endurer ce temps qui se refuse à avancer. Mais comment vaincre la fatigue ? Surmonter l’épuisement ? Échapper à la hantise du fiasco ? Comment n’être pas écrasé par la honte ? Toutes ces journées embourbées, stériles. Et ces questions que tu ressasses parce que tu ne leur trouves pas de réponse. Le besoin d’écrire perçu comme une tare. Un châtiment. Comme ce qui t’empêche de vivre. Pas un seul instant ne se laisse oublier le mal-être entretenu par cette sensation qu’à chaque seconde s’alourdit le fardeau du temps. Parfois tu souffres tant que tu pourrais devenir fou.
Ainsi, pendant des années, de longues et éprouvantes années, j’ai été proie de l’ennui. Un ennui massif. Une souffrance continue. Car il est impossible d’échapper à un état qui se définit par un manque d’intérêt pour soi-même, pour ce qui s’offre, pour la vie en général. Où aller, que faire, à quoi demander quelque répit quand tout ce que vous approchez se décolore, se vide, est frappé d’inanité ? Où puiser l’énergie de vaincre cette indifférence à tout alors qu’elle naît de la fatigue, de l’épuisement ? Où trouver la patience de l’endurer alors que la souffrance ronge, lacère vos racines, consume vos dernières forces ? Souvent, très souvent, durant de longues périodes, il a fallu tenir à la limite de l’intenable.
Déchiré, divisé, l’être était deux. Il était cet œil inquisiteur qui surveillait, flagellait, annihilait, et il était cette victime qui ne pouvait participer à la vie. L’œil impitoyable maintenait sa victime à bonne distance, ou bien la surplombait de très haut, de sorte qu’elle ne pouvait se sentir que rejetée ou écrasée.
Quelles étaient les causes de cet ennui ? Ainsi que je l’ai déjà noté, il provenait de mon épuisement. Et cet épuisement était lui-même provoqué autant par les bouleversements affectant la substance interne que par l’incessant travail de réflexion qui y était associé. Pour une autre part, il était dû à ma faim, ma faim de la vraie vie, et aussi à la déception de devoir reconnaître que ce qui se proposait à moi ne pouvait en rien me rassasier. Terribles années de marasme, de détresse, d’absolu désespoir. Me fallait-il admettre que cette faim qui me possédait, cet inextinguible désir d’une vie autre – celle où j’aurais accès à l’impérissable, au sans-limite – admettre que cette faim allait entraîner ma perdition, me vouer à la déchéance et la mort ?
Vastes étendues désertiques. Années de la faim et de la soif, de la solitude et du mutisme. (Je me rappelle mon étonnement à redécouvrir le son de ma voix quand à la suite de plusieurs jours de silence, mes lèvres parvenaient à se desceller.)
Ce temps qui n’avançait pas, il a tout de même fini par se remettre en marche. Puis par lentement, très lentement s’écouler.
Après les avoir interminablement labourées, j’ai pu enfin quitter les terres de l’ennui. Et ces terres que je croyais stériles, il m’est apparu plus tard et contre toute attente, qu’elles avaient été d’une insoupçonnable fécondité.
Je sais maintenant que durant ces années effondrées, après m’être détruit, j’ai travaillé sans le savoir à me donner des fondations. Voilà pourquoi je porte aujourd’hui sur ces années-là un tout autre regard. Ce qui a failli me tirer par le fond est cela même qui m’a fourni les matériaux dont je me sers pour bâtir les murs de ma maison. Totalement imprévisibles sont les chemins par lesquels la vie nous conduit.
25 septembre
Je rapporte cette histoire telle qu’on me l’a racontée : atteint d’un cancer généralisé, cet homme de vingt-quatre ans vit ses derniers jours. Depuis deux ans qu’il lutte contre la maladie, il n’a plus la force de se battre. On lui a enlevé un lobe de poumon, mais le foie et les reins ont été envahis par des métastases. Il est soigné à Paris par le professeur Israël, un éminent spécialiste, mais celui-ci ne peut plus rien et tout traitement a été abandonné.
Il se trouve que les parents de ce jeune homme et ses cinq sœurs, toutes mariées, sont de fervents catholiques, et en désespoir de cause, tous décident de se rendre à Lourdes. Les douze membres de la famille partent en train, tandis que le malade effectue le voyage en ambulance. Durant la messe, alors que ses parents et ses sœurs reçoivent la communion, ce garçon a soudain l’impression qu’il se sent mieux et que sa guérison a commencé. Rentré à Paris, il fait part de son impression au professeur Israël qui reste sceptique et se garde de tout commentaire. Il fait subir au malade plusieurs examens et ne dit rien des résultats. Pendant deux ans, tous les six mois, le malade est soumis aux mêmes investigations. Dernièrement, il devait à nouveau se faire examiner. Mais comme il se sentait en bonne forme et désirait partir à Londres pour y reprendre ses études, il demande au professeur Israël d’avancer la date de son prochain rendez-vous. Il apprend alors qu’il est totalement guéri depuis deux ans.
30 septembre
Je ne sais pas parler des livres que j’aime et qui, après que je les ai lus, continuent de m’habiter. Lorsque je veux m’y risquer, les émotions que je leur dois entrent à nouveau en effervescence, me brouillent l’esprit, et je me trouve alors incapable d’expliquer pourquoi ils m’ont pareillement remué. Pourtant, aujourd’hui, oubliant ce que je viens d’indiquer là, je voudrais tenter d’évoquer l’un de ces ouvrages. Tout naturellement, mon choix se porte sur Lettres d’exil, d’Ariane Efron, livre qui a laissé en moi une trace profonde.
En juin 1939, Marina Tsvetaïeva, la grande poétesse russe quitte la France où elle vient de passer plusieurs années – le plus souvent dans une grande misère – et elle rentre en URSS avec son jeune fils. Pour la première fois depuis longtemps, la famille Efron se trouve enfin réunie. Résidant dans un village proche de Moscou, elle se compose de Marina, de son mari, Serge Efron, de leur fille Ariadna, vingt-sept ans, et de leur fils Georgui, douze ans. Irina, leur seconde fille, était morte de faim, en 1920, à l’âge de trois ans.
Le 29 août, Ariadna – Ariane (en français) – est arrêtée et condamnée à huit ans de camp de travail. Ce même été, son père Serge Efron est arrêté, puis fusillé en 1941. Quelques mois auparavant, Marina s’était suicidée, et Georgui un peu plus tard, sera tué à la guerre.
Au terme de ses huit ans de camp, peine qu’elle a purgée intégralement, Ariane est à nouveau arrêtée et condamnée à être reléguée à vie en Sibérie. En mars 1955, elle est libérée, réhabilitée, et elle rentre en juin à Moscou où elle n’a ni feu ni lieu.
Pendant ces années d’exil, soit pendant neuf ans, Ariane Efron a écrit à Boris Pasternak. Elle ne l’a rencontré que trois fois, il a vingt-deux ans de plus qu’elle, elle ne sait si elle le reverra un jour, mais elle lui porte un amour passionné. Elle admire ce qu’il écrit, puise énergie et réconfort dans ses poèmes, survit physiquement et surtout moralement grâce à l’amitié qu’il lui témoigne et à ce qu’il lui envoie : parfois de l’argent, mais aussi des lettres, des livres, des pages inédites du Docteur Jivago auquel il travaille.
La Sibérie. Région lointaine, difficile à atteindre. Pour parvenir à son lieu de destination, au-delà du cercle polaire, à quelques trois cents kilomètres de l’océan Arctique, Ariane doit voyager pendant quatre mois. Dans les pires conditions. Quand elle arrive, il lui faut trouver à se loger et à travailler. Mais les relégués font peur et nul ne souhaite avoir le moindre contact avec eux.
À pareille latitude, les hivers durent huit à neuf mois, et il n’est pas rare que la température descende à –50°. À l’inverse, l’été, alors qu’il fait clair vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce sont des chaleurs torrides, et les nuées de moustiques et de moucherons rendent la vie infernale.
Région extrême, où tout est excessif, et le plus souvent, hostile à l’homme. Il n’empêche qu’Ariane qui a appris de sa mère à voir, à entendre et à comprendre, se montre sensible aux paysages et à cette nature : … mes yeux, selon une vieille habitude aspirent jusqu’au fond de l’être, par-delà la raison, la sublime beauté de la Sibérie à nulle autre pareille. Avec un remarquable talent et une émotion toujours juste, elle parle de la forêt, du ciel étoilé, du silence des nuits d’hiver, du miracle du printemps, du dégel quand l’Ienisseï, le fleuve sur la rive duquel est bâtie son isba, roule des blocs de glace qui ont le volume d’une maison…
Parfois, après avoir lu des passages du Docteur Jivago, elle se mue en critique et adresse à leur auteur des remarques qui révèlent qu’elle est du métier, qu’elle a une connaissance aiguë des problèmes de l’écriture.
Inévitablement, elle parle des difficultés qu’elle a à simplement survivre. La vie quotidienne dévore son temps et son énergie, elle est constamment harassée, mais elle lutte avec courage contre ce scorbut de l’âme dont elle est atteinte.
Un jour, à deux pas de la berge, un garçon se noie sous ses yeux dans l’Ienisseï en furie. Un autre jour, un homme nu sort du fleuve, et la police ne manquera pas de lui demander ses papiers. Lors d’une partie de cartes avec d’autres détenus de droit commun récemment amnistiés, il a joué sa propre personne, il l’a perdue, et on l’a jeté par-dessus bord. (Chalamov relate des faits identiques.)
En 1952, quand Pasternak est victime d’un infarctus, Ariane vit dans son propre corps ce qu’il souffre et les mots étonnants qu’elle lui écrit montrent à quel point elle s’est unie à lui au long de ces jours où il frôlait la mort : … tout en moi s’est trouvé subordonné à ta maladie, en dehors d’elle je ne comprenais ni ne sentais vraiment rien d’autre.… tu continues de souffrir en moi. […] Tu ne peux imaginer à quel point ta maladie m’a exténuée.
Dans ses lettres, Ariane aborde encore bien d’autres sujets, mais il n’est guère possible ici de tous les évoquer.
Au terme de ces éprouvantes et interminables années, Ariane Efron n’est nullement aigrie. Elle a été plus forte que ce qui aurait pu la détruire, Elle a beaucoup appris sur elle-même et sur la nature humaine, elle a su s’enrichir de cette épreuve, et elle note : Il m’aura été donné de vivre beaucoup de choses, et j’en remercie le destin.
Je reviens souvent à ces lettres. Celle qui les a écrites avait un véritable talent d’écrivain. Sensibilité, rigueur, justesse des notations, vigueur de l’expression, chacune de ses missives est un admirable morceau de prose. Mais l’essentiel n’est pas là. Il réside en cet être qu’elles nous font découvrir. Un être que ces années d’exil ont élagué, épuré et qui est d’une force morale peu commune. Dans la préface de cet ouvrage, une de ses amies observe que près d’elle, on avait envie d’être meilleur, plus spirituel, plus généreux, plus beau. C’est exactement l’effet qu’exercent ses lettres sur leur lecteur.
10 octobre
POURQUOI ÉCRIRE, me demande-t-on.
Bonne occasion de rechercher les raisons qui m’ont déterminé à mettre l’écriture au centre de ma vie. Mais c’est une vaste question. Qui appelle plusieurs réponses.
Écrire pour obéir au besoin que j’en ai.
Écrire pour apprendre à écrire. Apprendre à parler.
Écrire pour ne plus avoir peur.
Écrire pour panser mes blessures. Ne pas rester prisonnier de ce qui a fracturé mon enfance.
Écrire pour ne pas vivre dans l’ignorance.
Écrire pour surmonter mes inhibitions, me dégager de mes entraves.
Écrire pour déraciner la haine de soi. Apprendre à m’estimer.
Écrire pour déterrer ma voix.
Écrire pour me parcourir, me découvrir. Me révéler à moi-même.
Écrire pour épurer mon œil de ce qui conditionne sa vision.
Écrire pour me clarifier, me mettre en ordre, m’unifier.
Écrire pour conquérir ce qui m’a été donné.
Écrire pour gravir la pente qui mène à la simplicité.
Écrire pour tenter de réduire, de dissoudre le moi.
Écrire pour devenir toujours plus conscient de ce que je suis, de ce que je vis.
Écrire pour affiner et aiguiser mes perceptions.
Écrire pour savourer ce qui m’est offert. Pour tirer le suc de ce que je vis.
Écrire pour repousser mes limites, agrandir mon espace intérieur, me rendre toujours plus libre.
Écrire pour soustraire des instants de vie à l’érosion du temps.
Écrire pour retrouver – par-delà la lucidité conquise – une naïveté, une spontanéité, une transparence.
Écrire pour produire la lumière dont j’ai besoin.
Écrire pour tenter de voir plus loin que mon regard ne porte.
Écrire pour donner sens à ma vie. Pour éviter qu’elle ne demeure comme une terre en friche.
Écrire pour susciter cette mutation qui me fera naître une seconde fois.
Écrire pour m’inventer, me créer, me faire exister.
Écrire pour m’employer à devenir meilleur que je ne suis.
Écrire pour faire droit à l’instance morale qui m’habite.
Écrire pour affirmer certaines valeurs face aux égarements d’une société malade.
Écrire pour être moins seul. Pour parler à mon semblable. Pour chercher les mots susceptibles de le rejoindre en sa part la plus intime. Des mots qui auront peut-être chance de le révéler à lui-même. De l’aider à se connaître et à cheminer.
Écrire pour mieux vivre. Mieux participer à la vie. Apprendre à mieux aimer.
Écrire pour que me soient donnés ces instants de félicité où le temps se fracture, et où, enfoui dans la source, j’accède à l’intemporel.
Dans cette énumération des raisons que j’ai d’écrire, il arrive que certaines se recoupent, se chevauchent, disent plus ou moins une même chose mais abordée sous des angles différents. Il faut voir qu’elles sont indissociables, et que toutes contribuent à nourrir cette passion qui me tient.
11 novembre
Nostalgie.
Je n’avais aucune idée de ce que tu étais. Je ne te connaissais que par ton nom auquel m’avaient sensibilisé des lettres que j’avais lues. Avec d’autres textes, elles avaient eu pour effet que j’avais souvent pensé à toi, rêvé de toi. Pour me sentir plus proche de l’auteur de ces lettres écrites il y a quelque deux siècles, j’avais cherché à imaginer ce que tu avais été à cette époque. Je ne savais même pas où tu te situais et je te voyais à travers l’œuvre de ce poète. L’image que j’avais de toi n’avait bien sûr aucun rapport avec la réalité, mais qu’importait. Tu étais indissociablement liée à la tragédie de son existence et à la grandeur de son œuvre. Penser à lui, c’était penser à toi qui, à deux reprises et pour de longues années, l’avais hébergé à l’intérieur de tes murs.
Il y a dix ans, à ma grande surprise, le destin a voulu que j’aille à toi. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le visage que tu m’as présenté, fort différent de celui que j’imaginais, ne m’a pas déçu. Il faut dire qu’en cette après-midi déclinante d’un premier jour d’octobre, une lumière brune et voilée baignait tes maisons, ton église, tes temples, tes rues, tes places, tes arbres, et que tu ne pouvais être plus séduisante. Il me plaisait de te voir en cette somptueuse journée d’automne à l’insinuante mélancolie. Celle-ci m’inclinait à la douceur, à la tendresse, et j’ai cru comprendre que tu me faisais bon accueil, que tu me serais propice, que j’allais connaître ici au cours de mon travail bien des heures ferventes et fécondes.
Le lendemain, peu après le lever du jour, je suis parti à ta découverte. De la brume, un profond silence, de rares passants. Après avoir remonté la Lange Gasse, je me suis attardé auprès de la cathédrale, puis j’ai déambulé au hasard de tes rues, de tes places. L’impatient désir que j’avais de te connaître et l’état particulier dans lequel je me trouvais, voulaient que rien n’échappe à mon regard. Les façades des maisons, les enseignes, ce qui était en montre dans les vitrines, les brins d’herbe entre les pavés…, tout sollicitait mon attention, avait quelque chose à me dire ou à m’apprendre. Des lectures me revenaient en mémoire, et je pensais aux Romantiques allemands ainsi qu’à Hermann Hesse. Ce que leurs œuvres avaient déposé en moi se réactivait, enrichissait et prolongeait ce que captait mon regard.
En arrivant par le bas, face au Rathaus, je suis resté saisi. La beauté de ce bâtiment. L’harmonie de ce lieu. Une attente en moi était comblée, et au long de ce séjour où j’ai été ton hôte, mon plaisir à voir cette place a toujours été aussi vif. Maintes fois par la suite, je suis venu m’accouder près d’une fenêtre au premier étage du Pfuderer pour contempler tout à loisir cette façade du Rathaus et détailler les motifs des peintures dont elle s’orne.
Une rue courbe m’a conduit jusqu’au pont. Et là, ce fut le second moment inoubliable de cette matinée. Le soleil perçait la brume et j’avais devant moi l’eau lente du Neckar, des arbres aux couleurs d’automne, la Hölderlinturm au mur ensanglanté par le rouge sombre de sa vigne vierge, les maisons aux teintes pastel et à l’aspect cossu qui s’étageaient sur le flanc de la colline. Un paysage d’un grand charme. Mon regard ne pouvait se détacher de la tour qui s’élevait sur la rive. Cette tour où s’était naguère joué un long drame et dont la vue ne pouvait que susciter une vive émotion. Ce matin-là, j’ai été le premier à franchir le seuil de cette demeure maintenant célèbre où affluent chaque jour des visiteurs recueillis. De longs moments à méditer, à songer au destin de cet homme que ses contemporains ont méconnu et dont on a fini par découvrir qu’il était un poète majeur. Un de ces poètes qui ont vécu à l’extrême d’eux-mêmes, en permanence affronté aux énigmes de la vie, de la création et de la mort. Son humilité, sa solitude, son secret désespoir, ces choses fondamentales qu’il avait su dire, et pour finir son engloutissement dans la nuit de la conscience…
Depuis ce jour, dix ans ont passé. Mais les souvenirs que je garde de mon séjour me sont chers et demeurent vivaces. Ce dimanche de la fête des moissons… le tintement des cloches au long des jours… mon plaisir à traîner sur la place les jours de marché… les concerts du samedi soir dans la cathédrale… ma timide intrusion dans la cour du Stift… ces jours de neige qui ont modifié ton visage… mes allées et venues sur l’île après le déjeuner, avant que j’aille me remettre au travail… mes longues soirées studieuses qui se prolongeaient jusque tard dans la nuit… mes visites à l’Institut franco-allemand, à la Hölderlinturm et à sa directrice, Valérie Lawitschka, à la librairie où avait travaillé Hermann Hesse et où Kay Borowsky m’indiquait les livres qu’il me fallait lire… les rencontres… les amitiés qui se sont nouées…
Parfois, quand la nostalgie m’envahit, je murmure : Merci à toi, Tübingen.
30 novembre au 24 décembre. Voyage au Japon
Arrivée à Osaka. Vent violent. L’appareil survole la mer à basse altitude et semble ne pas avancer. Une douanière tatillonne. Philippe Candeloro, notre champion de patinage artistique, était derrière nous. Très connu au Japon, il est venu à notre secours et la douanière nous a aussitôt libérés. Une bonne surprise : nos amis Nadine et Thierry Ribault sont là, et aussitôt, on se sent moins perdu et moins seul. Des heures de voiture pour quitter la ville, puis arrivée à Kyoto. Un très bel hôtel où tout est d’un goût raffiné et où je crois percevoir l’esprit du zen : rigueur, dépouillement, dans les volumes, les formes, les couleurs… Je suis resté un long moment dans le hall à admirer cet ensemble de la pierre, de l’eau, des bambous… Le soir, restaurant traditionnel dans une maison de bois. Petite salle particulière. Autour de nous, sur des rayons, des objets anciens : pots, vases, récipients divers, paniers… La table basse, et on s’assoit sur des coussins à même le sol, les jambes repliées sur le côté. On découvre alors qu’on peut préférer à ces tables basses celles auxquelles nous sommes accoutumés en Occident. Et comment peut-on manger avec des baguettes ?
Cette nuit, la neige est tombée, et ce matin, soleil radieux. Visite du Kinkahu-ji – le Temple d’or – et du parc. Un enchantement. Couvert d’or, le temple rutile et se reflète dans les eaux du lac. La neige sur le toit, sur les arbres aux couleurs d’automne : toutes les nuances du jaune, de l’orange, du rouge, du mauve, et le vert céladon des pins.
Du Temple d’or, nous nous rendons au Ryôan-ji, ce très beau jardin sec dans lequel sont implantées de grosses pierres – une surface rectangulaire d’assez grande dimension, couverte d’un sable blanc-gris strié de fins sillons parallèles. Vive émotion. J’ai plusieurs fois vu dans des livres la reproduction de ce jardin, haut lieu du bouddhisme à l’époque Muromachi. Nadine et moi avons pris place sur le banc de bois qui longe ce jardin sur toute sa longueur. Pour être en accord avec ce que je contemplais, j’ai médité un moment, et ma méditation a consisté à prendre pleinement conscience de chacun des stades de l’Octuple Noble Chemin.
Sous les arbres, une mousse rase, très épaisse qu’on aurait envie de caresser. Promenade au-dessus du temple en suivant un sentier qui serpente sur le flanc de la colline. D’en haut une bonne vue sur la ville.
Nous flânons le long d’un ruisseau bordé de cerisiers – un lieu où affluent les visiteurs au printemps. Au Japon, les fleurs de cerisier sont à l’origine de toutes sortes de symboles, de toute une littérature, et quand elles sont près d’éclore, c’est un événement national. La presse s’en fait l’écho, on écrit et publie des haïkus, et des milliers de gens se déplacent pour admirer ces petites fleurs blanches vite fanées.
Le long de ce ruisseau, un autel pour les enfants morts. Des pierres figurant de petits bouddhas portant le nom et l’âge de l’enfant, et entourées d’un tissu blanc sur les deux tiers de sa hauteur.
Arrêt dans un salon de thé. La patronne me fait dire que je suis beau et que je ressemble à Jean Gabin ! Rigolade… Je suppose qu’elle sert ce qu’elle pense être un compliment à tout homme ayant une tête d’Occidental.
À l’entrée d’un temple, on peut acheter de petits papiers porteurs de présages. S’ils sont de mauvais augure, on les accroche à des fils tendus à cet effet pour que le vent chasse les « mauvais esprits ». Dans ce temple, il est recommandé de s’emparer de la fumée de l’encens pour « l’appliquer » sur la partie du corps si on la sent menacée par la maladie.
Mardi 3 décembre
À la montagne. Nous gravissons un large sentier bordé par un torrent pour nous rendre au monastère Sauzen-in. De nombreuses sources. Les érables rouge vif. Les pins d’une grande hauteur au tronc lisse et parfaitement droit. Un moine lance à plusieurs reprises une sorte de bélier contre le gong. Ces sons graves et particuliers préludent à l’entrée du monastère. Un promenoir sur lequel s’ouvrent différentes salles. Un moine, tête rasée, en position de lotus, lit et murmure des sutras. Sans qu’il puisse me remarquer, je l’ai longuement observé et me suis posé maintes questions à son sujet. Parc avec pièce d’eau. Des parterres avec cette mousse veloutée semblable à un tapis. Les feuilles tombées soigneusement réunies en petits tas autour du pied des arbres par les jardiniers. De longues allées avec des azalées en fleur. La neige qui fondait et tombait des arbres. J’ai savouré les fines touches de lumière sur la neige, les pièces d’eau, les fleurs, les arbres… Un moine nettoyait un bassin où évoluaient de gros poissons gris-bleu.
Un monastère de femmes. Mais nous n’avons rien pu voir ! Nous avons simplement aperçu une moniale au crâne rasé s’adressant à un groupe de femmes. Le bâtiment qui abrite le trésor est fermé. Un beau bassin, alimenté par une cascade, mais vu de loin, car il nous était interdit de l’approcher.
En redescendant de la montagne, en fin d’après-midi, arrêt dans un petit temple tenu par un moine et sa femme. Un très beau lieu. Un temple en bois au milieu d’un petit parc. Un bassin. Nous avons pris le thé en plein air près d’un petit ruisseau où courait une eau abondante. Assis sur un tatami – nous avions dû retirer nos chaussures – nous étions frigorifiés. La femme du moine a procédé à une cérémonie du thé « abrégée ». S’inclinant devant nous – agenouillée, les mains appliquées au sol – chaque fois qu’elle nous offrait le bol qu’elle nous destinait.
Repas à l’Institut français pour préparer ce qui se passera au musée autour de l’exposition des lithographies de Bram Van Velde. Plusieurs personnes, dont la traductrice et son mari peintre d’origine allemande… Un étudiant français, licencié en sciences humaines et qui travaille à l’ambassade.
Mercredi 4
Visite intéressante d’un cimetière. Très différent de ceux qu’on peut voir chez nous. Des stèles en bois ou en pierre assez étroites, de hauteurs variables, et en raison du manque de place, rapprochées les unes des autres. Sur chacune, des signes gravés. Certaines me semblent être des réussites calligraphiques remarquables. Il y aurait un cimetière pour des poupées, pour une bactérie et un monument aux animaux sacrifiés lors de travaux scientifiques. En haut de la colline, un temple aux trois toits superposés. Les villas des moines. Et me dit-on, des moines riches qui roulent dans de somptueuses voitures américaines !
Partout on vend des « gris-gris » pour se protéger des coups du sort, des maladies, des tremblements de terre…
Visite du Minomaru Palace, l’ancien palais d’un shogun à l’intérieur d’un parc. Une entrée imposante et de beaux bâtiments. Deux enceintes, la seconde avec des blocs de pierre énormes. Les terrasses. Les douves pleines d’eau. À l’intérieur, de grandes salles destinées aux réceptions. Pour se rendre dans les appartements du shogun, il fallait nécessairement passer dans une salle dont le plancher émettait – émet encore – des craquements dès que quelqu’un le foulait. Ainsi le shogun, toujours sur ses gardes, était-il averti qu’une ou des personnes allaient se présenter à sa porte. Devant le palais, certains jeunes arbres minces sont protégés du froid par plusieurs manchons de paille de riz placés les uns au-dessus des autres. Ces arbres invisibles prennent ainsi une curieuse apparence.
Nous visitons un temple shintoïste. Derrière ce temple, une ruelle avec des maisons anciennes et un artisanat de qualité.
T… est peintre. De langue allemande. Père américain, mère arménienne. Est passé par l’École des Beaux-Arts de Varsovie. Il ne connaissait pas la langue et n’avait pas d’amis, de même qu’il ne connaît pas le japonais et ne voit que sa femme, qui, elle, est japonaise et a été rejetée par sa famille en raison de ce mariage. On ne peut parler de lui comme d’un déraciné, car il n’a jamais eu de racines. Il est déprimé, mais comment en serait-il autrement ?
Jeudi 5
Dernier jour à Kyoto. Lourde pluie.
Visite du temple Sanjûsangdô. Dans ce temple, mille et une statues de Bouddha dressées sur des gradins étagés.
Nous avons traversé la rue pour nous rendre au Kyoto National Museum. Des calligraphies du début de la calligraphie chinoise et japonaise, et de différentes époques. Des céramiques que j’ai longuement admirées, certaines datant de notre Moyen Âge. Volume, forme, couleurs, signes ébauchés… Un art apparemment inachevé qui ne laisse pas pour autant une impression d’inaccompli. Je découvre aussi les peintures de Buson.
Puis nous découvrons le temple Kyomitsu-dera, immense bâtiment tout en bois et s’appuyant sur des piliers eux aussi en bois. (Les Japonais travaillent admirablement le bois, qu’ils construisent des maisons, des temples, ou qu’ils réalisent des meubles ou des objets.)
Nous grimpons jusqu’au Oku-no-in, un petit temple avec trois toits superposés.
D’une des terrasses du Kyomitsu-dera, la vue plonge sur une mer d’érables de toutes couleurs et sur le vert des pins. Un paysage de toute beauté.
Nous redescendons au pied du temple et pouvons voir comment s’étagent les différents paliers.
Une source « miraculeuse », avec des rayons ultraviolets pour aseptiser les petits gobelets en bois munis d’un long manche et dans lesquels on boit cette eau bienfaisante.
Les gardénias sont ici des arbustes de deux à trois mètres de haut et qui embaument.
Longue série d’escaliers et de ruelles. Achat chez une marchande mélomane, ravie de voir des Français, et qui a appris notre langue en suivant des cours à la télévision.
Visite du temple Kodai-ji, ouvert jusqu’à vingt et une heures. Les bâtiments sont illuminés ainsi que les arbres de la forêt. Le bois des bambous et des beaux arbres autour du bassin. Le petit pont, l’escalier couvert. Un bâtiment abrite la statue du shogun et de sa femme qui s’était retirée là. Nous grimpons une rampe et arrivons près de deux petites maisons au toit de chaume, à la poutre maîtresse mal équarrie, mais qu’on est obligé d’admirer. Ces deux pavillons servaient aux cérémonies du thé.
Nous redescendons. Les marches éclairées par des lampes piquées dans le sol. Le calme et le silence de la nuit. L’eau du bassin telle un miroir. Les couleurs des arbres avivées par la lumière. Très haut, le sommet des bambous répand une brume vert tendre.
Dans chacun de ces temples, j’ai admiré ce qui a été réalisé avec le bois, que ce soit des porches, ou que ce soit, à l’intérieur des salles, des poutres, des panneaux, des portes coulissantes…
Vendredi 6
Départ pour Fukuoka. Prenons le Shinkansen, l’équivalent de notre TGV. À Hiroshima, une inévitable émotion. J’ai eu une pensée pour Camus, seul écrivain français à s’être élevé contre la bombe qui, en août 1945, avait carbonisé cette ville en quelques secondes…
À l’hôtel, M. me parle des Japonais, de leur manière de vivre, des problèmes qu’il rencontre. Le soir, restaurant typique. À l’entrée, de grosses pierres et des fontaines avec des bambous. Une porte basse et étroite à franchir pour entrer dans la salle au centre de laquelle le cuisinier officie. Portes coulissantes, table-bar sur les côtés. J’ai apprécié ce lieu où l’on se sent à l’abri du monde extérieur.
Nous visitons le musée archéologique et ethnographique. Les vestiges du passé : poteries, faïences, outils en bois, pierres taillées, armes… Des calligraphies. Les origines chinoise et coréenne de la civilisation japonaise que les Japonais ne sont guère enclins à reconnaître.
Comment on vivait à l’époque Edo : le village, les habits, les objets usuels, la pêche, les fêtes, la culture, les corporations de quartiers, les assemblées, les défilés… Tableau vivant avec des personnages : le marchand, la geisha, le mendiant, le porteur de paniers… Plusieurs scènes villageoises.
À l’Institut, les deux films de Jean-Michel Meurice sur Bram Van Velde. Mon intervention. Des rencontres : un professeur originaire de l’Ardèche, un autre originaire d’Angers. J’ai sympathisé avec un Gallois, musicien, spécialiste de Beckett et ancien joueur de rugby.
Dimanche 8
On nous emmène à la montagne avec d’autres personnes, notamment un spécialiste de Gide avec qui j’ai surtout parlé de Martin du Gard. Arrêt chez une tisserande qui habite une maison isolée. Pour y accéder, on quitte la route, on franchit un torrent et on grimpe un sentier. Un grand ginkgo. Maison typique japonaise. Un plafond en bambou. Dans la pièce où sont rangés les écheveaux, les fenêtres sont ouvertes. Je suis frigorifié et me demande comment elle peut vivre sans chauffage. Elle teint les fils de soie à plusieurs reprises – cela peut durer des mois – puis les tisse. Elle utilise deux métiers à tisser avec peignes en bambou, métiers très anciens et qui ne sont plus fabriqués. En un an, elle tisse douze à treize métrages de quatorze mètres chacun qui deviendront de remarquables kimonos. Elle a sa clientèle, et j’ai cru comprendre que ce qu’elle produit est recherché. Par choix, elle vit dans un grand dénuement. J’avais hâte qu’on la quitte tant j’avais froid.
Nous arrivons dans une maison typique et glaciale. Déjeunons autour d’une table médiocrement chauffante. Puis promenade au-dessus du village, entre les rizières et les plantations de thé vert couvertes de neige.
En rentrant, nous passons près d’un village de potiers classé Trésor national. Les coups sourds et réguliers provenant des pilons écrasant la terre. Une ingénieuse structure en bois utilise l’eau d’un torrent et actionne sans trêve les pilons qui se lèvent et s’abaissent en cadence.
La soirée s’achève en musique avec un joueur de flûte et le Gallois qui joue d’un instrument japonais et d’une guitare électrique.
Lundi 9
En train de Fukuoka à Nagoya. Déjeuner au wagon-restaurant. Mes baguettes font preuve de mauvais esprit et se refusent à m’obéir. Je marque une pause et que vois-je à la table voisine ? Un Japonais qui s’escrime à utiliser une fourchette. Mais il la tient à l’envers et cherche à placer les aliments sur la partie convexe d’où ils tombent tout aussitôt.
Très bel hôtel. Dans la salle à manger, de l’autre côté d’une grande et haute baie, un rocher sur lequel cascadent des filets d’eau. De notre chambre, vue sur un parc. De très beaux érables rougis par l’automne.
Ému par Anne T. Timide, sensible, un fond de souffrance. Divorcée et mère d’une petite fille de huit ans. Sa mère est eurasienne. Enfant, Anne allait en vacances dans une institution religieuse, non loin de Jujurieux, qui recevait de jeunes Eurasiennes orphelines. Elle y a souffert de racisme de la part de ces filles qui parlaient le vietnamien en sa présence et se moquaient d’elle et de sa sœur.
Le soir, quand elle est obligée de s’absenter et de laisser sa fille seule, elle est toujours inquiète : la peur d’un tremblement de terre.
J’ai parlé de Bram et de Beckett devant une vingtaine de personnes.
Mardi 10
À la gare de Nagoya pour nous rendre à Tokyo. Une scène qui nous surprend : sur le quai attendent une vingtaine de personnes, surtout des hommes. Tous impeccablement habillés. Quand le train arrive, ils forment trois rangs – trois côtés d’un rectangle. Un homme descend. Tous s’inclinent. L’homme dit quelques mots, ils applaudissent. L’homme remonte dans le train. À nouveau ils applaudissent, et quand le train démarre tous agitent les mains en signe d’adieu. Puis ils s’engouffrent en silence dans le sousterrain.
Pendant le trajet, j’ai vu pour la première fois le Fuji avec son dôme enneigé et luisant.
Arrivé à Tokyo, je fais une promenade dans le parc du palais impérial. Un curieux spectacle : celui d’un corbeau perché sur une branche – les corbeaux ici sont plus grands et plus gros que chez nous – et qui tient une cigarette dans son bec… À croire qu’il la fume ! Où l’a-t-il volée ?
Visite d’un temple shintoïste où, a-t-on appris par la suite, se rassemblent des nostalgiques de l’ancien Japon qui professent des idées d’extrême droite. De fait, je ne me suis jamais senti à l’aise au cours de cette visite. J’avais perçu que pour les Japonais qui étaient là, nous n’étions pas les bienvenus.
Les ravissantes petites filles retour de l’école : uniforme bleu marine, chapeau rond et cartable jaune sur le dos.
Au musée Sogetsu pour l’exposition des lithographies de Bram Van Velde. Ce musée est dirigé par le réalisateur d’un film que j’ai beaucoup aimé : La Femme du sable. Étaient présents plusieurs personnes de l’ambassade des Pays-Bas, la jeune femme qui a réalisé le catalogue, notre amie Rieko, et aussi Catherine Putman qui était proche de Bram et Rainer Mason.
Soirée chez Nadine et Thierry Ribault qui ont beaucoup œuvré pour organiser cette exposition. Guillaume et Valérie Marbot sont professeurs, et Guillaume travaille à l’Institut français. Rencontré un homme dont le grand-oncle a été un ami du jeune Albert Camus. Pour cet ancien compagnon d’enfance, l’auteur de L’Étranger, c’était Bébert !
Mercredi 11
Prenons le train pour Kamakura avec Nadine, Thierry, Catherine et Rainer. Cet endroit n’est pas loin de Tokyo. Visite du temple Engaku-ji. Une grande paix. Jardin fermé, avec une petite rivière, passerelle, arbres et fleurs. De jolis petits écureuils gris à la fourrure très fournie ne craignent pas de s’approcher de nous. Nous grimpons pour gagner un petit édifice où nous buvons du thé vert. Un vieux monsieur à longue barbe blanche, qui pourrait être un moine ou un ermite, nous salue, et je regrette de ne pouvoir parler avec lui.
Déjeunons dans un beau restaurant. Tatamis. Portes coulissantes. Dépouillement. Un grand calme.
Au crépuscule, sommes sur la plage face au Pacifique. Symphonie de couleurs grises et mauves dans le ciel et sur la mer. Assis sur le sable, des couples contemplent ce coucher de soleil.
Jeudi 12
Notre amie Rieko nous emmène à l’Université où je dois parler de Bram et de Beckett. Le professeur qui nous reçoit a bien préparé cette rencontre.
Déjeuner au huitième étage d’un immense magasin. Un restaurant typiquement japonais. Tout est en bois et on ne peut qu’admirer. L’influence du zen dans le dépouillement et les asymétries. Les serveuses portent des kimonos vert amande ceinturés d’une large bande de tissu de couleur crème bordée de mauve. Nous étions dans une petite pièce. Porte coulissante à claire-voie. Le vase en terre, la théière vert pâle. Les bols, les assiettes, la disposition des mets dans les plats, les couleurs, le chaud et le froid, tout a été pensé. Du grand art.
Le professeur m’a longuement parlé de l’importance des fleurs de cerisier pour les Japonais. Le printemps, le renouveau, une nouvelle naissance…
Lorsque les fleurs éclosent, notre hôtel dont les fenêtres donnent sur les cerisiers est pris d’assaut, les gens ayant retenu une chambre des mois à l’avance.
En arrivant à l’Institut français, je suis surpris d’apercevoir un homme qui ressemble beaucoup à mon ami Francis Herth. Francis réside à Paris, à la Ruche, et ne peut donc pas se trouver à Tokyo. Je me trompais. C’était bien lui ! Joie. J’ai dû une fois encore parler de Bram et Beckett. Chaque fois, je veille à ne pas trop me répéter.
Nous quittons l’hôtel pour nous rendre chez Rieko qui nous offre l’hospitalité. Mais quel temps nous avons mis pour atteindre sa banlieue !
Déjeuner au trente-neuvième étage d’un building. L’impression d’être en avion. Et si la terre tremblait ? Cette crainte, ici, est tout à fait fondée.
Se déplacer dans cette ville, c’est souvent parcourir un long trajet. Train, métro, voiture ou taxi. Il faut savoir estimer le moment où l’on doit partir. Sinon, on peut arriver avec une ou deux heures de retard là où l’on veut se rendre.
Les Ribault nous emmènent à une réunion où des femmes lisent des poèmes de leur cru. Atmosphère gentiment provinciale. Une pianiste joue du Satie, et on nous offre deux gros bouquets de fleurs…
Dans un restaurant français, dîner à l’ambiance chaleureuse.
Le soir, chez Rieko, nous avons déroulé notre futon. La maison n’est pas chauffée à cause du risque de tremblement de terre.
Samedi 14
Première toilette à la japonaise. Après une douche, on se glisse dans un large baquet contenant de l’eau chaude, dans laquelle se plongera toute la famille.
Journée sans obligation. Déjeuner dans un restaurant chinois avec Rieko. Courses dans le quartier.
Très bonne soirée chez les Marbot. Guillaume est professeur de lettres et Valérie, professeur de philosophie. Avec leur petite fille, ils s’apprêtent à partir pour l’Australie où ils passeront leurs vacances.
Pendant le repas, on entend, venant de la rue, le bruit de deux morceaux de bois entrechoqués. C’est un homme qui éloigne les mauvais esprits de l’hiver.
Dimanche 15
Nous partons à la campagne, avec Nadine et Thierry, pour rencontrer un maître calligraphe. Chez lui une grande pièce recouverte d’un tatami. Un beau plafond fait de lattes irrégulières provenant de vieux mûriers. Très bon entretien. J’ai posé de nombreuses questions et les réponses étaient claires. La formation d’un calligraphe s’étend sur une trentaine d’années. Tout ce temps lui est nécessaire pour acquérir la maîtrise, la liberté et la spontanéité dont il doit faire montre quand il trace des signes. Chaque année, en tant que maître, il est dans l’obligation de présenter une œuvre à un concours.
Déjeuner chez une ancienne hôtesse de l’air de la Japan Airlines qui a appris le français en suivant les cours de la télévision.
L’après-midi, retour à la maison du calligraphe. Café et gâteaux dans un petit salon. Dans un renfoncement, un petit autel shinto. Cet homme s’est constitué une collection de calligraphies anciennes, chinoises et japonaises, et il possède des œuvres de grand prix. Il a déroulé plusieurs de ces rouleaux pour nous les montrer et les commenter. Je les ai regardés avec grande attention, tout en sachant que j’étais incapable de discerner ce qui en fait la valeur. En calligraphie, pour être apte à apprécier une œuvre, il faut en avoir vu beaucoup pour avoir appris à voir, connaître aussi, bien sûr, « l’esprit de la voie ».
Ce que m’a dit ce calligraphe est en tout point conforme à ce que mon expérience m’a appris. Moi aussi, j’ai dû longuement batailler pour atteindre la maturité, l’assurance, la lucidité qu’exige l’écriture. En rédigeant Lambeaux, je sais que j’ai fait des progrès, franchi un nouveau cap.
Lundi 16
Avec Nadine et Thierry, promenade dans la ville basse. Traversons un immense cimetière. Prenons le thé dans un café où se rendaient Soseki et les écrivains de l’époque Meiji. Vitrine avec des objets de cette époque et un billet écrit par Soseki. En rentrant, à minuit, nous nous trompons de train. Une Anglaise, professeur de langues, est venue à notre secours. Elle nous a fait descendre sur le bon quai. Nous avons apprécié sa gentillesse.
Mercredi 17
Métro-train-métro. Les foules dans les gares. À minuit, des quais noirs de monde. Dans le métro, quelle que soit l’heure, des gens dorment, écroulés sur leur siège. Ou bien, debout, ballottés d’un côté et de l’autre, ils lisent des bandes dessinées ou des revues. À la sortie des gares, des centaines de vélos bien rangés, serrés les uns contre les autres. Certains de leurs propriétaires viendront les chercher passé minuit. Des femmes âgées, pliées en deux, poussant des voitures des quatre-saisons. Les restaurants où l’on mange debout au coin des rues. Les ouvriers qui travaillent la nuit, ceux qui construisent des maisons, en larges pantalons serrés au-dessous du genou et bottes spéciales. Ainsi ils sont à l’aise quand ils montent sur les échafaudages. Toute la corporation est habillée et équipée de la même manière.
La ville a un aspect disparate. Des quartiers entiers tiennent du village : ruelles, petites maisons et petites échoppes. Peu de murs mitoyens. Devant chaque maison, un espace exigu avec quelques plantes, un petit arbre. Ces maisons de bois et de papier sont parfois, à cause de leur vétusté, détruites et reconstruites. Ce qui est important ce n’est pas la maison, mais le bout de terrain dont on est propriétaire.
Frappé par la politesse, la discipline, et aussi l’honnêteté des Japonais. Leur attention aux autres. Chaque fois que nous avons eu un problème dans une gare, quelqu’un nous est venu spontanément en aide, parfois en nous accompagnant sur le quai où nous devions nous rendre.
Au musée d’Ueno avec Rieko. Dans le parc, longue et large allée de cerisiers près desquels se rassemblent beaucoup d’habitants à la période de la floraison. Dans le parc, de nombreuses tentes de sans-logis. Là aussi, la situation économique s’est dégradée.
Dans le très riche musée, les peintures et les calligraphies m’ont passionné.
Le soir, invités à un récital de Juliette Gréco. Une salle immense, toute en bois et sans un pilier. Des fauteuils spacieux. Une réalisation de grande beauté. Deux heures de train, de métro et de taxi pour rejoindre la maison de Rieko.
Mercredi 18
Avec Rieko, nous nous rendons à une représentation de kabuki et une autre de nô.
Avant de venir ici, j’ai repris le livre d’Alan Watts sur le zen. Je l’avais lu à sa parution il y a une vingtaine d’années. En le relisant, j’ai eu la surprise de constater que j’avais gardé une mémoire précise de ses meilleurs passages. Tout ce qui s’inscrit en nous quand nous nous offrons sans réserve à ce que nous recevons avec avidité.
J’ai lu aussi, pour préparer ce voyage, un livre sur La Tradition secrète du nô, sur la formation des acteurs de nô, laquelle s’étend sur toute une vie. Exigence extrême habitant ceux qui poursuivent l’excellence. Ce que j’ai lu et que je comprenais fort bien, je peux l’appliquer à ce qui incombe à l’écrivain soucieux de se perfectionner et de progresser dans son travail. L’exigence est la même. Une constante vigilance. Une attention à soi qui ne doit pas se relâcher. Appréhender la loi est aisé. Persévérer dans la loi est difficile.
Au théâtre kabuki : les spectateurs ne sont pas dans l’obscurité. D’autre part, on peut manger durant le spectacle. Sur notre tablette, le menu et un feuillet pour la réservation du repas. L’histoire se passait chez un shogun. Le jeu des acteurs (tous des hommes) est stéréotypé. Ce spectacle s’adressait jadis à des gens du peuple. Maintenant il est très suivi par toutes les classes de la population.
Théâtre du nô. Un théâtre d’un tout autre genre que le kabuki. Ici, lenteur, gravité, solennité. Les acteurs portent des masques. Les costumes sont amples, somptueux. Les épaules de ces kimonos font le double de la carrure de l’acteur. Le jeu des acteurs est impressionnant. Pour la seconde partie, trois musiciens de face à l’arrière de la scène, et six chanteurs sur le côté droit. Comme je ne comprenais rien et ne pouvais apprécier ce qui se passait sur la scène, je me suis quelque peu ennuyé. Mon regard ne quittait pas les chanteurs assis en position de lotus. Pendant environ trois quarts d’heure, ils sont restés figés. Aucun relâchement dans leur position. Nuque et dos droits, visage impassible, on les aurait crus de marbre. Quelle force mentale, quelle maîtrise de soi, quelle attention à soi-même, à son corps ! Vraiment remarquable.
À l’issue de la représentation, comme Rieko avait été formée par ce maître de nô, seul personnage du spectacle, nous avons été admis dans la grande salle où les comédiens se changeaient. Aucune cabine, aucun paravent. Dans un angle de la pièce, se trouvait le père du maître de Rieko. Trésor national, cet homme avait assisté au spectacle de son fils, et aidé de deux assistants, il retirait ses vêtements d’apparat.
Le maître qui nous recevait a voulu nous montrer certains masques anciens. Ils étaient enveloppés d’un tissu de soie, et pendant qu’il les dégageait avec grand soin de cette protection, les acteurs et musiciens, avant de partir, venaient le saluer en s’agenouillant face à lui avec une déférente gravité. Puis ils se prosternaient jusqu’à ce que leur front touche le sol. Impressionnant. En cet instant, j’ai pris conscience, comme jamais, de l’écart existant entre nos deux cultures.
Thierry et Nadine nous ont emmenés à Kyoharu où Francis Herth est en résidence. Le long de l’autoroute, au pied de la montagne, des sources d’eau chaude d’où s’échappent des fumées.
Francis est logé ici à « la Ruche ».
En 1900, « la Ruche » était le pavillon des vins à l’Exposition universelle qui s’est tenue à Paris. Au terme de cette exposition, elle a été déplacée dans un coin de Paris, et on y a aménagé des ateliers pour artistes. Il y a quelques années, un Japonais fortuné, possédant une galerie à Paris, étant tombé sous le charme de cette construction particulière – c’est une rotonde de trois étages, divisée en alvéoles – a fait construire l’équivalent dans son pays. C’est ainsi que Francis occupe maintenant un logement et un atelier dans cette « Ruche » japonaise.
Francis n’est pas exactement un peintre. Il travaille surtout avec une plume ou de fins pinceaux, utilise de l’encre de Chine et crée des compositions non figuratives sur des papiers grand format.
Sa table vaut qu’on s’y arrête : brosses et pinceaux de toutes tailles – des pinceaux qu’on ne trouve qu’au Japon, forts beaux – carnets, objets divers, tout est impeccablement rangé et disposé en vue de la reprise du travail. Mon regard s’est longuement attardé sur cette table. Elle me parlait de quiétude, de concentration, de ces longues heures solitaires durant lesquelles un artiste se porte à la pointe de lui-même pour vivre le plus intense.
Autour de la Ruche, un petit parc avec des bouleaux, quelques sculptures et un petit musée : rien de remarquable, sauf qu’on y trouve une toile de Cézanne. Une toile peinte à la fin de sa vie et qui m’était inconnue. Une jeune fille coiffée d’un chapeau, assise. Des bruns, des ocres, des verts discrets, des espaces préservés… Une toile qui m’a donné une vive émotion.
Repas somptueux offert par le propriétaire de la Ruche. Au cours de la soirée, Francis nous a parlé des gens qu’il a rencontrés ici. Dont un calligraphe et un vieil homme qui lui a appris une technique de marouflage.
Vendredi 20
J’ai eu l’imprudence de parler d’Osamu Dazai et des trois livres que j’ai lus : Cent vues du mont Fuji, La Déchéance d’un homme, et Soleil couchant. Le matin, alors qu’on voyait le Fuji briller sous le soleil, Thierry a décidé qu’en quittant la Ruche, nous tenterions de retrouver l’hôtel où Dazai avait séjourné quand il avait écrit Cent vues du mont Fuji. Nous sommes donc partis à l’aventure sans trop savoir quelle direction prendre. Ici, les routes secondaires ne comportent pas de signalisations. On ne sait ni où l’on se trouve ni où l’on va. Halte auprès d’un lac. Froid, silence, solitude. Nous avons déjeuné face au Fuji qui semblait fort loin. Arrêt près d’un autre lac.
Au bord de la route, créées pour les fêtes de l’hiver, des constructions de branchages, évoquant des animaux. De l’eau est projetée sur ces branchages, elle se transforme en glaçons, et il en résulte des animaux hirsutes et étranges.
La nuit tombe et nous ne savons pas si nous approchons du but. Thierry va s’informer dans une auberge, et il se trouve que l’homme qui lui répond est le propriétaire du Tenka Chaya, la maison que nous cherchons. Un col reste à franchir et quand nous arrivons, la responsable de cette maison de thé devenue un musée Dazai est sur le point de fermer. Elle accepte de nous laisser entrer, et nous avons pu voir ce pour quoi nous étions venus : des livres, des manuscrits, des photos, de nombreux documents… Dazai ? Un enfant terrible, une vie chaotique, dissolue, ponctuée de drames et de scandales. Morphinomane, alcoolique, tuberculeux, il a tenté à plusieurs reprises de se suicider en compagnie d’une femme. Lors de la première tentative, la femme qui devait l’accompagner dans la mort n’a pas survécu. À trente-huit ans, en 1948, il a mis fin à ses jours en entraînant avec lui une jeune femme de dix-neuf ans, mariée, rencontrée quelques jours plus tôt.
Pourquoi ce désespoir et cette volonté de s’autodétruire ? À cause de son enfance ? Il a peu connu ses riches parents et a été élevé par une nourrice, puis par la gouvernante de la tante qui l’avait recueilli. On peut penser qu’au cours de ces années, il n’a pas reçu beaucoup d’affection.
Est-ce un grand écrivain ? Je ne sais. Je ne peux juger. Au Japon, il a de nombreux fervents. Quand il s’est donné la mort, il était célèbre et Soleil couchant avait été un bestseller.
Le soir, de retour à Tokyo, nous dînons dans un grand restaurant. Tout y est d’une beauté raffinée : le décor, les couverts, les objets, les lampes, les fleurs dans une niche, la présentation des plats, les serveuses en kimonos…
Vendredi 21
Rencontre de l’éditeur de L’Année de l’éveil et de la traductrice. Des gens jeunes, attentifs, charmants. Bon échange. Selon la coutume, ils m’offrent des cadeaux.
Nous préparons notre départ et faisons des achats dans une boutique d’artisanat, dans deux grands magasins. La foule. Car ici, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, on fête aussi Noël. Appliquées, les vendeuses prennent tout leur temps pour faire les comptes et préparer les paquets, mais personne ne se montre impatient.
Thierry et Nadine nous emmènent déjeuner dans un boui-boui plus qu’exigu où, seul, je n’aurais jamais osé entrer. J’aurais eu tort. L’homme et la femme qui tiennent ce petit restaurant nous ont fait fête. Depuis que la femme et sa fille ont visité Paris, ils aiment les Français. Enthousiastes, ils nous montrent le haut du bar, derrière eux, tapissé de photos du Louvre.
Dehors, sur les larges trottoirs des avenues, une foule compacte et silencieuse. Où que vous soyez – dans les rues, sur les quais d’une gare, dans les trains, dans le métro – elle vous absorbe et vous noie en elle. Mais vous n’êtes jamais bousculé et jamais ne se produit la moindre incivilité. On m’a expliqué que cette autodiscipline est nécessaire. Peut-être. Mais ses effets sont des plus agréables.
Restaurant de soba, avec Rieko, sa maman, son frère et un de leurs amis. Le salé et le sucré, et pour eux le saké. De retour à la maison, ils ont recommencé à manger et à boire, et le saké leur a tenu compagnie une partie de la nuit.
Ici les jeux d’argent sont interdits, mais un jeu permet de contourner la loi. Quand on gagne à un jeu, on reçoit de la nourriture, et celle-ci peut être ensuite échangée contre de l’argent.
Dimanche 22
Hier, séisme de force 5 au nord de Tokyo. Les Ribault se sont précipités hors de leur maison. Nous étions dans le bus, nous n’avons rien ressenti. Partie sur la presqu’île d’Izu, pour y passer quelques jours, la mère de Rieko est rentrée. Là-bas, la terre a tremblé une dizaine de fois.
J’avais remarqué sur une place une haute et belle sculpture en pierre, une sorte de totem. Il se trouve qu’une amie des Ribault connaît l’auteur de cette sculpture et nous avons pu lui rendre visite.
Trouver la maison n’a pas été facile. Tokyo est une ville immense, les quartiers n’ont pas de frontières définies et les rues n’ont pas de nom. Aussi, comment se faire indiquer la rue qu’on cherche alors qu’on ne peut la nommer ? Chaque fois, il faut un certain temps pour parvenir à destination.
Quelle belle maison habite ce sculpteur qui nous a d’ailleurs fort bien reçus. Il a un visage aux traits réguliers, des cheveux blancs, est âgé de soixante-dix ans bien qu’il n’y paraisse pas. Un échange aisé et intéressant dans une pièce ensoleillée.
Originaire de Kyoto, il descend d’une famille de potiers qui s’étend sur sept générations. De 1960 à 1964, il a vécu à Paris où il a très vite compris que ce qu’il faisait était nul. Totalement désemparé, il passait ses journées à errer dans les rues. De retour au Japon, il a opté pour un art non figuratif. Il a travaillé divers matériaux, surtout la pierre. Dans deux ans, il aura une rétrospective au musée d’Art moderne. Quand nous l’avons quitté en fin d’après-midi, il semblait ne pas vouloir nous laisser partir.
Ensuite, avec Thierry et Nadine, dans une large avenue, nous nous sommes laissés porter par la foule. Sur les immenses façades des gratte-ciel glissaient, éclataient des coulées de lumières changeantes et de toutes couleurs. La publicité à sa puissance maximale mais un spectacle fascinant.
On contourne ces buildings, et surprise, on trouve de petites maisons, des bicoques d’un étage et larges d’à peine trois mètres. Ce sont des cafés. En une centaine de pas, on passe du modernisme le plus agressif à l’époque Meiji !
Un restaurant curieux. Les clients sont assis autour d’un bar ovale de grande dimension. Les cuisiniers sont à l’intérieur et ne chôment pas. Devant les consommateurs sont superposés deux tapis roulants. Sur le tapis inférieur tournent des assiettes garnies et on saisit au vol celle qu’on choisit. Par le tapis supérieur arrivent les boissons. La note est calculée en comptant les assiettes et les bouteilles vides. Ce n’est évidemment pas là qu’on déguste de la grande cuisine.
Dernier jour à Tokyo. L’immensité de cette ville. Partis en train d’une gare centrale pour se rendre à l’aéroport, ce n’est qu’après une heure de trajet que nous avons vu apparaître la campagne.
J’ai aimé le Japon et ses habitants. Aimé ce que j’ai vu dans les temples, les musées, les hôtels, les restaurants, dans la rue… Aimé ce que j’ai vu de l’art zen. Bien évidemment, la vision que j’emporte de ce pays est superficielle, mais en trois semaines, je ne pouvais espérer mieux.
Merci à vous Rieko, Nadine et Thierry de nous avoir préparé ce séjour et d’avoir fait en sorte qu’il soit une réussite.
26 décembre
Nous restons quelques jours à Paris chez notre chère Sylva. Aucune envie de sortir. Je veux laisser se décanter ce qui subsiste en moi de ce voyage au Japon. Il y a quelques années, je me suis beaucoup intéressé au bouddhisme et au zen, et je suppose que ce que j’ai retiré de ces lectures et de ces méditations m’a permis d’apprécier ce que j’ai vu dans ce pays. La beauté dépouillée des objets. Du hall d’un hôtel. D’une porte coulissante dans un restaurant. D’un kimono. De cette poterie dont l’imperfection recherchée m’a donné un surcroît de plaisir (« quel que soit l’objet, sa perfection est un défaut »). La beauté des paysages aux abords des temples. La beauté des jardins secs. La beauté – je ne peux employer un autre mot – des rochers, au Ryôan-ji, qui rompent l’uniformité de l’étendue blanche… Et bien que je n’aie pas été à même de percevoir la qualité des peintures et des calligraphies que j’ai pu voir, les heures que j’ai passées dans les musées m’ont comblé. En Chine et au Japon, pendant de nombreux siècles, peut-être dès le début de notre ère, peindre et calligraphier, c’était vivre une aventure spirituelle. Tous ces peintres et calligraphes qui étaient aussi de fins lettrés, nous en ont laissé de nombreux témoignages. Le plus connu chez nous est celui de Shitao : Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère. Un traité inépuisable (remarquablement traduit et annoté par Pierre Ryckmans qui est aussi Simon Leys). Je sens que je vais continuer de dialoguer avec ces peintres chinois et japonais pour qui la peinture était le moyen de conquérir la sagesse.