Plus tard ce soir-là, alors qu’Harper et moi entrions dans le Gril du sorcier, je n’avais toujours pas de réponse. Effectivement, Ve était encore malade. Sa fièvre était revenue, elle était congestionnée, et elle n’appréciait pas trop la situation.
J’avais appelé Cherise pour voir ce qu’elle avait à dire.
— Darcy, d’après moi, ça semble être un sort d’abjuration. Et pour plusieurs raisons, c’est alarmant.
— Comme ? lui demandai-je.
— La raison numéro un, c’est que quelqu’un ne veut vraiment pas que Ve guérisse. Deux, c’est que la personne devait savoir que j’étais là en train de jeter un sort pour la guérir. Un sort d’abjuration doit être jeté dans l’heure qui suit le sort d’origine. Est-il possible que quelqu’un ait observé votre maison ?
Je ris et ris jusqu’à en avoir les larmes aux yeux.
—Il serait plus facile de savoir qui n’a pas surveillé la maison.
En entendant ce commentaire, elle promit de se faufiler discrètement ce soir et de jeter un autre sort.
J’avais reçu l’ordre de ne pas en parler à âme qui vive, même pas à Ve. Le sort serait jeté pendant son sommeil. J’avais volontiers accepté.
Lorsque je partis pour le cours de cuisine, Ve était recroquevillée sur le canapé à regarder d’autres épisodes de Survivor en compagnie d’Archie, qui était chargé de la surveiller pendant mon absence.
Le Gril du sorcier était d’un calme inquiétant, avec seulement quelques clients dispersés dans le vaste restaurant. J’aperçus Lazarus et Andreus Woodshall dans un coin reculé en train de souper. Heureusement, c’était un coin bien éclairé.
Lorsqu’Andreus me vit, il me fit un léger signe de tête. Je hochai la tête à mon tour.
— Qui est-ce ? demanda Harper.
— Andreus.
Elle tendit le cou pour mieux le voir.
— M. Macabre ? Il ne paraît pas si effrayant.
Je la poussai vers la salle de cours.
— Tu serais surprise.
Nous passâmes devant le bar, saluâmes la sympathique barmaid, et nous aperçûmes Jonathan seul dans un box, penché sur plusieurs livres de comptes. Il n’avait pas l’air trop bien, et je me demandai s’il avait vu Cherise.
S’il l’avait fait, j’allais devoir commencer à mettre en doute les capacités de cette femme.
Même si Harper et moi étions arrivées tôt, Harmony, Angela et Colleen se trouvaient déjà dans la salle de cours. De même que Zoey, qui me fit un faible sourire.
Je ne pouvais pas croire qu’elle était la fille de Dorothy.
— C’était donc un coup de foudre ? demanda Angela, les yeux pétillants.
Zoey hocha la tête.
Harper sortit son tabouret.
— De quoi parle-t-on ?
— De Zoey et Jonathan, dit Harmony.
Colleen fronça les sourcils.
— Croyez-vous vraiment au coup de foudre ?
Zoey était en train de sortir de la farine d’une boîte.
— J’imagine que ce n’était pas tout à fait un coup de foudre. J’ai vécu dans le village toute ma vie, et voilà des années que je le connaissais. Il avait toujours flirté avec moi — il flirte avec tout le monde, comme vous le savez probablement tous, mais je ne m’y étais jamais vraiment arrêtée. Puis un jour, je suis ici en train de déjeuner avec une amie et je l’ai regardé, et il m’a regardée… On aurait dit que la foudre avait frappé. Instantanément, j’étais amoureuse.
— Ah ! dit Harmony.
Harper fronça les sourcils, mais demeura silencieuse.
Je fronçai aussi les sourcils. La partie « instantanée » de cette histoire me dérangeait. Comme ce que Glinda avait dit plus tôt — au sujet d’être tombée sous le charme de Jonathan.
— Cette même fin de semaine, nous nous sommes enfuis pour nous marier, dit Zoey en souriant, et depuis nous sommes inséparables. Ça fait déjà deux ans. Il m’arrive parfois de devoir me pincer pour me rappeler que c’est réel. Un conte de fées devenu réalité.
Deux ans…
Quelque chose qu’avait dit Yvonne le jour où Elodie avait fait sa crise de colère à la maison de Patrice me revint soudainement : la partie où elle disait que la seule amie d’Elodie était maintenant trop occupée pour elle.
— Zoey, qui était l’amie qui déjeunait avec vous le jour où vous avez été frappée par ce coup de foudre ?
Elle leva les yeux.
— Elodie Keaton. Pourquoi ?
Mon cœur se serra.
— Une simple question.
La conversation se poursuivit sur le coup de foudre, à savoir s’il existait vraiment. Mon esprit était ailleurs. Il bouillonnait de soupçons que je n’arrivais pas à écarter.
Harper se pencha.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je hochai la tête. Ce n’était pas quelque chose que je pouvais partager. Pas maintenant. Il me fallait d’abord parler à Elodie. Si j’avais raison… cela changerait toute ma perception du meurtre de Patrice.
— Je reviens tout de suite, dis-je à Harper, alors que je sautais de mon tabouret.
Je voulais poser certaines questions à Jonathan.
Elle me lança un regard perplexe, mais elle hocha la tête.
— Tu me le diras plus tard ?
— Oui.
— Promis ?
Je souris.
— Promis.
Marcus s’avança dans la salle alors que j’en sortais. J’étais ravie de le voir porter des lunettes. Des montures foncées rectangulaires, un mélange parfait de branché et d’intello.
Je l’attrapai par le bras.
— Pouvez-vous me rencontrer demain matin à la maison de Patrice, par hasard ? dis-je.
Il pâlit, ce qui mit en évidence les bleus qui couvraient sa mâchoire depuis l’accident de l’étagère.
— Je voudrais vraiment que vous cessiez de prononcer son nom. Ça me fait flipper. Pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— J’ai un problème de chat et j’ai besoin de quelqu’un qui a vos talents avec les félins.
Il se mit à rire.
— Neuf heures ?
— Parfait.
Je le regardai alors qu’il s’assoyait près d’Harper, et je fus heureuse de voir le regard timide qu’elle lui lança.
Le restaurant était toujours aussi vide qu’il l’était cinq minutes plus tôt. Même encore plus vide, remarquai-je, puisque Jonathan n’était plus assis dans son box.
Je m’avançai vers le bar et je demandai à Ula où il était.
—Je ne suis pas certaine, dit-elle. Voulez-vous que j’aille le chercher ?
—Si vous le pouviez, j’aimerais beaucoup.
— Vous gardez le bar une seconde ? Je ne crois pas qu’il y ait de clients, mais on ne sait jamais.
Je hochai la tête en souriant. À une époque, j’avais adoré le film Cocktail, avec Tom Cruise. Je dus me retenir de jouer avec les shakers à martini.
— Vous ne devriez pas sortir sans votre protection, me dit une voix derrière moi.
Je me retournai et j’eus le souffle coupé. Andreus se tenait dans l’ombre, l’air plus effroyable que jamais.
J’accrochai son bras et je l’entraînai dans la lumière.
Il regardait fixement ma main sur sa manche.
Je l’enlevai rapidement et je dépoussiérai le tissu.
— Désolée, dis-je, mais c’est tellement mieux.
Il pencha la tête.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous et les ombres… Peu importe. Que me disiez-vous ?
— Vous ne devriez pas sortir sans votre protection.
— Ma protection ?
Pourquoi avais-je soudainement l’impression d’être dans une mauvaise publicité de sexe protégé ?
— Je sens que vous courez un grave danger, Darcy. Vous ne devriez pas être sans votre sphère.
Oh ! Cette protection. L’agate. Je sentis mes joues s’enflammer.
— Je l’ai. Elle est dans la salle de cours.
— Gardez-la avec vous en tout temps, Darcy. Marchez avec elle ; mangez avec elle ; dormez avec elle. Il y a de l’obscurité autour de vous. La sphère vous protégera.
J’avalai ma salive et je me rappelai toutes les fois dernièrement où j’avais senti que quelque chose de sinistre m’observait.
— Vous voyez les ténèbres ? Le mal ?
Il fit un pas de côté, entra dans la lumière et en sortit ; ainsi, à chacun de ses pas, son apparence passait de distinguée à terrible.
— Vous devez vous rappeler que les choses, les gens ne sont pas toujours tels qu’ils paraissent.
Je ne savais pas quoi répondre, alors je me contentai de hocher la tête. Près de la sortie, je vis Starla debout avec Lazarus. Ils semblaient être engagés dans une intense conversation. C’était Lazarus qui parlait, et elle ne paraissait pas trop contente de ce qu’il disait. En fait, ses mains s’étaient refermées en poings.
Andreus avait dû les voir aussi. Il soupira profondément.
— Une autre ville, un autre cœur brisé.
— Il est en train de rompre avec elle ?
— Il n’a pas encore compris le pouvoir de l’amour. Un jour, je l’espère, ça lui arrivera. Jusque-là, il les aime et il les laisse.
— Vous partez ? demandai-je.
— Bientôt. J’espérais que vous auriez d’abord des nouvelles pour moi. Au sujet de l’Anicula. L’avez-vous récupérée ?
— Aucun signe de l’amulette, lui dis-je avec franchise.
— C’est dommage.
Ce l’était vraiment. Si j’étais capable de la trouver, peut-être me mènerait-elle au meurtrier de Patrice.
Lazarus avait terminé de parler et Starla redressa ses épaules et leva le menton.
Vince Paxton arriva derrière eux et fit un grand cercle pour éviter le couple.
— Qu’est-ce qui se passe avec eux ? demanda-t-il en approchant du bar.
Andreus lui jeta un coup d’œil.
— Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés.
Je fis les présentations et ils se serrèrent la main.
— Lazarus est en train de rompre avec elle, dit Andreus.
Vince tenta de retirer sa main de la poigne d’Andreus, mais le vieil homme ne lâchait pas sa prise. Il examinait Vince de près, comme on l’aurait fait avec un insecte sous un microscope.
— Vous avez un air intéressant.
Vince tirait sur sa main et arriva finalement à la libérer. Sous la secousse, Andreus recula dans l’ombre.
— Eee ! dit Vince en sautant vers l’arrière.
Son regard passa brusquement de moi au très effrayant M. Macabre.
Starla fit claquer son sac à main sur le dessus du bar, et nous fit tous sursauter.
— Ce porc ! cria-t-elle.
Puis, elle soupira.
— De toute manière, ça n’aurait pas duré.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Il a appelé Twink une « boule de poussière ».
Je haletai.
— Je sais, dit Starla. Il n’aime pas les chiens. J’aurais dû rompre immédiatement quand je l’ai découvert, mais c’était agréable de sortir avec quelqu’un.
— J’aime les chiens, dit Vince.
Nous le regardâmes tous.
Il haussa les épaules.
— C’est vrai.
— Désolée d’avoir été aussi dramatique, dit Starla. J’ai tout simplement été un peu prise au dépourvu.
Harper sortit de la salle de cours et s’approcha de nous.
— Zoey est prête à commencer.
Elle nous regarda tous, et lorsque son regard s’arrêta sur Andreus, elle laissa échapper un cri.
— Sainte m…
Son exclamation fut interrompue par un hurlement encore plus fort. Un cri assourdissant qui venait de l’arrière du restaurant.
Harper, Marcus, et le reste des élèves sortirent de la salle de cours en même temps qu’Ula chargeait à travers les portes battantes de la cuisine.
— Appelez le 911 !
Zoey courut vers elle.
— Que s’est-il passé ?
Des larmes coulaient des yeux d’Ula.
— C’est Jonathan. Venez vite !
Je vis Marcus composer un numéro sur son cellulaire alors que nous courions tous à travers la cuisine et dans le bureau administratif. Jonathan était étendu sur le sol derrière son bureau.
Zoey tomba sur ses genoux. À côté d’elle, Andreus se baissa, complètement dans l’ombre. Si quelqu’un avait remarqué à quel point il paraissait très terrifiant, personne n’en parla.
Zoey laissa échapper un cri d’angoisse alors qu’elle berçait le visage de Jonathan.
— Qu’est-il arrivé ?
Jonathan cligna lentement des yeux et se concentra sur elle.
— Tombé, marmonna-t-il.
Vince s’agenouilla à côté d’eux. Il palpa la tête de Jonathan et écarquilla les yeux. Il retira sa main et il la regarda fixement. Elle était couverte de sang.
— Il doit s’être frappé la tête sur le coin du bureau.
C’est la dernière chose que j’ai entendue avant de m’évanouir.
— Au moins, ce n’est pas la vue de ton propre sang qui t’a fait t’évanouir cette fois-ci, dit Harper.
— Ça devrait me consoler.
Une demi-heure plus tard, j’étais assise sur un banc devant le Gril du sorcier et je respirais l’air frais de la nuit. La dernière fois que j’avais perdu connaissance, c’était quand je m’étais fait tirer dessus.
D’un air absent, je frottai la cicatrice sur mon bras.
Harper était assise à côté de moi, nos bras entrelacés.
L’ambulance était partie depuis 10 minutes avec Zoey et Jonathan à bord. J’avais refusé de me faire traiter. L’air frais faisait toute la différence.
Le cours avait été annulé, le restaurant fermé pour la nuit. Nous attendions que je cesse d’être étourdie pour rentrer à la maison.
— Crois-tu que les amours avec plusieurs années d’écart peuvent vraiment fonctionner ? demanda Harper.
— Tu penses à Jonathan et Zoey ?
Elle hocha la tête.
— Zoey n’est sans doute pas beaucoup plus âgée que moi. Et lui est vieux. Il ne semble pas que ça pourrait marcher…
— Mais ?
— As-tu vu la façon dont elle le regardait ?
— Oui.
J’avais remarqué. C’était rempli d’une adoration douloureuse.
— Je ne comprends pas comment ça peut fonctionner entre eux.
Je ne voulais pas parler de mes soupçons sur l’implication éventuelle d’un souhait.
Je préférais penser que le coup de foudre était possible.
— L’amour est parfois bizarre. On n’a vraiment pas son mot à dire.
— Je me sens mal pour elle, dit Harper.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est en train de mourir. Et elle va être seule.
Abasourdie, je la regardai.
— Il a juste une petite blessure à la tête. Je suis certaine qu’il ira bien.
— Il y a plus que cela, dit Harper. Je le sens. Tu te souviens de l’année où j’ai fait du bénévolat à l’hospice ?
Je fis signe que oui.
— J’ai vu la mort, Darcy, dit-elle doucement, tout à fait sérieuse. Et je la vois en lui. Il n’en a plus pour longtemps.