Les séries télévisées britanniques des années 1960 offrent un point de vue sur la cuisine française. Cela n’a rien de très surprenant car les séries de cette époque dans les pays anglo-saxons appartiennent particulièrement au genre de l’espionnage et de l’aventure ; deux genres où les nations se rencontrent, se confrontent souvent et s’affrontent quelquefois. Les voyages des aventuriers et les missions des agents secrets les conduisent fréquemment sur le territoire français ou à rencontrer des Français.
Bien entendu la gastronomie est rarement le premier motif qui les conduit en France, même si, par exemple, dans l’épisode « Un souvenir de famille » de la série Le Saint, le héros Simon Templar, accueilli à l’aéroport de Paris par la police, assure à l’inspecteur qu’il est « venu seulement à Paris pour manger, boire... ». Le spectateur est témoin de la véracité de ses propos mais l’intrigue qui constitue l’attrait principal pour le public, a tôt fait d’entrer dans la vie du héros reléguant le séjour gastronomique du Saint au second plan.
Les séries télévisées ne sont pas des sources gastronomiques de première main. Peu souvent tournées en extérieurs à cette époque, mais dans les studios d’Elstree, elles utilisent la cuisine comme un moyen facile et économique de planter le décor à l’aide de quelques mots de références nationales connues mondialement : paella en Espagne, spaghettis en Italie ou araki au Liban. Ce serait pourtant sous-estimer le genre télévisuel que de ne considérer la gastronomie présente que comme un simple décor, un élément de second voire de troisième plan. Les séries télévisées britanniques d’aventure et d’espionnage sont en effet d’excellentes sources pour connaître le point de vue britannique sur les autres nations. Et le fait que le sujet gastronomique ne soit presque jamais au cœur de l’intrigue plaide en faveur de l’attention qui doit y être portée, car ces séries s’inscrivent dans un contexte international bien connu, celui de la guerre froide, du « péril rouge », mais aussi de la décolonisation et de la construction européenne. L’affrontement direct n’est pas privilégié, les alliances sont recherchées. Quand la diplomatie est de mise, même si elle est armée, il est difficile aux nations de livrer totalement le fond de leurs pensées ; en tout cas sur l’essentiel. En revanche, sur les sujets secondaires qui ne risquent pas de créer d’incident diplomatique, le point de vue national peut s’exprimer plus librement. Le fait donc que la gastronomie soit considérée comme un sujet secondaire dans les séries télévisées assure la sincérité du point de vue national qui est exprimé.
Neuf séries ont été visionnées pour un total de quatre cent quatre-vingt-quatre épisodes sur une période se déroulant entre 1960 et 1972, soit par ordre de production et de diffusion : Destination danger, Chapeau melon et bottes de cuir, Le Saint, L’homme à la valise, Les champions, Le prisonnier, Département S, Jason King et Amicalement vôtre. Toutes ces séries ont été produites par deux maisons de production : Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers) par ABC, toutes les autres par ITC. C’est la production, l’équipe technique qui donne le point de vue britannique davantage que les acteurs et les personnages qui ne sont pas tous natifs de Grande-Bretagne. Richard Bradford qui incarne Mc Gill dans « L’homme à la valise », Stuart Damon qui incarne Craig Stirling dans Les champions et Tony Curtis qui incarne Danny Wilde dans Amicalement vôtre, sont des acteurs américains interprétant des personnages américains. Alexandra Bastedo qui incarne Sharon MacReady dans Les Champions est une actrice type du caractère « mitteleuropéen » que les producteurs voulaient donner au personnage. Son passeport est anglo-canadien, mais son père de nationalité canadien, était d’origine espagnole et hollandaise. Quant à sa mère italienne, elle était de souche mi-française, mi-allemande et avait été élevée en Tchécoslovaquie.
Le choix de héros autres que britanniques et avant tout américains était commandité par un intérêt économique strictement détaché de l’artistique. En 1945 La Grande-Bretagne avait fait le choix d’orienter sa production audiovisuelle avant tout sur la télévision et elle visait bien entendu l’énorme marché américain. Ainsi John Drake, le héros de Destination danger, est-il américain lors de la première saison de cette série en 1960, alors que son interprète Patrick MacGoohan est bien britannique. Face à l’insuccès rencontré aux États-Unis mais au triomphe « at home », John Drake deviendra un agent britannique à partir de la seconde saison de la série en 1964.
Pour autant l’origine des héros dans les séries britanniques ne change pas le point de vue à l’égard de la gastronomie française mais différencie les compétences gastronomiques. Dans Amicalement vôtre, les deux héros Danny Wilde et Brett Sinclair apprécient le champagne mais seul l’Anglais Brett Sinclair connaît les grandes années pour les vins ; les quatre agents du Département S d’Interpol apprécient le champagne mais seul l’écrivain britannique Jason King et l’Africain Curtis Seretsee connaissent les bons millésimes. De même, les trois Champions apprécient le champagne mais seuls l’Anglais Richard Barrett et la « mittleeuropéenne » Sharon MacReady connaissent les grands crus, savent associer les vins aux plats et reconnaître un millésime. Craig Stirling l’Américain ne le sait pas. McGill, quand il est à Paris, sait apprécier le bouquet d’un vin mais il est ignorant en matière de cépages, de crus et de millésimes. John Drake, quand il est américain, ne montre pas de compétence gastronomique particulière, alors que, quand il devient anglais, il connaît les plats de saison et sait associer les vins aux plats. Le Britannique Simon Templar est aussi compétent en vin. Mais celui qui les surpasse tous c’est l’agent du contre-espionnage anglais John Steed, qui connaît tous les vins et est capable de reconnaître un millésime du XIXe siècle. Sa seconde partenaire, Cathy Gale, est capable aussi de deviner l’identité d’un vin.
Seuls les personnages britanniques ou européens s’expriment sur les plats français. Sont cités comme tels la sole normande, le bœuf bourguignon et la bouillabaisse. Le foie gras figure aussi mais on ne dit jamais qu’il est des Landes ou d’Alsace. Sa présence n’est pas toujours facilement identifiable. Suggéré dans « L’oiseau qui en savait trop » (Chapeau melon...), lorsque John Steed sort une boîte de pâté avec une bouteille de champagne, on peut l’identifier sous le terme de pâté dans les séries « Le Saint » et « Jason King ». Dans « Qui est le traître », Simon Templar va chercher du « pâté et du caviar » dans un magasin d’alimentation à Nice et dans « Toki », Jason King à Paris verse du champagne à la jeune femme nommée Toki en lui demandant si le nouveau « pâté » qu’il a découvert est à son goût. On peut penser qu’il s’agit de foie gras, car il arrive que soit précisée la composition des autres pâtés. Ainsi dans « Pandora » (Chapeau melon...), John Steed reçoit-il un pâté de faisan. Le foie gras se devine aussi par son contexte : il est généralement associé à d’autres mets luxueux. Dans « Les espions font le service » (Chapeau melon...) et dans « Produits de beauté » (Le Saint), il est ainsi explicitement cité et associé à des mets luxueux mais surtout à des plats et des mets internationaux : caviar et champagne dans le premier épisode cité, caviar, vichyssoise, pâté de foie gras, petit faisan avec des truffes et de champagne dans le second.
Il n’est pas nécessaire de rappeler le caractère non français du caviar – encore qu’on puisse bien entendu l’intégrer dans la haute cuisine internationale « traditionnelle » –, mais le faisan est un mets que l’on retrouve majoritairement dans les cuisines britanniques dans ce corpus avec cinq mentions. On en trouve une mention en Espagne et une en Grèce avec du gibier importé d’Afrique du Sud. En ce sens on peut dire qu’il n’existe pas de repas purement français dans les séries britanniques. Il y a des plats typiquement français mais qui s’ajoutent à d’autres plats typiques pour former ce qu’on pourrait appeler une cuisine internationale. Ainsi dans l’épisode « Mission à Genève », John Drake et Lesley préparent-ils un dîner avec un gaspacho et un chateaubriand à la béarnaise. Dans « Le vengeur volant », Steed et Mme Peel finissent l’épisode par un dîner d’huîtres de Marennes, de tortue claire au Xérès de saumon d’Écosse au beurre blanc et de suprême de volaille aux truffes.
Et quand l’origine des plats n’est pas clairement nommée, on constate que les menus français correspondent à un régime alimentaire plutôt britannique dans lequel les œufs et le poisson sont très présents. Dans deux épisodes du Saint, « Les perles de Madame Chen » et « Les faux monnayeurs » qui se déroulent à Paris, Simon Templar vient goûter les plats d’une Française typique, et dans les deux cas c’est une omelette qui est exécutée. Dans « Les fleurs du mal », épisode de Département S, Jason King raconte qu’il s’est fait servir à Paris une truite au bleu et une quiche lorraine. Lui qui, dans un prestigieux restaurant à côté de Londres, commande également de la truite, fumée alors, suivie de saumon dans l’épisode « Le squelette de Byrom Blain ».
Le steak y est aussi représenté, même s’il prend la forme d’un chateaubriand dans « Mission à Genève » et dans « Two’s a crowd » (Chapeau melon...) ; le steak revient plus de quatre fois dans cette série qui a pour particularité de se dérouler pratiquement toujours en Grande-Bretagne.
Le seul repas apparemment assimilable à un repas purement français se situe dans Les champions, une série qui se veut cosmopolite. Les héros veulent faire un repas à La Coupole composé d’huîtres, de canard sauvage ou de coq au vin. Le canard dans les séries britanniques, on le retrouve aussi bien dans les cuisines anglaise, chinoise ou française. Reste le coq au vin, évidemment que l’on retrouve uniquement en France dans cet épisode, « Le poison », et dans « Les perles de Madame Chen » (Le Saint) où Simon Templar lui-même réalise le coq au vin. Bien sûr il s’agit d’une plaisanterie.
On trouve quelques produits identifiés comme français. Ainsi John Steed mange-t-il du pain dans un des rares épisodes de Chapeau melon... se déroulant en France : « Propellant 23 ». John Drake précise également qu’il « adore l’ail » lors du dîner de « Mission à Genève ». Mais généralement les produits typiquement français sont consommés par des Français, les Britanniques n’y goûtant guère. Ainsi dans « La mandragore » (Chapeau melon...), John Steed devine la nationalité française d’une jeune femme parce qu’elle mange son sandwich avec de la moutarde. Lui-même considère la moutarde avec distance. Dans l’épisode « Lobster quadrille » il dit que la moutarde détruit le goût du mouton. Dans Destination danger ce sont les fameuses cuisses de grenouilles qui sont évoquées. L’épisode « Suivez la femme » se déroule à Athènes et le personnage de Paula répugne à manger de la pieuvre :
lui répond John Drake. Cependant c’est ce dernier, dans « Survivre » qui répugne à manger des grenouilles. Il assure que dans la région où il se trouve, une île du Pacifique, les grenouilles ne sont pas comestibles. Quant à Danny Wilde, dans « Un drôle d’oiseau », il trouve que le camembert sent fort. Dans l’ensemble cette répugnance envers les produits français est peu fréquente, mais c’est aussi parce les plats français se fondent bien souvent dans une cuisine internationale au goût anglais.
On ne peut donc pas dire que les Anglo-Saxons apprécient une cuisine typiquement française, sauf à se référer à l’observation de Brillat-Savarin dans la Physiologie du goût quand il parle des troupes étrangères présentes en France en 1815 :
Un repas tel qu’on peut l’avoir à Paris est un tout cosmopolite où chaque partie du monde comparaît par ses productions.
En conséquence l’influence de la cuisine française sur les Britanniques se mesure à l’agrégation qu’ils en font dans leurs repas. Les crus sont parmi les produits gastronomiques qui correspondent le mieux à leur culture d’importation.
Il ne s’agit pas de parler ici de vin, mais bien de crus. On voit fréquemment des personnages consommer du vin dans les séries télévisées britanniques, que ce soit en Italie, en Grèce, en Espagne, en Suisse ou en Amérique du Sud, mais rares sont les crus cités, autre que les crus français et surtout hors de leur territoire national. On trouve la mention d’un Chianti à Londres dans Le Saint et d’un Montecani dans Chapeau melon... On trouve deux mentions de crus allemands : un Johannisberg dans Chapeau melon... et un Maring dans Département S ; trois Porto consommés à Londres, deux dans Chapeau melon... et un dans Amicalement vôtre ; trois vins d’Espagne, deux Xérès dans Chapeau melon... et un vin de San Lucas de Barameda, qui sert plutôt d’apéritif, dans Amicalement vôtre. Référence est faite à un vin de Samos à Beyrouth dans Destination danger, à un tokay à Londres dans Chapeau melon... et à un vin de Boston proposé en Amérique du Sud – et ce n’est pas un hasard si on le trouve dans la première saison de Destination danger qui était spécialement destinée au public nord-américain. Passe aussi un vin chilien mais encore tout affilié de sa provenance française puisqu’il s’agit d’un riesling, et enfin un vin jamaïcain que John Steed, dans « Death dispatch », ne supporte pas car il lui fait l’effet d’un vinaigre.
Ces quatorze mentions internationales sont noyées par les quarante-six mentions de crus français, toutes séries confondues, hors territoire français : soit vingt-trois bordeaux, treize bourgognes, quatre vins de la Loire, trois d’Alsace, deux du Rhône et un du Jura. Le vin est consommé en Grande-Bretagne sauf pour deux épisodes, l’un en Espagne et l’autre en Suisse mais par des Anglais. Le Pouilly se détache avec quatre mentions, suivi par le Chambertin, le Laffite et le Montrachet avec trois mentions chacun. Les mentions de crus français interviennent principalement lors des trois premières saisons de Chapeau melon... et de la seconde saison de Destination danger. Toutes ces saisons correspondent à des moments où les producteurs de ces séries pensaient uniquement à une diffusion nationale télévisée. En effet en termes d’épisodes on trouve pour Destination danger zéro mention lors de la première saison, une lors de la seconde saison ainsi que lors de la troisième et zéro lors de la dernière saison. Quant à Chapeau melon..., exception faite de la première saison dont nous ne connaissons pour des raisons techniques que deux épisodes, les mentions sont au nombre de quatre pour la seconde saison, cinq pour la troisième saison, une seulement pour les quatrième et cinquième saisons et deux pour la sixième. Plusieurs crus peuvent être cités lors d’un même épisode. Et là encore le nombre de citations diminue sur les trois dernières saisons de Chapeau melon... : trois lors de la quatrième saison, deux lors de la cinquième et deux lors de la sixième saison. Il y en avait neuf lors de la seconde saison.
En effet, à partir de sa quatrième saison Chapeau melon... est produite et diffusée aux États-Unis et, lors des deux dernières saisons, elle est diffusée dans un nombre record de pays pour toute l’histoire des séries télévisées. De même Destination danger, qui s’était repliée sur le marché intérieur lors de sa seconde saison, connut du succès aux États-Unis avec cette même saison. Elle se réorienta donc à l’exportation pour ses deux dernières et courtes saisons. Les séries qui furent produites après 1965 étaient toutes orientées vers l’exportation. L’homme à la valise qui était destiné aux Américains ne contient aucune mention de cru, alors que Les champions et Département S produits successivement un et deux ans plus tard qui étaient destinés à l’Europe et aux États-Unis contiennent trois mentions chacune. Enfin dans Amicalement vôtre plus aucun cru n’est cité. Ce qui ne signifie pas que les vins français ont disparu mais des expressions plus générales remplacent les dénominations des crus. Entre 1965 et 1966 les termes de bourgogne et de bordeaux remplacent la dénomination des crus dans Chapeau melon... et dans L’homme à la valise. Ces deux termes s’ajoutant à ceux de vin ou de rouge. Après 1967 c’est le millésime qui remplace la dénomination, aussi bien dans Chapeau melon..., Les champions et Le prisonnier que dans Amicalement vôtre.
La disparition des crus classiques peut s’expliquer par un souci de parler un langage international compréhensible par les spectateurs du monde entier car elle se fait au profit du champagne. C’est la série Chapeau melon... qui est la plus révélatrice de cette évolution. Le champagne est présent sur une moyenne de six épisodes pendant les saisons deux, trois et quatre. À partir de la cinquième saison, qui montre justement au générique Mme Peel ouvrant la bouteille de John Steed à l’aide d’un revolver, le champagne est présent dans seize épisodes soit près de trois fois plus. Et lors de la dernière saison il est présent dans dix-huit épisodes.
Le champagne figure dans près de deux cents épisodes sur un total de quatre cent quatre-vingt-quatre, soit un petit peu moins de la moitié sur l’ensemble des séries. Sans surprise la proportion d’épisodes avec champagne croît après 1967 quelle que soit la série. D’une moyenne de six épisodes par saison le nombre passe à quinze après 1967. Il n’est donc pas surprenant que les génériques faisant apparaître le champagne interviennent après cette date, soit : Chapeau melon..., Jason King et Amicalement vôtre.
Dès le début des années 1960 l’aspect international du champagne est montré à travers des séries nomades comme Le Saint ou Destination danger dans lesquelles le champagne est consommé partout. Seul l’Extrême-Orient, peu représenté il est vrai dans ces épisodes, échappe au champagne. Cette grande diffusion pose la question de l’origine du champagne consommé. Si l’on peut être assuré de l’origine française du champagne lorsqu’il est consommé en France, soit trente épisodes, on peut aussi comptabiliser les épisodes où cette origine est suggérée hors de son territoire géographique. Ainsi dans l’épisode « Luella » du Saint, qui se déroule à Londres un ami de Simon Templar boit du champagne dans une boîte de nuit baptisée La Côte d’Azur. Dans la même série l’épisode « Une épouse modèle » se déroule à San Francisco. C’est la musique de cancan, ajoutée à la consommation de champagne lors d’un congrès qui en suggère l’origine française.
Les séries parient sur le millésime, la marque ou la cherté du produit importé pour signifier qu’il s’agit d’un champagne d’origine. Le millésime intervient trois fois, avec des années suffisamment anciennes pour rassurer sur l’ancienneté de la production. Les années 1926, 1927, 1947 et 1957 sont citées dans Chapeau melon... Dans la série Jason King d’autres millésimes sont cités mais ils ont moins de dix ans par rapport à la série, et quelquefois à peine un an : 1961, 1965, 1968. La marque intervient plus fréquemment avec neuf mentions, visibles. Si Danny Wilde et Brett Sinclair apparaissent fidèles au Cordon rouge de la maison Mumm et Jason King au Moët et Chan-don, le Veuve Clicquot est consommé dans Les Champions et dans Le Saint. L’homme à la valise consomme du Brecquet & C° tandis que Chapeau melon... multiplie les marques et parfois les plus curieuses : Cordon vert, Meudon, Rémy Martin et la marque H. Beam, plutôt productrice de whisky. La cherté du produit intervient quatre fois mais la qualité de la production suggère aussi l’origine champenoise. Dans « Je vous tuerai à midi », Tara King apporte à Steed le meilleur champagne, puisque les raisins ont été cueillis grain à grain.
Une cinquantaine d’épisodes garantissent l’origine française du champagne, soit 25 % des épisodes où il est consommé. Le doute est donc permis sur les trois quarts restants, d’autant qu’il est appuyé par les interrogations des personnages ou au contraire par leurs certitudes sur l’origine non champenoise du produit. Deux contrées sont particulièrement visées par la fausse dénomination : les pays du bloc soviétique et l’Espagne. Ainsi, dans « Two’s a crowd », John Steed a-t-il un doute sur la boisson qu’il boit à l’ambassade soviétique :
« D’après l’étiquette, c’est du champagne ».
Mais visiblement pas d’après ce qu’il boit. Dans « Deux sœurs », de Destination danger il est clairement dit que le champagne consommé à Slavosk vient de l’Est. Enfin, dans « L’héritage Ozerov », Brett Sinclair et Danny Wilde rencontrent la grande duchesse exilée de Russie qui leur sert un soi-disant champagne, qui n’est autre que de la limonade, car elle est ruinée. Elle conclut en disant :
« C’est surprenant comme les gens vous font crédit, même sur de simples imitations ».
Quant à l’Espagne, c’est Jason King qui la montre du doigt dans l’épisode « Le trésor de la Costa del Sol » (Département S). Il propose un verre à une jeune femme dans une bodega :
« Voudriez-vous prendre en ma compagnie une coupe de champagne espagnol sans âge ? »
Deux ans plus tard dans Amicalement vôtre un kidnappeur dans un hôtel espagnol, dans « L’enlèvement de Lisa Zorakin », commande du champagne en insistant pour que ce soit du vrai.
L’origine du champagne peut-être devinée par le spectateur dans un quart des cas, même s’il n’est jamais dit qu’elle est française. Comme sa diffusion est mondiale il est présenté comme une boisson usuelle à l’instar du whisky se définissant davantage par son utilisation que par sa nationalité. Son utilisation est moins quotidienne que le whisky même si, à la différence du vin, le champagne est aussi plutôt consommé hors des repas. Très présent dans les séries il est par excellence la boisson des soirées, des cérémonies, des relations d’affaires économiques et politiques, celle de la table des casinos. Le plus fréquemment il est consommé pour fêter une victoire, parfois celle des méchants mais beaucoup plus régulièrement celle la victoire des héros à la fin de l’épisode. Il couronne l’exploit physique, souvent sportif, notamment dans Le Saint. Le champagne intervient aussi dans les affaires de séduction, même si cette séduction n’est pas dénuée d’intérêt, puisque nous sommes dans le domaine du renseignement. La fréquence de la présence de champagne lors d’activités artistiques ou de la présence d’actrices souligne l’aspect séducteur. La séduction est de plus en plus présente au fil du temps : Sharon Macready, Jason King, Brett Sinclair et Danny Wilde ne la cachent guère. C’est un peu moins vrai avec les séries du début des années 1960 comme Destination danger ou Chapeau melon... où les relations oscillent entre la séduction, l’amitié et les relations d’affaires. Avec cinquante-neuf occurrences ce sont ces fêtes intimes seules ou à deux, sans qu’il s’y mêle de sexualité, qui sont les plus importantes. Certains héros prennent en effet un plaisir solitaire avec leur bouteille de champagne. Ce n’est pas le cas de tous, il s’agit de Simon Templar, de John Steed, d’Emma Peel, de Brett Sinclair, de Danny Wilde et surtout de Jason King qui, tous les matins où qu’il soit, prend du champagne avec des fraises pour son petit-déjeuner. Les scénaristes justifient d’ailleurs cette consommation en précisant que le romancier britannique Jason King a des origines françaises par sa mère !
Cependant la série Jason King ainsi que celle du Saint contredisent l’évolution parallèle de la présence des crus classiques et du champagne constatée à partir des autres séries. Jason King est en effet produite par les Britanniques pour les Britanniques. Le personnage du rôle-titre, apparu deux ans plus tôt dans Département S, avait connu un grand succès dans son pays d’origine tant et si bien que les producteurs décidèrent une série économique, filmée en vidéo et non sur film, pour le public britannique. Or nous avons remarqué que le nombre de crus classiques augmentait dès lors que la diffusion de la série se limitait au territoire national. Or, dans Jason King il y a moins de crus classiques que dans Département S. Dans Le Saint il n’y en a jamais ! Pourtant, cette série qui démarre en 1962, est celle où les épisodes se déroulant en France sont les plus nombreux. En échange la moyenne d’épisodes avec du champagne est dès le début beaucoup plus élevée que dans les autres séries, trois fois plus, et de façon constante jusqu’à sa fin en 1969.
Ce fait contredit l’idée que la progression de la présence de champagne dans les séries irait strictement de pair avec l’expansion économique des années soixante. Reste l’idée que l’élargissement du public national avec la grande diffusion de la télévision à partir du milieu des années 1960 et l’arrivée des séries américaines où l’action prime sur l’intrigue serait un vecteur de simplification culturelle, également au niveau gastronomique. Les scénaristes iraient donc au plus simple et pour donner une image gastronomique d’une scène ou d’un personnage, choisiraient directement le champagne. Que la part croissante de scènes d’action diminue la part statique, et en particulier celle où les personnages mangent est un fait. Mais ceci n’explique pas qu’après 1967 les personnages disent « pâté » plutôt que « foie gras ».
On peut donc avancer une autre explication identitaire à la contradiction apportée par Jason King et Le Saint, celle de la mainmise des Britanniques sur le patrimoine gastronomique français. Elle se traduirait par exemple dans Jason King par un refus de reconnaissance de paternité des crus classiques, puisque King vit en France. Tout comme seront occultés le foie gras et les crus.
Là ne serait pas le seul cas de détournement dans les séries. Ainsi dans l’épisode « Mort à la carte » (Chapeau melon...), trois cuisiniers et un chef officient pour un émir invité de la Grande-Bretagne : un Français, un Italien et un Anglais – qui est en fait John Steed. Le chef est Anglais aussi. Le cuisinier italien réalise les plats italiens à base de pâte mais les plats français sont réalisés par le cuisinier et le chef anglais. John Steed réalise le bœuf bourguignon et le faisan à la languedocienne alors que le chef réalise la sole normande et la bouillabaisse. Dans un autre épisode de la série, « Avec vue imprenable », John Steed s’approprie la gastronomie française : il se fait passer pour M. Gourmet, un célèbre critique gastronomique du Club des Épicuriens que tout le monde pensait être Français. Steed se définit comme « Français seulement pour le goût ». Il emploie pour l’occasion la langue de Molière et se prétend détenteur de la nouvelle recette de la bouillabaisse donnée par M. Fernand.
Il existe malgré tout des épisodes se déroulant en France dans lesquels les Français mettent en valeur leur patrimoine gastronomique. Le plus emblématique est probablement « A votre santé » (Destination danger) se déroulant en Bourgogne. Lamase, courtier en vin, y vante les crus (Chambolle-Musigny, Gevrey-Chambertin, Montrachet, Mâcon, Pommard, Nuits-Saint-Georges) à John Drake en rendant grâce au ciel chaque dimanche
« que les Anglais apprécient nos bourgognes presque autant que nous ».
Drake n’a guère le temps d’apprécier la cuisine française. Son premier vrai repas français il le commence en prison où il est placé arbitrairement pour meurtre, alors qu’à l’évidence le coupable court toujours. Le capitaine de gendarmerie qui prend soin du repas de son prisonnier n’était pas tombé sur une aussi bonne affaire criminelle depuis 1942, c’est-à-dire depuis Vichy. Le gendarme qui accompagne Drake dans sa cellule et qui débouche sa bouteille de vin lui explique en même temps que la guillotine est l’instrument le plus civilisé pour les exécutions. Drake n’aura que la solution de la fuite et trouvera refuge chez une enseignante qui lui fera une omelette. Il aura à peine le temps de la manger car cette enseignante se révélera être un agent des services spéciaux français bien décidée à faire appel à des parachutistes et leur gégène pour faire parler Drake. Le coupable se révélera être le courtier en vins, pas un Français mais... un Soviétique avec lequel les services français finiront par s’accorder !
Il s’agit d’une critique assez habituelle de la France vichyste comme de la républicaine, de son caractère sanguinaire et arbitraire dans ses pratiques de justice et dans sa politique à l’égard de ses anciennes colonies et de l’URSS. Mais cette critique intervient à chaque fois dans un contexte gastronomique. Tout l’aspect plaisant de la gastronomie est ainsi gommé, nié. Ce n’est pas le seul épisode de ce type. Dans « Propellant 23 », épisode de Chapeau melon... se déroulant en France, un boulanger gêne John Steed alors qu’il allait attraper un voleur de formule, et les gendarmes arrêtent le héros au lieu de courir après le vrai coupable. On retrouve le même schéma dans « L’homme à la valise » avec l’épisode Three blinks of the eyes. L’action se passe à Paris au Club de la guillotine où la spécialité est le tricolore, un cocktail bleu-blanc-rouge. Le spectacle offert est celui d’une exécution capitale pour laquelle les clients, vin rouge à la bouche, votent. McGill est lui vraiment arrêté et emprisonné pour le meurtre d’une entraîneuse alors que tout accable Bernard, le petit ami de celle-ci. Là encore le repas dans la prison est parasité par les explications d’un gendarme sur la manipulation de la guillotine. On trouve des épisodes similaires dans Le Saint avec des arrestations en pleine terrasse de café parisien dans l’épisode « Le chef-d’œuvre » ou bien le cabaret de la Bastille dans l’épisode « Voyage à Paris », dans lequel les serveuses portent des robes ensanglantées. Il apparaît donc du point de vue anglais que les Français ne méritent pas leur gastronomie. Les épisodes de ce type tendent malgré tout à disparaître après 1967.
Il est aussi des éléments gastronomiques Français reconnus internationalement et qui ne peuvent être retirés à la France aussi facilement que les plats et les vins, ce sont les lieux de restauration. Ils sont cités mais leur importance est relativisée. Ainsi en est-il de la mère Poulard au Mont Saint-Michel. Simon Templar a autrefois mangé sa célèbre omelette. Il y repense dans « Le terroriste prudent » alors qu’il en déguste une dans un célèbre restaurant new-yorkais, estimant qu’elle est aussi bonne. De même McGill, dans « Three blinks of the eyes », est-il allé à La Tour d’argent et au Moulin rouge. Il en revient déçu, estimant avoir connu des lieux aussi bons dans d’autres parties du monde. La relativisation des lieux s’effectue également en les citant sans les montrer. La Tour d’argent, Maxim’s et le Ritz sont nommés deux fois, le George V et La Coupole une fois – le Ritz et le George V ont bien sûr des résonances britanniques. Fauchon est bien montré une fois, sans être nommé, mais on ne sait finalement pas ce que Jason King y achète. En revanche, les séries nous font entrer et connaître les menus de restaurants d’autres nations. C’est la Grande-Bretagne qui est la plus présente avec quatre scènes de restaurant. Dans « The white dwarf » (Chapeau melon...), il est précisé que le restaurant n’est pas le Ritz mais bien quand même, alors que, dans « Le squelette de Byrom Blain » (Département S), il est précisé que l’établissement a une excellente réputation. Un dîner dans un restaurant chinois nous est détaillé dans « The golden fleece » (Chapeau melon...), un repas italien dans « La demoiselle en détresse » (Le Saint) ; enfin, des dîners dans des restaurants des Bahamas nous sont proposés dans « L’amnésique » (Département S).
Un repas dans un restaurant parisien nous est cependant montré, mais c’est un repas de plaisanterie. Cet épisode du Saint s’intitule « Les perles de Madame Chen » et Simon Templar y commande à la fin des huîtres pour avoir les perles. De la même manière, les noms de restaurants français sont parfois raillés. Le célèbre Coq d’or est situé à Cannes dans l’épisode La guerre des photos de la série « Destination danger ». Or, dans « L’étrange miroir » ce restaurant est situé à Paris. Le restaurant Le Coq d’or vient rejoindre le coq au vin comme spécialité culinaire typiquement française. Le restaurant Chanteclair dans l’épisode « Castle in the clouds » de L’homme à la valise en est un autre avatar.
À la moquerie succède la dépréciation. Dans « Un souvenir de famille » (Le Saint) une soirée chez Maxim’s nous est annoncée et en fait c’est un cabaret de Pigalle qui est montré. De même dans l’épisode « Sous la coupe de Claudia » de la série Jason King les personnages sont allés chez Maxim’s mais c’est leur passage au Lido qui nous est montré.
Dans Un souvenir de famille Simon Templar disait qu’il était venu à Paris seulement pour manger, boire mais aussi pour « vous voyez ce que je veux dire... », ajoute le personnage en regardant des filles. Sans doute Simon Templar illustre-t-il ici le mieux Brillat-Savarin expliquant comment en 1815 la France avait récupéré l’argent perdu après le traité de Vienne.