Elle est assise sur le plus haut tabouret de la cuisine, jambes pendantes, les pieds couverts de poussière. L’un d’eux est affreusement boursouflé, scié par la bride d’un chausson bleu. Son “mauvais pied”, comme elle dit, la tourmente à nouveau. “Ça fait mal, non ?” s’inquiète son amie. Tsomo se penche en avant, soulève le bas de son go, inspecte son pied et passe ses doigts sur les veines gonflées. A la vue de ces veines, noueuses, son amie a un mouvement de recul. “Tu vois, Lham Yeshi, lui confie-t-elle, cette chose-là essaie de me dire quelque chose.” Puis, avec une indifférence stoïque : “J’ai survécu à une maladie karmique. Peut-être que celle-ci aura raison de moi.”
Elle se met à boire le thé que lui a préparé Lham Yeshi. Elle trempe un biscuit dans la tasse et le porte à sa bouche avant qu’il ne se désagrège, vite, en le suçotant bruyamment. Depuis que Lham Yeshi la connaît, elle l’a toujours vue manger ses biscuits ainsi. Rien de disgracieux ni de grossier. Au contraire, sa façon de s’y prendre, appliquée, presque recueillie, donnerait plutôt envie de l’imiter. Mais Lham Yeshi préfère les biscuits craquants et elle continue de les grignoter pendant que son amie les suçote. Elles ne se sont pas vues depuis plusieurs années. Peut-être l’aspect le plus durable de leur amitié consiste-t-il en ceci qu’elles peuvent se perdre de vue pendant des années puis se retrouver, de la sorte, autour d’un thé agrémenté de biscuits, comme si elles s’étaient quittées la veille.
Tsomo veut savoir où est allée Lham Yeshi et ce qu’elle a fait durant toutes ces années. Quand elle lui dit qu’elle a passé un certain temps à l’étranger, Tsomo la regarde avec placidité. Ce qui l’intéresse surtout, c’est de savoir si Lham Yeshi a rencontré un certain maître bouddhiste dont le nom lui échappe pour l’instant, mais qui vit à l’étranger, quelque part. Comme Lham Yeshi lui répond que non, Tsomo insiste : “Vraiment ? dit-elle d’un air presque accusateur.
— Pourquoi me demandes-tu ça ? Tu connais ce maître ?
— Non, mais je voulais savoir si tu l’avais rencontré.”
Elle ne tient pas à s’étendre. Lham Yeshi a immédiatement senti que son amie n’est pas dans son humeur habituelle, à parler, parler, avec cette manie qu’elle a de commencer toutes ses phrases par la question “Tu sais quoi ?” à laquelle Lham Yeshi répond invariablement : “Non.” Quand Tsomo parle de sa vie, c’est un peu comme une rivière qui suit son cours. Le débit est lent, la plupart du temps, certains souvenirs donnant lieu à de petits rires semblables aux murmures d’un ruisseau. Puis, soudain, c’est comme un torrent qui rugit, l’emporte. Comme si son instinct la poussait à raconter sa vie, à se délivrer de son passé pour donner cohérence au présent. D’une rencontre à l’autre, autour d’un thé, par bribes, l’histoire de sa vie a émergé, pris corps, à la manière d’un gigantesque puzzle. Les vides se remplissent peu à peu, l’image d’un tout se dessine.
Elles se taisent un moment. Puis le regard de Lham Yeshi erre du côté de la fenêtre, vers le jardin. Tsomo voit l’abricotier qu’elle lui a apporté, quelques années auparavant. Le jeune arbre vert pâle lui était parvenu dans une boîte de Nescafé, par une belle journée de printemps. D’une hauteur de quelques centimètres seulement, il avait été nourri comme un enfant. “C’est une variété des plus rares. Du Japon. Son fruit est délicieux. Prends-en soin et tu verras”, avait-elle dit avec l’autorité et l’enthousiasme d’une experte en arboriculture. Plus tard, Lham Yeshi avait transplanté le jeune arbre dans le jardin de Tsomo, et celui-ci s’était aussitôt épanoui, poussant vigoureusement. L’année prochaine, il fera peut-être des fruits. Elle a la main verte. Une année, toutes deux avaient planté des haricots le même jour, Tsomo dans sa parcelle devant chez elle, et Lham Yeshi dans son grand jardin. Quelques mois plus tard, passant par là, Tsomo avait donné à Lham Yeshi un sac en plastique plein de gros haricots verts provenant de son petit carré de légumes. Les haricots de Lham Yeshi étaient encore en fleur. Lham Yeshi sait qu’elle n’a qu’à parler plantes et jardinage pour capter l’attention de Tsomo.
“Il faudrait que tu me donnes des graines de piment cette année, lance Lham Yeshi.
— Pas de graines de piment”, lâche Tsomo comme si elle avait attendu la question. Elle a les lèvres qui tremblent, des larmes lui montent aux yeux, roulent le long de ses vieilles joues flasques. Elle se tait, quoique désirant poursuivre la conversation. Lham Yeshi en est sûre, car la voici qui ajoute bientôt : “J’ai les yeux qui n’arrêtent pas de larmoyer. Peut-être que je deviens aveugle.”
Lham Yeshi sait que les yeux de Tsomo sont malades, mais là ce sont de vrais pleurs et elle en est gênée. “Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu peux me le dire, tu sais.”
Tsomo s’essuie les yeux à plusieurs reprises avant de pouvoir parler. “C’est ma voisine. Ce matin, elle a versé de l’eau de riz bouillante sur mes graines de piment.” Les larmes coulent à présent sans retenue sur ses joues.
“C’est sûrement un accident.
— Tu parles d’un accident ! Elle l’a fait exprès, oui !” Ses yeux brillent de colère, elle grimace de dégoût. “Tu sais quoi ?” demande-t-elle, mais sans attendre la réponse de Lham Yeshi : “Cette vieille pie sans vergogne a un amoureux. C’est le boiteux qui est toujours au chorten1. Tu as dû le voir.” Lham Yeshi ne le connaît pas, ce que Tsomo a du mal à croire. Tout le monde le connaît. Elle poursuit néanmoins : “Il vient tout le temps la voir. Hier, il est venu, mais elle n’était pas là. Alors il est entré chez moi et je lui ai offert du thé. Et elle est allée s’imaginer que je lui ai offert bien plus que du thé. Non mais, regarde-moi. Comme si ça me démangeait encore, à soixante-dix ans ! Tu me connais, les hommes, le sexe, je ne veux même pas y penser. J’ai eu assez de souffrance pour plusieurs vies, à cause d’eux.”
Un long silence. Encore du thé. Encore des biscuits suçotés ou grignotés.
“Assez d’hommes, de sexe et de souffrance pour neuf vies”, répète-t-elle, se référant à cette croyance populaire selon laquelle l’être humain pourrait avoir neuf vies.
“Et ensuite, que s’est-il passé ?” demande Lham Yeshi, s’efforçant de dissimuler son impatience.
La respiration de Tsomo est anormalement rapide. Elle est encore très excitée, mais Lham Yeshi ne veut pas réagir trop vite.
“Ensuite ? Hier soir elle l’a chassé de sa maison, et ce matin elle a versé de l’eau bouillante sur mes plantes. L’effrontée, non mais tu te rends compte ! Quand j’ai quitté la maison pour venir ici, elle était en train de démonter son cabanon et de rassembler ses affaires. Je suis sûre qu’elle va suivre le boiteux pour aller vivre avec lui. J’étais bien tranquille dans mon coin, quand cette femme est venue me faire tout un tas de courbettes pour que je lui cède un bout de mon terrain et qu’elle s’y installe.” Lham Yeshi sait que ce terrain appartient en réalité à la municipalité. La municipalité qui expulse les nomades ayant construit des cabanons sans autorisation dans et autour de la ville de Thimphu. De nombreux vieillards qui, à la campagne, jouiraient du pouvoir et du respect dus à leur âge au sein de leurs familles se retrouvent ainsi déplacés du jour au lendemain.
“Je te l’ai dit, on trouve un bout de terrain en ville ou aux alentours jusqu’à ce qu’on soit obligé d’aller ailleurs. Certains sont meilleurs que d’autres. Heureusement j’ai toujours réussi à en trouver de bons.” L’air contemplative et calme, le regard perdu dans le vide, Tsomo fixe le mur. Lham Yeshi elle-même a un oncle âgé venu vivre avec elle. Elle a conscience des difficultés que rencontrent les anciens de cette génération pris dans cette période de transition où la famille traditionnelle des campagnes, élargie, tend à disparaître pour laisser la place à la famille nucléaire des villes. Beaucoup sont contraints au changement, même s’ils préfèrent dire qu’ils ont “choisi” de vivre seuls et d’être “indépendants”. Perdus, déboussolés, ils innovent, certains à l’opposé des systèmes traditionnels, songe Lham Yeshi et Tsomo de poursuivre, comme si elle avait lu dans ses pensées : “Avant, les vieux partaient pour des ermitages lointains. Ils renonçaient aux choses de ce monde et passaient le restant de leur vie à prier et à méditer. Mais aujourd’hui, la plupart d’entre nous sont pris entre deux feux. Nous voudrions bien occuper nos journées à prier et à méditer, mais nous avons du mal à nous détacher des biens de ce monde.”
Des gens comme ceux dont elle parle, on en voit tous les jours au chorten national de Thimphu, à déambuler autour en chantant des mantras ou à se chauffer au soleil, papoter, rire, discuter, se battre, même, parfois, pour des raisons souvent parfaitement triviales. Tsomo, elle, a choisi de vivre dignement, en toute indépendance. Elle passe une bonne partie de ses journées à marcher autour du chorten et à prier pour recevoir des nourritures spirituelles, bien qu’il lui soit nécessaire de trouver les moyens de se nourrir physiquement aussi.
“Il y a deux ans, poursuit Tsomo, elle est arrivée en me disant : Nous les vieilles, il faut qu’on reste ensemble, il faut qu’on s’entraide, et je l’ai crue. Evidemment, j’ai vite vu par où elle péchait. Elle a beau s’habiller en nonne et porter un chapelet autour du cou, elle ne se consacre pas du tout à la religion. Elle est toujours à se précipiter chez ses riches bienfaiteurs, à les flatter, ou à courir ici et là pour récolter de la nourriture et des vêtements au lieu de prier et d’aller au chorten. Au chorten, du reste, on ne l’y voit jamais, sauf lorsque se déroule une cérémonie rituelle après laquelle on distribue des aides ou de la nourriture gratuite. Chaque fin de mois, elle est toujours la première à aller à la banque pour toucher son chèque de la Sécurité sociale.”
Après une longue pause, elle se secoue comme pour chasser ces pensées, tout son corps tremble pendant une fraction de seconde. D’une voix pleine de remords, mais déterminée, elle dit : “J’ai beau avoir été consacrée nonne, je n’arrive pas à me libérer de toutes les faiblesses du corps et de l’esprit humain.” Puis, davantage pour elle-même que pour Lham Yeshi, d’une voix paisible : “A quoi bon tout cela ? Quand vais-je me détacher de toutes ces choses sans importance ?”
Elle se redresse de toute sa hauteur sur le tabouret, les mains sur les genoux, la main droite posée sur la gauche et, une tristesse soudaine dans les yeux, s’arrête de parler. Elle descend de son tabouret, reprend le bonnet de laine rouge qu’elle a posé sur l’étagère de la cuisine et le met sur son crâne entièrement rasé. Elle est sur le point de partir. Lham Yeshi se hâte d’aller chercher un peu d’argent dans son porte-monnaie et le glisse dans les plis du go de son amie. Tsomo fait mine de protester, mais Lham Yeshi insiste.
“Je t’en prie. Tu allumeras une lampe à beurre pour moi au chorten.”
Tsomo est déjà sur le chemin, clopinant, lorsque Lham Yeshi lui crie : “Reviens me voir.”
Elle s’arrête, se retourne et demande : “Quand ?
— Quand tu veux.
— Quand je veux ? Mais tu n’es pas tout le temps là”, lui crie-t-elle en retour, avant de tourner le coin et de disparaître.
1 Monument commémoratif bouddhique. (Toutes les notes sont de la traductrice.)