Frédéric Duhart

UNE CERTAINE IMAGE DE LA FRANCE : CUISINE ET GASTRONOMIE FRANÇAISES DANS EL PRACTICÓN ET LE DICCIONARIO GENERAL DE COCINA D’ANGEL MURO

L’influence des discours gastronomique et culinaire français est nettement perceptible au-delà des Pyrénées bien avant que le Diccionario general de cocina (1892) et El practicón (1894) d’Angel Muro ne paraissent. Nous rappellerons ainsi l’adaptation pour un public local de manuels culinaires français, la traduction de la Physiologie du goût publiée à Madrid en 1869 ou la référence appuyée faite à Brillat-Savarin par différents auteurs espagnols à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.

Si nous avons choisi de concentrer ici nos observations sur l’œuvre d’Angel Muro, c’est tout autant en raison de l’originalité de sa trépidante vie, qui influe beaucoup sur sa représentation de la cuisine et de la gastronomie françaises, que de l’importante diffusion de cette représentation grâce à ses succès éditoriaux. En effet, avec trente-quatre éditions entre 1894 et 1928, El practicón est le livre de cuisine le plus édité et le plus vendu en Espagne jusqu’à cette date. Composé de deux gros volumes, le Diccionario general de cocina n’est pas réédité après 1892, sinon sous la forme d’un fac-similé en 1996 ; cependant, le propos contenu dans ses pages connaît, dès la fin du XIXe siècle, une diffusion qui dépasse largement le cercle étroit des acheteurs du dictionnaire, car il présente de grandes similitudes avec celui des Conferencias culinarias, une série d’ouvrages à prix raisonnable publiée entre 1890 et 1895. En outre, certains acquéreurs du Diccionario general de cocina sont des auteurs d’ouvrages culinaires qui ne manquent pas de s’en inspirer et de rendre ainsi une partie de son contenu accessible à un lectorat élargi, à l’instar de Vicenta Torres quand elle fait paraître en 1896, au Mexique, le Manual de cocina michoacana.

Le parcours biographique d’Angel Muro joue un rôle déterminant dans la composition de la représentation culinaire et gastronomique de la France, qu’il pose sur le papier au cours des sept dernières années de son existence. Né à Madrid en 1839, Angel Muro passe une grande partie de sa vie hors d’Espagne, d’abord en Belgique où il fait ses études d’ingénieur puis en France. Employé à diverses fonctions par une compagnie ferroviaire dans le Midi durant trois ans, Angel Muro habite ensuite à Paris pendant vingt-et-un ans, au cours desquels il collabore notamment au journal Le Voltaire, fait office de correspondant pour diverses publications espagnoles et continue de voyager en Europe. Certains de ses séjours le ramènent d’ailleurs vers sa terre natale, qui redevient son lieu de résidence habituel à partir des années 1870, à la faveur de postes administratifs successifs. Angel Muro qui demeure, parallèlement aux différentes fonctions qu’il occupe, un homme de plume, se lance véritablement dans l’écriture culinaire et gastronomique vers 1890 pour s’y consacrer jusqu’à sa mort, survenue en 1897 dans la localité galicienne de Bouzas.

L’œuvre gourmande d’Angel Muro est donc celle d’un homme qui a beaucoup voyagé et qui a été durablement immergé dans un bain culturel français. Aussi, l’image de la France gastronomique et culinaire qu’il propose et qu’il célèbre parfois est-elle particulièrement détaillée. Néanmoins, El practicón et le Diccionario general de cocina ne sont pas les « œuvres françaises » que certains ont voulu voir : même fortement inspiré par des idées venues de l’autre côté des Pyrénées, Angel Muro, fidèle partisan d’Antonio Cánovas del Castillo, n’oublie pas qu’il est espagnol. L’image alimentaire de la France qu’il propose naît donc d’une rencontre avec un Autre, en d’autres termes, dans le cadre d’un processus identitaire.

Avant d’aborder les représentations gastronomiques et culinaires de la France qu’Angel Muro propose à ses lecteurs, nous nous arrêterons un moment sur la bibliothèque imaginaire dont sa plume trace les contours au gré des références avec lesquelles El practicón et le Diccionario general de cocina sont truffés. Au-delà des influences dont elles témoignent, ces dernières nous sont précieuses car elles sont autant de pièces d’une « culture lettrée » de la table française que les ouvrages transmettent et diffusent dans le même temps que le bon goût alimentaire ou le savoir culinaire.

I. Les références d’un amateur très éclairé

Au cours de son long séjour en France, Angel Muro a acquis une expérience certaine de la culture alimentaire française, que ses voyages en train et ses affectations successives lui ont permis d’ailleurs de découvrir dans ses nuances régionales et locales. Néanmoins, s’il exploite ses souvenirs lorsqu’il évoque la France dans son œuvre culinaire et gastronomique – voici comment débute sa recette des tripes à la mode de Caen :

Si ma mémoire ne m’est pas infidèle, je crois que chez Margnerie, au rez-de-chaussée du théâtre du Gymnase, il y a des tripes le lundi ; en l’aristocratique cabaret de Maire, boulevard Sébastopol, les mercredis et les vendredis à la somptueuse auberge de Hill’s, boulevard des Capucines. –,

l’auteur du Practicón s’appuie également sur une vaste culture livresque en français, dont le Diccionario general de cocina donne une idée de l’ampleur par les notices consacrées au fil de ses pages à près de cent quarante ouvrages et à quelques périodiques spécialisés.

Plus de 85% de ceux-ci sont des manuels et des traités publiés au XIXe siècle, les autres sont pour l’essentiel de grands textes des siècles précédents comme l’Abrégé des traitez du caffé, du thé et du chocolat ou le Cuisinier françois de La Varenne. Angel Muro prend en général le parti de ne faire apparaître les titres que sous la forme d’une traduction espagnole, en précisant que les ouvrages sont rédigés en français. Il ne les cite pas pour exposer son érudition, mais bien parce qu’il considère qu’ils forment une des composantes de la culture alimentaire, au même titre que les produits ou les recettes, et que comme ces derniers doivent être goûtés par les amateurs de bonne chère, ces livres doivent être connus et si possible lus. D’où les détails pratiques qu’il donne dans certaines notices, tels les prix des deux versions du Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas, ou cette note à la teneur fort précieuse pour les gastronomes espagnols :

Tous les livres étrangers que je viens de citer et ceux que je citerai, quand ils sont édités par des maisons étrangères, peuvent être commandés et obtenus à Madrid à la librairie de Fernando Fe.

Au travers des ouvrages qu’il mentionne, Angel Muro donne une image complexe, sinon complète, de la culture alimentaire française de son temps, en ne se limitant pas à la cuisine et à la gastronomie. Il évoque et utilise en effet des journaux commerciaux (Les halles) ou des traités portant sur la science et la technique des aliments (L’art de faire du vin de Chaptal, La chimie de la cuisine, le Mens sana in Corpore Sano publié en 1876). Ces différents savoirs sont étroitement imbriqués aux connaissances portant sur les plaisirs de la table dans la représentation du manger à la française qui est sienne : après avoir dépeint les différentes possibilités de restauration que la capitale peut offrir à un touriste espagnol, « La vida gastronómica en París », un chapitre ajouté au texte initial du Practicón à partir de la cinquième édition (1894) s’achève sur un paragraphe nourri de la lecture du fascicule sur les falsifications alimentaires que Ch. Girard et A. Dupré viennent de publier dans la collection L’encyclopédie chimique. Ainsi, un tour gourmand de la capitale, entre crémeries et bouillons se trouve conjugué avec l’évocation d’une question économique et sanitaire de première importance.

Grand lecteur, Angel Muro rend hommage à certains auteurs qui, pour certains d’entre eux, exercent sur lui une influence lisible dans ses écrits. Il reconnaît le rôle tout particulier que Dumas a joué dans le développement de sa curiosité pour les choses de la chère –

Probablement, sûrement même, je dois à Alexandre Dumas la grande passion et le peu de connaissances que je possède sur Re coquinaria [...]. –

et ne tarit pas d’éloges sur l’auteur de Les trois mousquetaires, à qui les romans ont conféré « une célébrité universelle » et que son Dictionnaire de Cuisine « a fait immortel ». Angel Muro puise des éléments dans l’œuvre gastronomique de l’écrivain français, des formules culinaires, comme dans l’article consacré aux salades, des anecdotes ou des pièces d’érudition gourmande, à l’instar de celles qu’il recopie dans la notice « Foie gras ». Néanmoins et en dépit de tels emprunts, l’ouvrage espagnol ne présente au final qu’une parenté de genre avec le dictionnaire du Français.

La lecture de Brillat-Savarin influence aussi notablement le propos gourmand d’Angel Muro, qui reprend largement les écrits de celui-ci, aphorismes y compris, dans la définition de la gastronomie qu’il propose dans son dictionnaire. Des citations de la Physiologie du goût, « très notable œuvre française », émaillent El practicón et El Diccionario . Le chapitre du traité de cuisine consacré aux comportements de table s’ouvre par exemple sur un commentaire du fameux :

Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger.

Angel Muro, après avoir explicité la pensée de Brillat-Savarin, prend appui sur sa classification pour introduire la nécessité des bonnes manières de table, car il estime que la distinction par le bon goût ne doit pas se limiter au choix des aliments mais aussi à la façon de les manger. Quant au nom de Grimod de la Reynière, que l’auteur du Practicón présente comme

un crésus, en outre gentilhomme français, dont les passions, la fortune et les talents étaient pour la cuisine,

il apparaît de loin en loin sous la forme de rapides évocations de l’Almanach des gourmands ou du Manuel des amphitryons.

Parmi les cuisiniers, Angel Muro accorde une place toute particulière à Antonin Carême auquel il consacre une notice de plusieurs pages, qu’il conclut en remarquant que

Carême mérite bien l’espace que nous lui avons consacré dans ce dictionnaire de l’art qu’il a élevé.

Cependant, il se montre fort sensible à la cuisine de son propre temps, en particulier à celle que propose Jules Gouffé dans son Livre de cuisine (1867) qu’il juge « magnifique et surprenant ». Angel Muro emprunte en effet des recettes au chef du Jockey Club, à l’instar du Conejo salteado, según Gouffé [Lapin sauté] qu’il expose entre guillemets ou des Buñuelos de viento [Beignets soufflés] qu’il donne en précisant qu’il l’a traduite « au pied de la lettre ». Même lorsqu’il se livre à une aussi fidèle transcription, l’ingénieur espagnol garde sa personnalité et son style. En effet, s’il respecte scrupuleusement la formule donnée par le grand cuisinier français pour réaliser lesdits beignets, il ne peut s’empêcher d’intervenir par une note inspirée par ses connaissances scientifiques et ajoute ainsi au

Augmenter la chaleur de la friture en poussant la poêle par degrés jusqu’à ce qu’elle se trouve en plein feu

proféré par le maître :

Ceci est une suprême idiotie ; il n’est pas nécessaire de connaître la physique pour le comprendre. Un peu de sens commun suffit.

S’il respecte Gouffé, il n’est nullement un plagiaire laborieux de cet artiste, un de ces nombreux « Gouffetillos españoles » qu’il dénonce lorsqu’il présente l’Epigrama d’a gneau dans El Practicón.

Grand amateur de cuisine bourgeoise, Angel Muro fait plusieurs fois mentions d’un manuel anonyme, L’art d’accommoder les restes, « un joyau [qui] jouit d’une réputation méritée ». Il en possède un exemplaire de la première édition (1866) et avoue avoir renoncé à en traduire des recettes pour compléter les formules qu’il donne dans la partie de son traité consacré à cette cuisine éminemment bourgeoise, afin de s’éviter un travail de traduction qu’il jugeait inutile car les lecteurs intéressés par celles-ci n’ont qu’à se procurer l’original français, chez Achille Faure au vingt-trois de la rue du faubourg Saint-Martin. Pour Angel Muro, les livres constituent décidément un élément incontournable de la culture alimentaire française, que l’amateur ne peut vraiment découvrir qu’en les lisant par lui-même.

II. La France gourmande d’Angel Muro

Dans El practicón et le Diccionario general de cocina, Angel Muro propose une image alimentaire de la France assez complète, puisqu’elle se fonde autant sur la description de pratiques quotidiennes que sur la présentation des joyaux gourmands de ce pays dans lequel il a vécu plus de vingt ans. Souvent, l’évocation des mœurs et des produits français donne lieu à des comparaisons avec leurs pendants espagnols, envers lesquels Angel Muro ne développe aucun a priori négatif. Au cours de ces comparaisons, il fait parfois intervenir la variable régionale. Lorsqu’il note que la daurade, très fortement consommée en Espagne, n’est guère appréciée des Français en général, il ne manque pas de souligner l’exception bordelaise, car le Port de la Lune est une ville « où on use et abuse de ce poisson ». Dans son évocation de la préparation de la soupe aux choux, il établit un parallèle entre les manières de faire normandes ou bretonnes et celles en usage en Galice et dans les Asturies.

La description du quotidien alimentaire des Français prend la forme de recettes apprises en vivant parmi eux, à l’instar de celle du Café al estilo casero de París, de l’évocation d’usages (le persil offert par les marchandes à ceux qui leur achètent des salades, le gras-double vendu dans la rue) ou de lieux, tels que les boucheries chevalines, observés dans la capitale. Angel Muro y ajoute quelques bonnes adresses, comme celle de la maison Potel et Chabot, où il est possible de trouver, entre autres choses, les meilleures tortues de Paris. En outre, l’auteur de El Practicón consacre de longs développements à des plats classiques de la cuisine de ménage, à l’instar du pot-au-feu, envers lequel il se montre beaucoup moins sévère que Brillat-Savarin en notant que celui que l’auteur de la Physiologie du goût dénigre dans un passage fameux de cet ouvrage « ne serait pas un bon pot-au-feu » et qu’en France il s’en fait d’aussi bons que les succulents pucheros espagnols.

L’image alimentaire de la France au XIXe siècle, ce sont aussi des produits internationalement reconnus. Angel Muro n’oublie pas de les célébrer. Lorsqu’il accorde une supériorité incontestable aux poulardes de la Flèche et du Mans ou à la truffe du Périgord, il s’inscrit parfaitement dans la lignée du discours gastronomique français le plus classique. Mais, dans le cas d’autres spécialités, Angel Muro parvient à conjuguer le classicisme du goût et la réévaluation des produits de la terre espagnole, par exemple pour le jambon :

Les jambons de Westphalie, ceux de Bayonne et de Mayence sont sans doute ceux qui jouissent de la plus grande renommée de par le monde, sans qu’ils soient pour cela meilleurs que les nôtres : celui du très élevé Trevelez (Grenade) ; ceux de Cáceres et Montánchez ; ceux de la race espagnole appelée cerdos jaros de Galicia (Caldas) ; ceux des Asturies (Cangas de Tineo) et d’autres provinces, qui sont aussi aujourd’hui universellement loués [...].

ou les asperges :

[...] il y [en] a en terre de Navarre, du côté de Tudela et Cascante, qui sont supérieures aux excellentes et universellement renommées dans la cuisine universelle, de la plaine de Gennevilliers, aux portes de Paris.

Pour l’huile d’olive en revanche, Angel Muro n’accorde aucune préséance aux productions ibériques et ne classe les premières d’entre elles qu’après des huiles italiennes ou françaises, ainsi celle d’Aix, Marseille, Grasse ou Nice. Il consacre également de larges notices à certains grands fromages français, tels le mont-d’or, le brie, le saint-marcellin et bien sûr le roquefort sur lequel il s’attarde sur plusieurs pages, après avoir souligné une particularité alphabétique qui lui permet d’établir un lien entre celui-ci, « le meilleur fromage français », et son pendant espagnol, le roncal. Du fait de sa connaissance de la France, l’auteur du Diccionario general de cocina peut y évoquer d’autres fromages, à l’instar du Dampinard, un chèvre fabriqué dans l’Aisne, et des vins qui ne sont pas parmi les plus prestigieux, comme le champagne Richebourg, vin qui a « peu de succès et qui se fabrique et se vend en France à un prix relativement bas ». La carte gastronomique de la France que dessine la plume de Muro apparaît ainsi bien garnie, le beaucoup moins bon y trouvant place au côté du meilleur.

L’art culinaire français est à l’honneur dans El practicón et les recettes empruntées aux écrivains gastronomes ou à Jules Gouffé n’y sont pas ses seuls représentants. En effet, Angel Muro leur adjoint quelques recettes de restaurant, à l’instar de celle des œufs à la Saint Roch qui porte le nom d’un établissement fameux de l’avenue de l’Opéra, et il faut aussi prendre en compte les conséquences de l’ancienneté du prestige et de la diffusion du discours culinaire français : les Manos de cerdo a la Santa-Menehould [Pieds de porc à la Sainte-Menehould ] sont bien une recette d’origine française mais elle a déjà largement fait le tour d’Europe au moment où Angel Muro se lance dans l’écriture gastronomique. En outre, El practicón contient quelques recettes issues de cuisines provinciales, comme le Bacalao a la provenzal (Brandade) ou les Setas (cèpes) a la bordelesa. Ces recettes régionales donnent des touches originales à l’image culinaire française rendue par cet ouvrage, même si elles connaissaient déjà un certain succès à Paris quand Angel Muro y résidait et qu’elles étaient alors déjà engagées dans des processus d’intégration au répertoire culinaire national.

Au-delà des recettes, la culture culinaire française est un vocabulaire, une façon de dire l’aliment et ses transformations. Angel Muro, s’il maîtrise parfaitement le français, est aussi un Espagnol viscéralement attaché à la pureté de sa langue maternelle, comme le montrent ses recours nombreux au Diccionario de la Lengua. Aussi se trouve-t-il dans une situation délicate, en étant engagé dans un exercice de transmission de savoirs qui prend parfois la forme d’une invasion linguistique. Pour nommer la masse sombre formée par les œufs d’esturgeon, il se montre intransigeant

Tout le monde dit caviar, ce qui est son nom français, mais il faut dire cabial pour parler en castillan.

En revanche, il se montre plus tolérant dans le cas de termes techniques, notamment de certaines découpes bouchères

Escalopes n’est pas un terme castillan, mais c’est comme s’il l’était.

Tournedos : c’est également un mot français [...] qui a obtenu sa naturalisation dans notre cuisine.

ou de certaines recettes :

Le mot civet ne possède pas de traduction, et n’en a pas besoin, parce que personne ignore le nom de ce plat français, propre et exclusif au lièvre, qui s’est imposé dans toutes les cuisines, et qu’il n’y a qu’à formuler selon une des meilleures recettes françaises, qui est sans aucun doute celle de Carême.

Certaines appellations françaises de recettes provoquent chez Angel Muro des sursauts d’orgueil national, qui montrent bien qu’il n’est en rien un cuisinier afrancesado. La sauce à la Soubise, qu’il nomme pour sa part Salsa de cebollas, le rend particulièrement virulent :

Cette sauce est plus espagnole que le puchero aux pois chiches ; mais les Français, qui sont fort enclins à s’approprier l’étranger, à le déguiser ou à changer son nom, appellent la sauce à l’oignon à la Soubise [...]

El practicón et le Diccionario general de cocina transmettent à leurs lecteurs une certaine image alimentaire de la France. Celle d’un pays aux ressources gastronomiques nombreuses et où la cuisine est non seulement un art, mais aussi une matière à penser. Des noms reviennent assez souvent pour marquer les esprits, comme ceux de Brillat-Savarin, de Dumas et de Gouffé. Cette représentation de la France gourmande doit beaucoup à la personnalité d’Angel Muro, à sa parfaite maîtrise du français, à son long séjour de l’autre côté des Pyrénées, mais aussi à son goût pour les livres et à sa curiosité d’homme de lettres mâtiné de technicien.

Elle est d’autant plus intéressante, qu’elle n’a pas été produite par un afrancesado extrémiste mais par un individu fortement attaché à sa culture initiale : elle n’est pas l’œuvre d’un renégat mais celle d’un gastronome espagnol envoûté, séduit et finalement influencé par la complexité de la culture alimentaire française de son temps, parce qu’il ne la retrouve pas à regret dans celle de son propre pays. Angel Muro exprime clairement cette carence dans l’introduction de El practicón :

Notre Espagne chérie, avec ses multiples terroirs et climats qui rendent son territoire fertile jusqu’à l’excès, est le pays qui réunit les plus grands atouts pour que ses habitants aient le meilleur des régimes alimentaires. Si l’Espagne n’a pas la gloire d’imposer sa cuisine à toutes les autres nations comme la France y parvient, elle le doit à sa sobriété, qui ne suggère pas à ses penseurs une autre idée que celle de manger pour vivre et non vivre pour manger.

Angel Muro se délecte apparemment de la culture alimentaire française lettrée, où la rigueur du chimiste et la flamboyance du romancier cohabitent sans trop de peine.

Ainsi l’image alimentaire véhiculée par les deux ouvrages d’Angel Muro, est-elle, en quelque sorte l’empreinte profonde qu’un modèle gastronomique dominant a laissée dans l’esprit de leur auteur. Mais cela n’en a pas fait un gourmand amnésique : Angel Muro n’a guère oublié l’Espagne. Nous avons vu comment il parvenait à maintenir la célébration culinaire de ce pays en marge de son évocation de la France, mais il y aurait aussi à prendre en compte les éléments d’une culture alimentaire proprement espagnole qu’il eût été hors de propos d’aborder en ces pages. Un parcours dans l’œuvre touffue d’Angel Muro s’achève ici, mais déjà les noms de Montiño et d’Altimiras, l’évocation des piments de Calahorra et de Lodosa ou les vers d’une ode au pois chiche nous invitent à y replonger.