Chapitre 31

J’étais allongée à plat ventre dans l’herbe.

— La voyez-vous ?

— Tout ce que je vois, c’est votre tête, dit Marcus. Pouvez-vous vous pousser un peu vers la gauche ?

Je remuai vers la gauche et je sentis que Marcus se déplaçait à côté de moi.

Nous étions en train d’épier sous la terrasse en bois de Patrice. Marcus faisait des bruits de baisers, et je le regardais.

— Respectez le processus, Darcy.

Je souris, et je respectai le processus alors qu’il continuait de faire des bruits de baisers.

— Devrais-je vous laisser seuls tous les deux ? demanda quelqu’un derrière nous.

Je me retournai et je vis Elodie qui nous observait en souriant.

Je me levai, je me dépoussiérai et je fis un signe de tête vers Marcus.

— Il murmure à l’oreille du chat.

— Oh, dit Elodie. Il est capable de faire ça ?

— C’est sa vraie vocation.

Marcus se souleva sur ses coudes et me regarda.

— Êtes-vous en train de vous moquer de moi ?

— Jamais, dis-je, l’air sérieux. Je vous ai déjà vu à l’œuvre.

— Vous deux, vous devriez reculer un peu. Vous dérangez mon mojo.

Nous fîmes la grimace et nous reculâmes.

— Ici, minou, minou, chantonna Marcus.

Rien.

— Elle est têtue, dit-il. Je vais devoir jouer ma meilleure carte. Préparez-vous.

— Faut-il s’inquiéter ? demanda Elodie.

— Je n’en suis pas certaine, dis-je.

Marcus nous lança un regard cinglant et se racla la gorge.

Il se mit à chanter sur des chats errants orange et noir assis sur une clôture.

J’éclatai de rire.

— Vous n’êtes pas sérieux ! Stray Cat Srut ?

Marcus m’ignora et continua à chanter.

— Je suis un chat qu’adorent les dames, un Casanova félin…

J’avais les larmes aux yeux à force d’essayer de retenir mon rire.

Soudain, Elodie me donna un coup de coude.

— Regardez !

Une tête orange venait de sortir de sous la terrasse, suivie d’une autre — celle d’un petit chaton.

— Awww, dit Elodie.

Marcus nous servit un sourire triomphant, alors qu’un autre chaton puis un autre sortirent en trottant. On aurait dit qu’il était le joueur de flûte des chats. Ils tournèrent autour de lui, et la maman chatte grimpa même sur ses genoux. Il conserva l’harmonie de sa chanson pop, mais il modifia les paroles pour : « S’il vous plaît, allez chercher une boîte, je crois qu’ils ont des puces » .

Elodie courut à l’intérieur et trouva une boîte. Elle l’apporta, et Marcus y déposa chacun des chats. Quand ils furent tous rentrés, il referma le couvercle et prit la boîte.

— Mon travail ici est terminé.

— C’était incroyable, dis-je, tout à fait impressionnée.

— Qu’allez-vous faire d’eux maintenant ? demanda Elodie.

— Les amener chez un ami vétérinaire pour un examen. Et leur trouver chacun un foyer.

J’avais très hâte d’en parler à Harper. Si ça ne scellait pas un rendez-vous entre les deux, quelque chose n’allait vraiment pas avec ma sœur.

— Pouvez-vous dire si la chatte est un esprit familier ? demandai-je.

J’avais eu l’idée que le chat pourrait être l’esprit de Patrice…

— Ce n’en est pas un, dit Marcus.

— Comment le savez-vous ?

Je croyais qu’il était impossible de le savoir simplement en les regardant.

— Les esprits familiers ne peuvent pas procréer, dit-il simplement.

Ah. Je l’ignorais.

Elodie et moi dîmes au revoir à Marcus, et je sortis un désinfectant de mon sac fourre-tout et j’en appliquai sur mes mains pour le faire mousser.

— Je suis surprise de vous voir ici aujourd’hui, dis-je après être entrée dans la maison.

— Je suis en train de devenir folle à tourner en rond chez moi, dit-elle. J’ai pensé que je pouvais aider. Et…, dit-elle.

— Quoi ?

— J’ai reçu un appel de Zoey Wilkens ce matin.

— Oh ?

— Ça faisait une éternité que je n’avais pas eu de ses nouvelles, mais elle m’a dit qu’elle avait pensé à moi la nuit dernière — à cause d’une conversation sur le coup de foudre qui a eu lieu durant votre cours de cuisine. Elle a mentionné qu’elle aurait vraiment besoin d’une amie en ce moment.

J’imaginais bien, avec Jonathan aussi malade et tout ce qui se passait.

Je pliai un chemisier toujours muni de ses étiquettes et je regardai Elodie.

J’avais le sentiment que je savais où nous mènerait cette conversation.

Y croyez-vous ? demandai-je. Au coup de foudre ?

Non.

— Non ?

— L’amour, c’est beaucoup de travail. Ça ne se produit pas instantanément. Ça doit être dorloté et nourri.

J’ajoutai la chemise à une pile de vêtements dans une boîte de vente-débarras. Une fois que nous aurions tout trié dans la maison de Patrice, nous ferions la plus grande vente-débarras que le village ait connue.

— Alors, comment expliquez-vous ce qui est arrivé entre Zoey et Jonathan ?

— Je crois que vous connaissez déjà la réponse à cette question, dit-elle doucement.

Je ramassai une robe — qui portait aussi encore ses étiquettes.

— Je crois que oui, mais j’aimerais l’entendre de vous.

Elle laissa échapper un profond soupir et se pencha contre le mur à côté de la boîte-vitrine qui contenait l’empreinte de son pied de bébé, son hochet, et un chapeau.

— Vous est-il déjà arrivé de penser que vous faisiez quelque chose de tellement correct, pour finir par découvrir que vous vous étiez terriblement trompée ?

À un moment donné, j’avais essayé de cacher le passé (quelque peu) criminel d’Harper aux gens du village. C’était une erreur qui avait failli me coûter ma relation avec Nick.

— N’avons-nous pas tous agi ainsi à un moment ou un autre ?

— Saviez-vous que ma mère est sortie avec Jonathan pendant un certain temps ?

Je hochai la tête.

— Ce qu’elle ignorait — ou ce dont elle ne voulait pas prendre conscience –, c’était que c’était tout un coureur de jupons. Il la trompait à gauche et à droite. Ça me rendait malade. Il fallait que je fasse quelque chose. Alors, un jour qu’elle était dans la douche, je me suis glissée dans la salle de bain et j’ai emprunté l’Anicula. Ce n’était qu’à ce moment qu’elle l’enlevait. J’ai fait le vœu que Jonathan et Zoey tombent follement amoureux l’un de l’autre.

— C’est vous qui avez volé l’Anicula ?

— Pas moi ! Je l’ai empruntée. Je l’ai retournée avant qu’elle-même sache que je l’avais prise.

Je n’étais pas certaine de la croire.

— Je comprends pourquoi vous avez choisi Jonathan — vous vouliez qu’il sorte définitivement de la vie de votre mère –, mais pourquoi Zoey ?

Elle soupira.

— Honnêtement, je croyais lui faire une faveur. Elle avait grandi dans l’ombre de Glinda. Pouvez-vous imaginer à quoi ça pouvait ressembler ?

Je hochai la tête. Je ne pouvais pas imaginer être la fille de Dorothy.

— Zoey n’était jamais assez jolie, assez talentueuse, assez intelligente. Ce qui secouait vraiment sa confiance en elle-même. Elle n’avait jamais eu de petit ami avant Jonathan. Je… j’ai voulu l’aider. En plus, je pensais que ça leur rendrait la vie plus facile s’ils étaient ensemble.

— Comment ?

— Avant qu’ils se marient, elle et Jonathan, elle les avait entendus, lui et ma mère, lors d’une grave querelle. Ma mère était allée le voir pour le supplier de revenir avec elle. Comme il refusait, elle l’avait accusé de s’être servi d’elle pour les pouvoirs de l’Anicula. Ils avaient parlé ouvertement de l’art de la magie, et Zoey avait tout entendu. Plus tard, quand Zoey lui a demandé de quoi ils avaient parlé, il a admis qu’il avait dupé ma mère pour faire un souhait afin de se débarrasser de ces rats.

Il me semblait que le plus grand rat autour d’ici était peut-être Jonathan.

— L’Ancienne les avait convoqués immédiatement tous les deux. Jonathan a perdu ses pouvoirs et la mémoire de Zoey a été nettoyée de tout ce qu’elle avait entendu au sujet de l’art de la magie.

— Jonathan a perdu ses pouvoirs ?

Elle hocha la tête d’un air triste.

— Voilà pourquoi le restaurant est un échec. Zoey est une bonne chef, mais pas assez pour faire fonctionner la place. L’endroit a perdu sa magie. De plus, maintenant, chaque fois que Jonathan cuisine, il a tendance à causer des intoxications alimentaires.

Oh. Mince. Ça expliquait certaines choses.

— Mais je suis perplexe. Il semble que Jonathan ne lui ait pas intentionnellement parlé de l’art de la magie. L’Ancienne a dit que dans de tels cas, un artisan ne perdait pas son pouvoir.

— Eh bien, je ne sais pas quoi vous dire. Lui, il l’a perdu.

Des larmes remplirent ses yeux.

— J’ai tout gâché. Mon souhait n’a aidé personne. Il a ruiné la vie des gens. Ne le voyez-vous pas, Darcy ? Ce n’est pas ma mère qui a été maudite. C’est moi qui suis maudite.

Je déposai la robe dans la boîte.

— Pourquoi pensez-vous ça ?

— Il s’est avéré que ce que ma mère ressentait pour Jonathan était un amour profond. Quand il a rompu avec elle, ça l’a presque tuée. Et quand je lui ai avoué que c’était de ma faute, que j’avais fait un souhait, nous avons eu une grosse dispute et nous ne nous sommes pas parlé pendant des mois. Je ne crois pas qu’elle m’ait jamais vraiment pardonné.

Elle faisait les cent pas dans le peu d’espace qu’elle pouvait trouver.

— Et ensuite, Jonathan a perdu ses pouvoirs et il a commencé à empoisonner les gens parce qu’il ne peut pas se mettre dans la tête qu’il n’est plus capable de cuisiner. Puis, des trucs bizarres ont commencé à se produire à propos de mon mariage. Des annulations de salles, des commandes perdues. La date était sans cesse reportée. Puis ma mère a disparu.

Elle éclata en sanglots.

— C’est de ma faute si ma mère a été assassinée.

Je me dirigeai vers elle et je la pris dans mes bras.

— Vous n’êtes pas à blâmer.

— Oui. C’est ma faute. Je le sais.

— Vous ne l’avez pas tuée.

— Peut-être pas au sens propre. Mais j’aurais aussi bien pu le faire. Et maintenant — elle renifla —, j’ai condamné Zoey à la solitude.

— Pourquoi ? Elle est heureuse avec Jonathan.

— C’est vrai. Mais quand elle m’a téléphoné, elle a admis que Jonathan est vraiment malade. Il a la SLA, la maladie de Lou Gehrig, et il est en phase finale. Si seulement je savais où se trouve l’Anicula — je pourrais souhaiter qu’il recouvre la santé.

Elle hocha la tête.

— Non ! J’en ai fini d’essayer de changer le destin. Je déteste cette Anicula. Si vous la trouvez, elle est à vous. Je n’en veux pas. En fait, je ne veux plus jamais la revoir.