“C’est un oiseau long et fin d’un type un peu spécial. Il vole jusque dans la vallée, va boire au lac, puis s’élève à nouveau vers une grotte et s’y repose un moment avant de s’ébattre au-dessus d’un grand champ. Qu’est-ce que c’est ?” demande avec suffisance, sûr de lui, un des garçons les plus âgés.
Chacun essaie de deviner, mais nul n’a la bonne réponse. Tous donnent leur langue au chat. “Elle est dure, celle-là !”
Tsomo connaît la réponse par cœur. Elle met la main devant sa bouche pour s’empêcher de parler. Elle ne veut pas que quelqu’un la surprenne.
“Je prends le dzong1 de Thimphu en échange de la réponse, dit le garçon.
— Le dzong de Thimphu est déjà pris. Prends plutôt le dzong de Lhuntse.
— J’ai six dzongs, c’est plus que tous les autres. Je suis sûr d’avoir gagné ! s’exclame le garçon, l’air triomphant, avant de donner la solution de l’énigme. C’est un porte-plume. Regardez.” Prenant le porte-plume dans sa main, il joint le geste à la parole : “L’oiseau long et fin, c’est ce porte-plume. Il boit au lac quand on trempe la plume dans l’encrier. La grotte, c’est la bouche ; le copiste met le porte-plume dans sa bouche quand il s’interrompt un instant pour réfléchir avant de se remettre à écrire. Puis, quand il écrit sur le papier, c’est comme le ballet d’un oiseau au-dessus d’un grand champ.
— A moi, maintenant, intervient le plus petit de la classe. Dans une falaise très abrupte il y a deux grottes sombres ; et au-dessous, un grand lac. Deux cerfs vivent dans chaque grotte, un mâle et une femelle. Ils ont soif, alors ils descendent boire au lac, prudemment, mais vite. Et dès qu’ils ont atteint la rive ils font demi-tour sans avoir bu. Devinez. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?”
Les plus âgés se moquent du petit garçon. “On la connaît, celle-là : les grottes sont les narines, le rocher c’est le nez, les cerfs la morve qui dégouline du nez et le lac c’est la bouche. Avant que ça ne te descende sur la bouche, tu renifles fort, ça remonte, et le cerf fait demi-tour.” Le visage du petit garçon s’est décomposé.
Tsomo aime espionner les garçons en l’absence de leur maître. Ils se mettent à bavarder et à jouer dès que celui-ci sort de la pièce. Là, ils sont en train de jouer aux devinettes. Soudain l’un des garçons lance un cri d’alerte, “lopon2”, et tous de se remettre aussitôt au travail. L’atmosphère de détente et de jeu fait place à une tension palpable quand le lopon fait son entrée muni de son fouet, scrutant les visages. Il lui arrive de les fouetter, quand ils ont fait une bêtise ; parfois aussi pour rien. Ils sont souvent battus. La plupart du temps ils ne veulent pas pleurer et ravalent les larmes qui leur montent aux yeux, parce qu’un garçon ne doit pas pleurer. Et c’est Tsomo qui pleure à leur place, surtout quand ce sont ses frères qui se font battre. Elle ne supporte pas la peur, la douleur contenue et l’humiliation qui se lisent sur leurs visages.
Le maître est plus qu’autorisé à battre ses élèves : il est censé le faire. Tsomo a entendu des parents encourager Père à battre ses élèves. “Battez-les autant qu’il le faudra pour qu’ils apprennent ce que c’est qu’obéir. Sans discipline, ils n’apprendront rien. Veillez juste à ne pas leur abîmer les yeux, le nez, la bouche ou les membres.” Les parents répètent ça sans arrêt. Comme un mantra.
Tsomo a découvert que par une fente dans le mur, en se faisant toute petite derrière la porte de la cuisine, elle peut espionner les garçons qui étudient dans la chapelle privée. Elle reste souvent ainsi, le visage collé au mur, à les regarder jusqu’à ce qu’elle entende sa mère l’appeler pour lui confier une tâche ou bien qu’ayant des fourmis dans les jambes et ne pouvant plus tenir, elle soit obligée de bouger. Elle aimerait bien être avec eux. Non qu’elle les aime particulièrement, mais à ses yeux, les garçons qui étudient sont privilégiés. Ils reçoivent une instruction. On leur enseigne la religion. Elle aussi voudrait bien être instruite, apprendre à lire, à écrire et à chanter ces belles prières. Ces garçons deviendront eux-mêmes des religieux laïques. Ils accumuleront des mérites par la pratique religieuse. On leur demandera de lire ou d’accomplir des rituels dans de nombreux foyers. Lire les textes sacrés ne bénéficiera pas seulement aux familles qui auront fait appel à eux, mais aussi au lecteur qui accumulera davantage de mérites pour sa prochaine renaissance. Comment les filles pourraient-elles accumuler plus de mérites si on ne leur enseigne pas la religion ? Etre une fille n’est pas une bonne chose. Tsomo se demande ce qu’elle sera dans sa prochaine vie. Peut-être aura-t-elle plus de chance si elle commandite des lectures de textes sacrés quand elle sera grande et qu’elle aura sa propre maison. Il paraît que c’est ainsi qu’on peut obtenir des mérites quand on est une femme. C’est pour cette raison que les villageois commanditent autant de séances de lecture dans leur maison.
Elle est assise devant son métier à tisser dans la véranda à écouter les garçons ânonner leurs prières. Eux sont assis par terre en tailleur, des livres ouverts devant eux sur de petites tables, et se balancent d’avant en arrière tout en lisant à haute voix. Ils répètent ces prières sans arrêt, jusqu’à ce qu’ils aient mémorisé certains passages. Tsomo répète après eux, si bien qu’avant longtemps elle aussi connaît par cœur de nombreuses prières. Elle pourrait encore les réciter aujourd’hui.
Parfois elle regarde les garçons apprendre la calligraphie. Père est un copiste très apprécié des villageois, lesquels sont nombreux à venir lui demander de lire et d’écrire pour eux. Il est fier de sa calligraphie et tient beaucoup à ce que ses élèves lui fassent honneur. Tsomo les regarde s’appliquer. Ils étalent d’abord une fine couche de cendre, dont ils ont une petite réserve dans un sac de toile à côté d’eux, sur une planche de bois noir posée sur les genoux. Puis ils se penchent en avant, leur front touchant presque la planche, et, très concentrés, gravent la surface couverte de cendre avec une pointe de bambou. Une fois la planche recouverte d’écriture, ils l’apportent au maître qui évalue le travail, après quoi ils effacent ce qui a été écrit avec un morceau de tissu et un nouveau devoir est assigné. Le même exercice est ainsi répété à plusieurs reprises.
Les élèves n’ont la permission d’écrire sur du papier que lorsque le maître décide qu’ils ont acquis suffisamment de maîtrise sur la planche. Tsomo observe Père pendant que les élèves s’entraînent. Il passe le plus clair de son temps à écrire, assis près de la fenêtre. Il recopie essentiellement des manuscrits. Il n’a pas besoin de table. La feuille de papier dans la main gauche, il la tient pliée entre ses doigts, le pouce et le petit doigt devant, les trois autres doigts derrière. Tsomo se surprend en train de faire le même geste. Puis il lève la main gauche au niveau de sa poitrine, trempe sa plume de bambou dans un encrier de cuivre rond et commence à écrire en plaçant la main droite dans le creux de la gauche. Une fois qu’il a trempé sa plume dans l’encre, il lui arrive de la mettre dans sa bouche et de s’arrêter un moment, pour réfléchir ou contempler ce qu’il a écrit avant de s’y remettre. Exactement comme l’oiseau de la devinette. Parfois, à l’aide d’un petit canif, la plume calée derrière l’oreille, il gratte une lettre ou un mot sur le papier. Père est un copiste méticuleux. Tsomo rêve d’apprendre à lire et à écrire, mais aussi qu’on lui enseigne les pratiques religieuses.
“Une fille, c’est différent. Tu apprends d’autres choses qui feront de toi une femme accomplie et une bonne épouse. Apprends à cuisiner, à tisser et tout le reste. Une femme n’a nul besoin de savoir lire et écrire”, répond Père avec calme mais fermeté quand elle lui demande de l’instruire.
Des larmes d’amertume lui montent aux yeux. Elle penche la tête en avant et laisse les larmes tomber à terre pour qu’on ne les voie pas. Elle regarde sa mère, espérant que celle-ci va lui apporter son soutien d’un mot, d’un geste, mais celle-ci se contente de sourire. Tsomo ne lui voit que cette drôle d’expression qu’elle a parfois, un sourire mâtiné de tristesse. Résigné. Tsomo sent le même sourire se dessiner sur son propre visage.
Elle sait tisser et cuisiner. Les travaux ménagers n’ont pas de secret pour elle, non plus que les travaux des champs. A dix ans, pour ce qui est du travail, on la considère déjà comme une adulte. Si seulement Père pouvait comprendre qu’elle pourrait très bien continuer d’apprendre tout ce qui fait une femme accomplie tout en s’instruisant.
Mère organise régulièrement des séances de prières à la maison ; prières pour une longue vie, rituels pour le bétail et prières spéciales pour les fêtes religieuses. Tsomo est fascinée par ces pratiques. Elle va dans la chapelle privée sous n’importe quel prétexte pour regarder et écouter. La cérémonie du chöd, par exemple. Le chöd, qui se pratique généralement de nuit, l’émeut aux larmes. Le bruit des tambours de bois qu’accompagne une simple clochette ainsi que le chant sur une seule tonalité lui donnent des frissons dans le dos. Elle se sent envahie d’une nostalgie qu’elle est incapable de définir. Peut-être que Mère ressent la même chose, car Tsomo la voit assise, attentive dans un coin de la pièce, qui essuie de temps à autre une larme.
C’est son père qui lui a raconté l’histoire de Machig Lhapdrön, une femme exceptionnelle, un grand saint tibétain, qui a popularisé la pratique du chöd. Père lui a expliqué qu’il s’agit de l’offrande de soi pour nourrir tous les êtres existant sur la terre et satisfaire tous les désirs. Bien que Tsomo ne comprenne pas toute la signification et la nature ésotérique du chöd, l’idée la fascine. Et voilà que ce sont les hommes qui pratiquent ce rituel, comme s’ils étaient les seuls à pouvoir le faire, arguant que les femmes doivent se contenter d’apprendre à devenir de bonnes épouses. Tsomo n’y comprend plus rien.
Les années passant, elle finit par comprendre que Père ne cédera pas. Son père est comme ça. Il parle peu, mais ne revient jamais sur une décision, et personne n’ose le contredire. Que peut-elle faire ? Rien, si ce n’est enterrer au plus profond d’elle-même son rêve d’apprendre les pratiques religieuses, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une vague réminiscence de rêve non réalisé. Si seulement elle était un garçon ! Mais elle n’a pas accumulé suffisamment de mérites pour naître garçon.
Ses appréhensions eu égard à cette disparité se muent peu à peu en une plainte qu’elle a entendu formuler par toutes les femmes de son entourage : “Je ne suis qu’une femme”, ne cesse-t-elle de répéter, chaque fois que la formule lui paraît s’appliquer à une situation. Elle la répète comme un mantra, jusqu’au jour où elle finit par se convaincre que, dans la vie, bien des choses sont différentes pour les hommes et les femmes. Les plus âgées approuvent sa nouvelle sagesse, l’encouragent dans ce sens. “Oui, Tsomo, nous sommes des femmes. Différentes des hommes. Nous devons être moins ambitieuses, plus soumises. Nous ne sommes pas comme eux.”