Je partis en courant, Pepe cramponné à mon col. La première chose que je vis en franchissant la clôture qui entourait la benne fut un homme avachi à plat ventre sur le sol.
Je laissai tomber mon sac à main et le sac d’Upala et je me mis à genoux pour retourner le corps. Je haletai lorsque j’aperçus le visage pâle de Jonathan. Je vérifiai rapidement pour trouver du sang et n’en découvris aucune trace. Je ne vis d’ailleurs aucune blessure.
Archie atterrit sur la benne.
— Est-il mort ?
— Pourquoi faut-il que tu sois si morbide ? demanda Pepe.
— C’est une question plutôt évidente à poser, répliqua Archie.
— Il respire, dis-je, soulagée.
Son pouls battait fort sous mes doigts, mais il ne paraissait pas bien du tout. Une peau cireuse, les yeux renfoncés, les joues creuses. Sa peau était froide et moite.
— Jonathan !
Je posai ma main sur sa poitrine et je lui donnai une petite secousse.
Après une longue seconde, ses yeux s’ouvrirent et il gémit.
— Darcy ? dit-il. Il cligna des yeux en me regardant, comme s’il essayait de se concentrer.
Je sortis mon téléphone cellulaire.
— J’appelle une ambulance. Ne bougez pas, d’accord ?
J’ignorais s’il avait une blessure à la tête que je ne pouvais voir et je ne voulais pas prendre de risques.
Complètement à l’encontre de ce que je lui avais dit, il s’assit et posa une main sur le téléphone.
— Non. Ça va.
Je remarquai que sa main tremblait légèrement.
— Je ne suis pas certaine que votre définition d’aller bien et la mienne soient les mêmes, Jonathan.
Il sourit faiblement.
— Quoi qu’il en soit, je vais bien.
— Je ne suis pas sûre que votre définition de « je vais bien » et…
Il leva la main et m’interrompit.
— Pas d’ambulance.
Frustrée, je soupirai.
— Vous pourriez avoir une blessure à la tête.
— Ma tête est beaucoup trop dure.
— Dans tous les sens du terme, le taquinai-je.
— Peut-être une visite à domicile de Cherise Goodwin, dit Pepe.
Jonathan regarda la petite souris comme s’il venait tout juste de remarquer sa présence.
— Bonne idée, Pepe.
Il se leva en tremblant, et hocha aussi la tête vers Archie.
— C’est ce que je vais faire.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-je.
Je me levai moi aussi.
— Quelqu’un vous a assommé ?
Il se mit à rire.
— Quoi ? Non. Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— Je vous ai entendu vous quereller avec quelqu’un, dis-je en bluffant.
J’ignorais s’il était l’une des personnes qui se disputaient, mais j’espérais pouvoir débusquer la vérité.
Il plissa les yeux et regarda autour de nous.
— Vous avez entendu, dites-vous ?
Tout à coup, j’eus l’impression d’avoir fait quelque chose d’horrible.
— Pas ce qui a été dit comme tel.
À part la partie où on disait que la police ne le découvrirait jamais.
— Seulement des voix en colère.
Lentement, il hocha la tête.
— Je vois. Rien d’important, ajouta-t-il après un moment. Zoey et moi avions un désaccord sur une question d’affaires concernant le restaurant.
Ah. Zoey.
L’avait-elle assommé ? Je lui jetai un autre coup d’œil à la dérobée. À part quelques cailloux du sol, il n’y avait aucune marque sur lui.
À voir sa mâchoire serrée, je savais que je n’obtiendrais pas autre chose de lui. Je ne pouvais m’empêcher de me demander quelle « question d’affaires » pourrait intéresser la police. Et si ça ne concernait nullement le restaurant, c’était qu’il me mentait.
Pourquoi mentirait-il ?
Cachait-il en fait quelque chose de beaucoup plus personnel ?
Comme le meurtre de son ex-petite amie ?
Pepe se racla la gorge.
— Si je peux me permettre, pourquoi étiez-vous par terre ?
Curiosité. Apparemment, c’était contagieux.
— Probablement la chaleur, dit Johathan en s’épongeant le front avec un mouchoir.
Nous levâmes tous les yeux vers le ciel. Bien sûr, il y avait du soleil, mais c’était une journée très douce. Sceptique, je le regardai à nouveau.
— Ou, dit-il, en se déplaçant d’un pied à l’autre, j’ai peut-être attrapé la même maladie que votre tante. Est-ce qu’elle se sent mieux ?
Même s’il avait vraiment l’air malade, je savais qu’il mentait. Son regard furtif et son agitation le trahissaient. Mais pourquoi agissait-il ainsi ?
— Pas vraiment.
— C’est dommage. Eh bien, ça a été agréable de…
Il fut interrompu par le hurlement d’une sirène à proximité. Et une autre. De plus en plus fort, le bruit se rapprochait.
Quelqu’un d’autre avait-il vu Jonathan et appelé une ambulance ?
Mais non, les sirènes continuèrent devant le restaurant et bientôt le son s’estompa en une faible plainte.
Je jetai un coup d’œil dans la rue.
— Je me demande ce qui se passe.
— Je m’en occupe, dit Archie.
Il s’envola, fit des cercles au-dessus du restaurant, puis revint à la hâte.
— Deux voitures de police du village roulent à toute vitesse sur la rue du Cercle d’incantation. On dirait que quelque chose ne va pas à la maison de Patrice Keaton.
Tout ce que je pouvais imaginer, c’était que quelqu’un avait découvert un autre cadavre dans le chaos de la maison de Patrice.
Je m’avançai précipitamment sur le sentier en boitillant, j’émergeai au coin de la place et je me précipitai vers la pittoresque résidence de Patrice.
La vérification du menu de mariage avec Sylar allait devoir attendre un peu.
Plus loin, devant la maison de Patrice, une foule était rassemblée, et deux voitures de police du village (le bourdon de Nick n’y était pas) étaient sur les lieux avec leurs feux clignotants. Au-dessus de moi, je captai un éclair rouge alors qu’Archie et Pepe captaient la scène du haut du ciel.
Alors que je m’approchais, j’entendis quelqu’un crier. Je contournai la foule et je me haussai sur la pointe des pieds en essayant de voir ce qui se passait.
C’était Elodie. À voir la pelouse et à entendre les hurlements, elle était en train de piquer une crise.
J’aperçus Yvonne à l’avant de la foule, et je me frayai un chemin vers elle.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Une main sur sa bouche, Yvonne avait les larmes aux yeux.
— Le chagrin, je crois.
Je me rappelai ce qu’Elodie avait dit la veille, qu’elle avait déjà fait son deuil. Ceci, pensai-je, pourrait être une manifestation d’une autre étape. La colère.
Un tas de trucs — un grille-pain, des vêtements, des revues, tout et n’importe quoi — étaient entassés sur la pelouse. Elodie apparut à la porte, cria quelque chose à propos de stupides, stupides disques et lança une autre boîte à l’extérieur. Des 33 tours en parfait état se déversèrent sur la pelouse.
— Quelqu’un a essayé de l’arrêter ? demandai-je, jetant un coup d’œil sur la foule ahurie.
— Elle ne veut rien entendre. Nous attendons l’arrivée de Connor. Lui, elle va l’écouter.
À travers la foule, j’aperçus un Roger Merrick très poilu qui parlait à Glinda Hansel. Elle prenait des notes. Il me regardait fixement. Je frissonnai et je détournai le regard.
— A-t-elle des amis que nous pouvons appeler en attendant ? demandai-je.
— Pas vraiment, dit Yvonne. Elodie est un peu comme sa mère était. Très secrète. Plus jeune, elle était proche de Zoey Wilkens, mais Zoey est très occupée depuis qu’elle s’est mariée — elles ne se fréquentent plus.
En plus, j’imaginais qu’il devait être difficile d’être amie avec la personne qui est mariée à celui qui a brisé le cœur de votre mère.
Elodie retourna dans le vestibule, proféra une volée de jurons à propos de pain de seigle et lança une boîte qui contenait une machine à pain Cuisinart sur la pile.
— C’est tellement triste, dit Yvonne.
Elodie rentra dans la maison. À travers les rideaux ouverts, je voyais du mouvement entre les montagnes de fouillis. Je remarquai que tous les rubans de la police avaient été enlevés de la porte, de la cour. Nick avait-il déjà terminé son enquête ? Avec toutes ces boîtes, j’aurais cru qu’il faudrait une éternité pour tout examiner.
Une autre boîte fut lancée à l’extérieur. Elle se fendit, et environ une douzaine de boîtes en plastique en tombèrent. Chaque contenant paraissait contenir des gemmes. Peut-être s’agissait-il de billes. D’aussi loin, c’était difficile à dire, jusqu’à ce que l’un des couvercles de plastique s’ouvre et que des dizaines d’opales en sortent, scintillant au soleil. Il devait y avoir des milliers de dollars d’opales dispersées sur la pelouse.
Je me souvins de ce qu’Elodie avait dit au sujet de l’encombrement de sa mère. Qu’il devait y avoir des trésors mêlés à la pacotille. Elle ne plaisantait pas.
Tout à coup, les poils de ma nuque se dressèrent à nouveau et je sentis que quelqu’un me regardait. Je jetai un coup d’œil vers Roger, mais il me tournait le dos pendant qu’il continuait de parler avec Glinda.
Sur la pointe des pieds, je regardai autour de moi en même temps que mes bras se couvraient de chair de poule. Mon regard se déplaça d’un visage à l’autre. Certains que je reconnaissais, d’autres non. J’écarquillai les yeux en apercevant Vincent Paxton. Il me fit un signe prudent de la main.
Je ne savais trop que penser à son sujet. Pourquoi était-il si amical ces jours-ci ? Il ne semblait pas y avoir de malice dans ses yeux, et je ne sentais pas d’agitation quand je le regardais. Personne d’autre ne paraissait le moindrement intéressé à moi. Jusqu’à… là. Un homme à l’arrière de la foule. Je ne voyais qu’une partie de son visage — le reste était caché par une femme devant lui. Un grand homme. Avec des mèches argentées foncées. Dès que je le repérai, il s’esquiva. Mais je continuai à avoir la chair de poule.
Je commençais à me diriger vers lui, mais Yvonne s’accrocha à mon bras.
— Voici Connor, dit-elle, la voix chevrotante.
En effet, Connor arrivait dans la rue en sprintant. Il ignora la foule, la police, son père. Il n’avait d’yeux que pour une seule personne. Elodie, qui avait émergé de la maison les mains pleines — qui aurait pu l’imaginer ? — de cintres de bois.
Elle était sur le point de les lancer lorsque Connor se mit à crier :
— Elodie.
Figée sur place, elle regarda son fiancé qui s’approchait. Lorsqu’il atteignit les premières marches du perron, il était à bout de souffle.
Elodie était debout sur le perron et baissa les yeux vers lui.
— Elodie, bébé, dit-il doucement.
Il lui tendit les bras.
La lèvre inférieure d’Elodie se mit à trembler et ses yeux se remplirent de larmes.
— Allez, dit Connor pour l’amadouer.
Elle laissa tomber les cintres, descendit rapidement les marches et se jeta dans ses bras, où elle fondit en larmes.
— Tout va bien, lui dit-il en lui frottant le dos.
Il la guida doucement pour remonter les marches et entrer dans la maison. Loin des regards indiscrets.
J’avais une boule dans la gorge de la taille d’une orange. Du moins, c’était l’impression que ça me donnait. Soudainement, j’avais à nouveau sept ans, en train de faire des courses pour des vêtements d’école avec mon père, moins qu’enthousiaste, et Harper, nouvellement née. Il était crevé, et je savais qu’il aurait préféré être n’importe où ailleurs. J’avais fait une crise de colère parce que je ne voulais pas de la jupe à carreaux rouges qu’il avait choisie pour moi. Je criais, je donnais des coups de pied, je hurlais.
Il m’avait laissée faire. Puis, il m’avait enveloppée de ses bras et ma colère s’était dissoute en sanglots angoissés.
Car il comprenait que le problème, ce n’était pas la jupe.
C’était que ma mère n’était pas là.
J’avais toujours cette jupe quelque part, emballée dans une boîte dans le garage de Ve. C’était l’une des rares fois où j’avais senti que mon père et moi étions sur la même longueur d’onde. Qu’il comprenait ma douleur. Que je comprenais la sienne.
Je sentis du mouvement autour de moi qui m’arracha à mes souvenirs. Je me retournai et je vis Nick qui se tenait debout à côté de moi et qui me regardait tranquillement.
Il tendit la main et me toucha délicatement le bras.
— Ça va ? me demanda-t-il doucement.
Je me rendis compte que j’avais les larmes aux yeux. Je les essuyai rapidement.
— Ouais.
Il hocha la tête.
— Tout va bien ici, maintenant ? dit-il après quelques secondes.
— Je l’espère, dit Yvonne.
J’aurais cru qu’elle se serait précipitée dans la maison. J’étais impressionnée par sa retenue, mais je remarquai à quel point elle avait la bougeotte. Ça la tuait de rester ici.
— Je pense que tout ira bien maintenant que Connor est ici, dis-je.
— Y a-t-il des pistes dans cette affaire, Nick ? demanda Yvonne avec insistance. Je crois que ça aiderait Elodie de savoir que le meurtrier de sa mère est derrière les barreaux.
Les yeux noirs de Nick la regardèrent sans rien trahir.
— Nous y travaillons.
— Y a-t-il des indices dans la maison ? demanda Yvonne.
Elle se frottait pratiquement les mains, à la recherche de quelque chose de juteux.
— Je ne peux pas faire de commentaire sur une affaire en cours, Mme Merrick.
Elle fit la moue.
Intérieurement, je faisais aussi la moue. Je voulais savoir ce que Nick avait découvert.
La foule se dispersa lentement, et alors je remarquai que Jonathan et Zoey se tenaient de l’autre côté de la rue, main dans la main, à observer tout ce qui se passait.
Pourquoi s’étaient-ils disputés ? Qu’est-ce que la police ne saurait jamais ? Quel était le problème avec Jonathan ?
Je frottai mes tempes. Je commençais à avoir mal à la tête.
Soudain, un homme rugit.
— Tu es revenu sur la scène de ton crime, Wilkens ?
— Oh non, murmura Yvonne à côté de moi.
Roger Merrick s’avança vers Jonathan, qui ne bougea pas d’un centimètre.
J’étais impressionnée, parce que si j’avais vu Roger se précipiter vers moi de cette manière, je serais déjà en train de sprinter le long de la rue.
Yvonne saisit le bras de Nick et le poussa.
— Arrêtez-le avant qu’il ne fasse quelque chose de stupide.
Nick s’élança.
Je me frottai les bras ; j’avais toujours l’impression que quelqu’un me regardait avec une intention malveillante. Je regardai à nouveau autour de moi. Peu de gens traînaient encore. Les agents de police, Yvonne, Roger, Jonathan, Zoey, ainsi que Connor et Elodie dans la maison. Je scrutai les bois, mais je ne vis personne.
Un éclair orange attira mon attention, et je vis le chat tigré qui sortait furtivement de sous un buisson à l’avant de la maison. Il cligna paresseusement des yeux vers moi, et je me demandai s’il habitait tout près. Je me demandai aussi s’il s’agissait d’un esprit familier, mais je n’avais aucun moyen de le savoir simplement en le regardant. Pour en être certaine, il faudrait que l’animal me parle.
— Es-tu venu pour faire tes aveux ? cria Roger.
Nick sauta devant lui juste avant qu’il n’atteigne Jonathan et se coinça entre les deux hommes.
Jonathan poussa Zoey derrière lui. Les yeux de la femme étaient écarquillés et remplis de frayeur.
Yvonne et moi nous rapprochâmes l’une de l’autre, alors que la main sur son pistolet, Glinda courait dans leur direction et faisait signe à Zoey de venir vers elle. Zoey se plaça à côté de Glinda, et de derrière, sauf pour les vêtements, elles paraissaient presque identiques. Même taille, même couleur de cheveux. Je les aurais pris pour des sœurs, sauf que vues de l’avant, elles ne se ressemblaient absolument pas. Glinda était d’une beauté angélique, tandis que Zoey était ce que la plupart appelleraient une femme très ordinaire. Avec son apparence inhabituelle, si elle avait eu une trentaine de centimètres de plus, elle serait sur les podiums à Paris où les modèles des couturiers ne sont pas nécessairement les plus jolis, mais plutôt les plus frappants et les plus mémorables. Ici, dans le Village enchanté, elle se fondait dans la masse. Surtout à côté de la percutante Glinda.
— Tu es fou, dit Jonathan.
Il n’avait pas crié, ce qui sembla irriter encore plus la colère de Roger.
Roger se débattait contre les bras tendus de Nick.
— Tu nies ton rôle dans sa mort ?
— Elle n’est pas morte de ma main, dit calmement Jonathan.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, grogna Roger.
Nick semblait enclin à les laisser continuer à parler — tant qu’on n’en arrivait pas aux poings.
—Peut-être que tu protestes un peu trop pour être honnête, Roger, dit Jonathan.
Il s’avança d’un pas vers la bête à fourrure. Il n’avait plus l’air d’un homme malade, il semblait plutôt avoir la force de 10 hommes.
— Un reflet de ta propre culpabilité dans cette situation ? ajouta-t-il.
La main d’Yvonne vola vers sa bouche pour dissimuler son halètement. Je faisais de mon mieux pour suivre tout ce qui se passait.
Roger rugit, les yeux écarquillés et sauvages. Il prit une profonde inspiration alors qu’il se préparait à attaquer. Nick jeta un coup d’œil vers Glinda.
Elle s’avança calmement et tira sur Roger avec un pistolet Taser.
Il tomba immédiatement sur le sol en gémissant.
J’étais bouche bée.
Nick laissa échapper un soupir et secoua ses bras.
— Emmenez Jonathan à la maison, dit-il à Zoey.
Elle hocha la tête et essaya d’entraîner Jonathan en lui tirant le bras. Il ne bougea pas. Ses yeux fixaient la porte de la maison de Patrice. Je suivis son regard, et je vis qu’Elodie regardait Jonathan, son regard tout aussi tendu que le sien.
— Jonathan, dit doucement Zoey, en l’entraînant. Allons-y.
— Oh mon Dieu ! cria Yvonne, en se précipitant aux côtés de Roger. Qu’est-ce qui vient de se passer ?
J’entendis Glinda qui disait :
— Ça va aller. Le voltage était très faible.
Enfin, Jonathan se détourna.
Et quand je regardai à nouveau vers la porte, je vis qu’Elodie avait elle aussi disparu.