Tsomo avait quatorze ans quand la chapelle privée de la maison cessa de servir de salle d’études. L’un des garçons devenu religieux laïque à son tour lisait des textes et pratiquait les rituels dans le village. Père était extrêmement fier de lui. Il le louait constamment devant Tsomo.
“Il est ce que doit ambitionner tout gomchen, devenir un bon serviteur du bouddhisme. Un bon gomchen gagne toujours correctement sa vie.”
Tsomo aimait particulièrement Jurme. Il lui parlait souvent, et une certaine amitié était née entre eux. En sa présence, elle rougissait, mal à l’aise, tout en désirant ardemment qu’il la remarquât et qu’il s’adressât à elle. Un jour, il lui montra quelques vers qu’il avait composés à son intention. Elle rayonna d’un bonheur nouveau, secret. Sa joie fut à son comble le jour où il lui dit : “Quand je serai plus grand, je me marierai avec toi.
— Et tu m’apprendras à lire et à écrire ? lui rétorqua-t-elle.
— Bien sûr !” dit-il, souriant d’un air amusé.
Tsomo eut le sourire aux lèvres des jours durant.
Mais il partit subitement rejoindre le monastère de Trongsa et elle ne le revit jamais. Parti sans un mot. Elle pleura. Pleura doublement : parce qu’il était parti, mais aussi parce qu’il l’avait trompée. A l’un de ses amis, il avait confié n’avoir écrit ces poèmes auxquels elle attachait tant de prix que pour travailler sa calligraphie, qu’ils n’avaient aucune signification. Elle décida de ne jamais se marier.
Le second frère de Tsomo dans la fratrie épousa une fille du village et se fit fermier, à la grande déception de Père. Mère était heureuse, au contraire, de le voir rester au village. L’aîné, lui, avait l’intention de se chercher un bon maître et de devenir gomchen. L’un des autres garçons fit une retraite de trois ans dans un monastère et un autre quitta la maison pour s’engager dans l’armée. Personne ne comprit pourquoi quelqu’un d’aussi religieux avait fait un tel choix. Les adultes hochèrent la tête d’un air incrédule : “Comment un jeune homme formé pour devenir gomchen a-t-il pu s’engager dans l’armée ?”
Tsomo et quelques-uns de leurs amis, eux, savaient pourquoi. Ils l’avaient souvent entendu dire qu’il avait beaucoup de mal à mémoriser les longues prières et, quand il y était enfin parvenu, qu’il ne comprenait pas très bien ce qu’elles signifiaient. Après tant d’années passées à étudier la religion, il ne pouvait supporter l’idée de se retrouver paysan. Il voulait être quelqu’un. Cultiver la terre était tout bonnement trop dur pour lui, sans compter que ce n’était guère valorisant. Il s’était dit que s’engager était la seule solution.
Père annonça qu’il reprendrait une nouvelle classe d’élèves dès que Nidup Tshering, son plus jeune fils, serait en âge d’être instruit. Tsomo avait hâte de voir l’école rouvrir. Et que son frère grandisse. Mais le temps passa, et rien ne se produisit. Elle était persuadée qu’elle aurait oublié toutes les prières qu’elle avait apprises quand Père reprendrait ses enseignements.
“Quand est-ce que tu vas instruire Nidup Tshering ? osa un jour Tsomo à l’adresse de son père.
— Pourquoi me demandes-tu ça ? répondit Père sans même lever les yeux de son livre.
— Oh, je me demandais, c’est tout ! dit Tsomo, se sentant stupide, quantité négligeable.
— Ah bon !” dit Père, puis il reprit sa lecture.
Il n’avait pas répondu à la question et elle ne savait pas quoi dire d’autre. Elle devait se résigner à vivre sa vie.
La vie pour des jeunes gens de son âge signifiait surtout des travaux pénibles dans les champs, ou des tâches domestiques à n’en plus finir, mais leur jeunesse, leur vitalité leur permettaient d’en oublier le côté ingrat et ils ne rataient jamais une occasion de se divertir. Tsomo et ses amis aimaient profiter de la vie. Ils se retrouvaient pour cuisiner, chacun apportant quelque chose qu’ils mettaient en commun. Ou bien ils inventaient des jeux.
En aval du village, plus bas dans la vallée, il y avait une sorte de cuvette dans le sol. On pensait que la terre avait dû être creusée là, jadis, en vue de construire une maison. Cette cuvette se remplissait d’eau de pluie et devenait une mare quand il avait beaucoup plu.
L’endroit était entouré d’épais fourrés et constituait un terrain de jeu idéal pour des adolescents débordant d’énergie. Tout commença le jour où des garçons taquinèrent Tsomo et quelques-unes de ses amies, se moquant d’elles devant des anciens du village. Humiliées, mais contraintes à se taire en présence des anciens, les filles s’étaient éloignées en disant : “Vous ne l’emporterez pas au paradis.”
Elles attendirent le moment opportun pour se venger. “Cachons-nous dans les fourrés et quand les garçons arriveront, nous les pousserons dans la mare, proposa une amie de Tsomo.
— Tu crois qu’on peut ?
— Ne sois pas si timorée, Tsomo. On peut toujours essayer, non ? L’effet de surprise sera tel qu’ils n’auront pas le temps de résister.”
Elles attendirent donc dans les fourrés et, au moment où les garçons passèrent devant la mare, les filles sortirent de leurs cachettes et essayèrent de les pousser dedans. Mais les garçons résistèrent. Tous se retrouvèrent bientôt dans l’eau boueuse jusqu’aux genoux, à se bousculer les uns les autres, à se pousser, s’appliquant à enfoncer un maximum de têtes dans l’eau. Tout ce petit monde finit par se retrouver les uns sur les autres, un magma de corps mouillés folâtrant et s’ébrouant dans l’eau trouble. La mare résonnait d’éclats de rire.
Cela devint une habitude, après le travail. Avec le temps, le jeu prit une autre tournure. D’autres jeunes gens se joignirent au groupe et on ne se contenta plus de se pousser ou de se mettre la tête sous l’eau. Les garçons essayaient d’enlever les fibules retenant les kiras sur les épaules des filles. Quand ils réussissaient, la kira glissait, mettant à nu un sein qu’ils tentaient de saisir ou de pincer. Par représailles, les filles décidèrent qu’elles baisseraient les pantalons des garçons pour tirer sur leur pénis ou leurs testicules, peu importe, pourvu qu’elles aient quelque chose à se mettre sous la main. Au contact de ces organes malléables, elles poussaient de petits cris perçants qui couvraient les cris de douleur réfrénés des garçons. “Attention, disaient les aînées, plus avisées, aux plus jeunes, c’est là que se trouve la force mâle de la vie. Nous ne voulons pas la détruire.
— Mais je n’ai jamais entendu dire qu’un homme soit mort d’avoir eu les testicules chahutés, dit en toute innocence Tsomo, et les autres éclatèrent de rire.
— Non, mais c’est là que se trouve leur force de vie, alors fais attention”, lui conseilla Chimme d’un air entendu.
Baisser les pantalons des garçons n’était pas des plus faciles parce qu’ils étaient tenus à la taille par des bandes de tissu. Les garçons avaient la part belle parce que les fibules n’étaient pas comme des épingles de nourrice, mais de simples crochets qu’on pouvait aisément défaire. Mais les filles eurent vite fait de trouver de nouveaux stratagèmes, cousant leurs kiras sur l’épaule, par exemple, au lieu d’utiliser des fibules pour les faire tenir. La règle voulait qu’elles aient le droit de s’entraider, si bien que chaque fois qu’un garçon réussissait à défaire une koma, toutes les filles lui tombaient dessus, sur quoi les garçons eux aussi sautaient sur les filles et tous de se retrouver les uns sur les autres au milieu des cris et des éclats de rire.
Ils jouaient sans ménagement aucun, les garçons cherchant tous les moyens de mettre la main sous la kira des filles pour attraper un sein et le pincer. Tsomo était petite, mais vive. Quand une fille s’était fait prendre, les autres l’appelaient à la rescousse et elle sautait sur le dos du garçon sans la moindre hésitation. Ils poursuivaient ce jeu jusqu’à épuisement total des deux camps, souvent endoloris, couverts de bleus. Après le jeu, entre femmes, elles s’examinaient mutuellement les seins.
“La poitrine d’une fille touchée trop tôt par des mains mâles pousse trop vite et devient trop grosse”, dit un jour Pem Lhamo, avec sa sagesse habituelle.
L’image de Lemo avec ses seins énormes, comme une paire de paniers rembourrés sur la poitrine, surgit aussitôt à l’esprit de Tsomo. Elle regarda les siens, de malheureux petits œufs sur le plat. “Les miens aussi, alors, ils pousseront ?” D’autres rires.
Ni la crainte de voir grossir prématurément leurs seins, ni les plaintes, l’exaspération ou les sévères remontrances de leurs parents – surtout quand les vêtements abîmés ou déchirés devinrent le lot quotidien – ne purent mettre un frein à ces jeux. On continua de jouer jusqu’à la belle saison, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout d’eau dans la mare.
A la belle saison, il y avait de l’ouvrage. La vie était rythmée par les travaux des champs auxquels chacun était astreint d’un bout de l’année à l’autre, ce que comprenait fort bien Tsomo, mais elle était à un âge où elle ne négligeait aucun des bons côtés de la vie. Ses amies et elle trouvaient même un certain charme à ces travaux, si pénibles fussent-ils. En y repensant, Tsomo se dit que leurs échanges, leurs parades de séduction suivaient aussi le cycle de la culture du sarrasin.
Trois à quatre mois avant de semer les graines, il fallait préparer la terre. Au huitième mois, tout le village s’en allait sarcler, puis entasser et brûler le vieux chaume selon un système de réciprocité du partage des tâches particulièrement efficace, qui consistait à déléguer un ou deux membres d’une même famille auprès d’une autre pour l’aider aux travaux des champs. “Sans ce système, on n’en viendrait jamais à bout”, disait souvent Mère.
Les villageois se rassemblaient pour accomplir toutes sortes de tâches comme ramasser du bois à brûler ou fendre des bardeaux pour les toits, mais surtout pour retourner la terre. C’était chaque année tante Dechen qui donnait le la. Comme si elle avait été “désignée” pour ce faire.
“Pourquoi n’est-ce pas quelqu’un d’autre qui commence, pour changer ? demanda Kesang.
— La famille du mari de tante Dechen a toujours commencé, d’aussi loin que je me souvienne, c’est la tradition et on la respecte”, répondit Mère.
Tante Dechen entreposait des provisions en vue de nourrir un certain nombre de personnes et mettait des céréales à fermenter qui seraient ensuite distillées pour fabriquer de l’ara plusieurs jours à l’avance. Quelque temps avant le lancement des travaux, elle allait de maison en maison demander aux gens de venir l’aider aux champs. Une vingtaine de personnes répondaient à l’appel. Tsomo savait immédiatement ce que voulait tante Dechen quand elle entrait dans la maison, un sourire enjôleur aux lèvres. Tante Dechen était si sûre d’elle qu’elle considérait comme pratiquement acquis que Tsomo accepterait de venir, si bien qu’elle attendait souvent le dernier moment pour le lui demander. “Tsomo, tu viens aider ta tante à sarcler, cette année. Tu ne me laisseras pas tomber, dis-moi ?”
Tsomo pouvait être très têtue. Mère devait souvent la réprimander. Ce jour-là, tout en se disant avec amertume qu’elle n’existait pour sa tante que lorsqu’il y avait de l’ouvrage, Tsomo regarda tante Dechen comme si elle n’avait pas entendu.
“Tsomo viendra, dit Mère avant qu’un long silence ne devienne par trop embarrassant pour elles. Combien de gens viennent, cette année ? continua-t-elle, sur ce ton enjoué, un peu affecté, qu’elle prenait quand elle voulait détendre l’atmosphère.
— Que dix-neuf, cette année. Douze hommes et sept femmes. Bon, maintenant il faut que je rentre, j’ai encore beaucoup de cuisine à faire pour demain.”
Tsomo était du nombre. Tante Dechen l’avait comptée avant même de lui avoir posé la question. Sa tante était comme ça. Tsomo l’aimait beaucoup, mais sa directivité l’agaçait.
“Tu n’en fais qu’à ta tête, Tsomo. Dechen est ta tante quoi que tu en penses. Sans compter que nous devons respecter cette réciprocité. Nous aussi, nous aurons besoin d’aide, dit Mère, sur un ton neutre, plus vrai, qui lui ressemblait davantage.
— Je sais, je sais”, répéta Tsomo, comme toujours quand Mère tâchait de lui expliquer quelque chose d’évident.
A l’aube, ce jour-là, les dix-neuf se retrouvèrent dans la cuisine de tante Dechen, leur binette à la main. Des paniers remplis de beignets de sarrasin étaient posés sur le sol et tante Dechen touillait une grande marmite de légumes. La bonne odeur de cuisine qui accueillit Tsomo lorsqu’elle entra lui donna subitement très faim. Elle posa sa binette à la porte et s’assit près de son amie Chimme.
“Je suis contente que tu sois venue, dit Tsomo. Je n’aime pas être seule avec tous ces gens. Ils ne sont pas drôles.”
Chimme était plus âgée qu’elle, mais c’était sa meilleure amie et elles passaient beaucoup de temps ensemble. Tsomo l’admirait pour sa force, son courage, son intelligence, mais surtout parce qu’elle inventait sans arrêt de nouveaux jeux plus excitants les uns que les autres. Pour toute réponse, Chimme lui effleura le genou en un geste amical au moment où Tsomo se glissa entre elle et une autre fille.
Tante Dechen babillait joyeusement sans s’adresser à quelqu’un en particulier. Personne ne faisait attention à elle jusqu’au moment où elle apporta la marmite, la plaçant au centre du cercle formé par les convives. Tante Dechen et la cousine Wangmo étaient bonnes cuisinières. C’était toujours délicieux. Tante Dechen savait que les gens venaient plus volontiers travailler s’il y avait abondance de boissons et de bonne nourriture. “Pour bien cuisiner, il ne faut pas être avare de bonnes choses comme le beurre, le fromage et la viande”, déclara tante Dechen comme à son habitude à un moment où les conversations s’étaient arrêtées. Puis elle partit d’un grand éclat de rire, comme si c’était la chose la plus drôle qui fût.
Leurs éclats de rire, irrépressibles, c’était la seule chose que tante Dechen avait en commun avec sa sœur, la mère de Tsomo. Au point que lorsque Tsomo entendait ce rire, elle levait aussitôt les yeux, croyant voir apparaître sa mère.
“Dechen a raison, plus tu donnes, plus tu reçois en retour”, dit Pema Lhadon, la bouche pleine de beignets.
Certains rirent, sans raison, d’autres se moquèrent gentiment : “Pema Lhadon, il faut toujours que tu en rajoutes !”
Tante Dechen vous invitait à manger sur un ton étrangement familier. Sur ce ton caressant qu’elle prenait pour inviter les divinités malfaisantes à manger, puis à s’en aller. “Allez, mangez et buvez tout ce que vous voulez…” Sauf que cette fois, elle disait : “Mangez tout ce que vous pouvez, il y a tout ce qu’il faut. Personne ne doit partir le ventre vide.” Ce qui faisait sourire Tsomo intérieurement.
Quand les paniers furent vides, la marmite nettoyée, on servit de grandes louches de bangchang1 chaud. Une chaleur roborative se propagea en chacun, donnant une sensation de légèreté dans les membres. “Je sens le bangchang jusqu’au bout de mes orteils. Allons-y”, dit Ap Samdrup, l’un des plus âgés du groupe.
Tout le monde prit sa binette et se dirigea vers le champ qui se trouvait à l’écart du village. “Tsomo, Tsomo, appela tante Dechen alors que celle-ci partait avec les autres. Tiens, prends ça avec toi. Pour quand vous aurez soif”, et elle lui tendit une grosse bouilloire de singchang2.
“Les femmes de ce côté-ci du champ, les hommes de l’autre côté, dit Samdrup, prenant le commandement. Les femmes ont du mal à suivre les hommes et il y a toujours des côtés qui ne sont pas faits. Il faut que le champ soit parfaitement sarclé”, ajouta-t-il. Puis il leva sa binette et commença de retourner la terre.
La plupart des femmes se regardèrent d’un air indécis, puis se regroupèrent d’un côté en gloussant. Chimme poussa Tsomo du coude et se dirigea du côté des hommes.
“Nous n’arriverons pas à les suivre, et ce sera humiliant, chuchota Tsomo tout en se dirigeant, non sans quelque hésitation, vers le groupe des hommes.
— Il n’y a pas de mal à essayer”, dit Chimme alors que Tsomo se mettait en position à côté d’elle.
Toutes les têtes se tournèrent dans leur direction, les femmes riant, roulant des yeux, mais les hommes aussi, qui leur lancèrent cet avertissement : “Ne nous mettez pas au défi.”
La terre, après plusieurs années de jachère, était si sèche, si dure qu’on avait l’impression que la binette rebondissait sur le sol sans même l’égratigner. Il fallait s’y reprendre à plusieurs fois pour retourner une motte. Tout le monde savait que la journée serait longue et pénible. Peu de mots furent échangés, mais à chaque coup de binette dans la terre récalcitrante, d’étranges grognements semblaient sortir de la bouche des travailleurs.
Ce fut encore Pema Lhadon qui parla. “Le sol est si dur. Rien qu’à le regarder je sens déjà les ampoules sur mes mains.
— Je sais qu’il est dur, et ce sera difficile, mais faites ce que vous pouvez, je vous en prie. Tenez, voilà du beurre, prenez-en autant qu’il faudra. Frottez-vous les paumes avec, ça évite les ampoules”, implora Wangmo, sentant qu’il y aurait vite des plaintes.
Tsomo regarda son amie qui enfonçait sa binette dans la terre, apparemment sans effort, et la retournait sans se laisser distancer par les hommes. Chimme, qui transpirait beaucoup, avait ôté sa veste et essuyait la sueur avec son foulard. A quelques pas en arrière, Tsomo avait décidé de ne pas forcer. Elle n’avait aucun besoin de se prouver qu’elle était meilleure qu’un homme. Les autres femmes suivaient à quelques mètres. “Ben dis donc, regardez ! Chimme est aussi forte que nous, fit remarquer l’un des hommes. Elle est au même niveau que le meilleur.” Chimme continua son travail, comme si elle n’avait pas entendu, mais Tsomo ne put s’empêcher de sourire. Elle savait que si son amie travaillait aussi dur, c’est qu’elle voulait se montrer à la hauteur. Chimme aimait toujours se dépasser.
Tout le monde parut soulagé quand Wangmo annonça qu’il était l’heure de déjeuner. Wangmo et sa mère s’empressèrent de vider leurs paniers et de poser la nourriture au centre du cercle formé par les travailleurs. Bien qu’ayant des rapports cordiaux en tant que cousines, Wangmo et Tsomo n’avaient jamais été de très bonnes amies. Wangmo trouvait Tsomo impulsive, immature, alors que Tsomo pensait de sa cousine que c’était une intrigante. Mais quand il y avait du travail, elles s’entraidaient. Tsomo se précipita pour servir la nourriture avec elle. Sans lui laisser le temps de demander : “Tu m’aides, petite sœur ?”
Il y avait un énorme bol de farine de sarrasin mêlée d’eau pétrie en une pâte dure, et plusieurs petits bols de purée de piments liquide que Tsomo posa devant chaque convive. Des bottes de feuilles de radis bien tendres, aussi, qu’on avait fait sécher au soleil, ainsi que des bottes de feuilles d’oignon. Quand toute la nourriture fut étalée, Tsomo alla prendre place dans le cercle des gens qui attendaient de se servir. Ils avaient l’air fatigués. Des traces de sueur étaient visibles sur les visages. Et à en croire la façon dont ils se jetèrent sur la nourriture, tous étaient affamés. Tsomo elle-même prit quelques feuilles de radis, les écrasa entre ses doigts et les trempa dans la purée de piments, puis mangea lentement. C’était un repas typique pour ce genre d’occasion, léger et rafraîchissant un jour de grand soleil, surtout quand on avait chaud et faim. Tsomo savait qu’elle s’en lasserait vite, cependant, car ce même repas leur serait servi pendant les deux mois que durerait le travail.
Après le déjeuner, tout le monde se reposa un moment. Tsomo et Chimme s’endormirent à l’ombre d’un pin jusqu’au moment où elles entendirent Ap Samdrup les appeler : “Vous n’avez pas honte, les enfants, de dormir en plein milieu de la journée !” Tous reprirent le travail, reposés, revigorés. Ils continuèrent au même rythme, mais plus détendus. Le soleil était à peine au-dessus de sa position de la mi-journée, il mettrait encore longtemps à atteindre la montagne, à l’ouest, et son pic mauve derrière lequel il disparaissait chaque soir. Il faisait encore chaud, mais un vent soufflait en permanence, dont Tsomo sentit la fraîcheur sur ses joues. Elle resserra son foulard sous le menton. Elle ressentait une tension au niveau des épaules, ses pieds lui faisaient mal, mais il faudrait qu’elle le supporte. La vieille tante Chomo elle-même le supportait, malgré sa propension à se plaindre : “Pourquoi est-ce que ce manche glisse comme ça, aujourd’hui ?” ou : “Mais qu’est-ce que j’ai au bras ?” Mais personne n’y faisait attention.
Tout à coup, parmi les plus jeunes, il y en eut qui entonnèrent des chants. Des couplets pour rire qui avaient parfois un sens plus profond qu’il n’y paraissait et servaient à exprimer de véritables sentiments. Tsomo et Chimme s’arrêtèrent un instant pour écouter résonner la voix puissante et bien posée de Sangye Penjor.
Chimme lança un regard entendu à Tsomo. Elles savaient que ces mots s’adressaient à Tashi Choden. Sangye Penjor était amoureux de cette jeune fille de dix-sept ans, plutôt sage et timide. Mais au grand étonnement de tous, elle décida de répondre elle-même à Sangye Penjor. Elle chanta d’une voix haut perchée, peu sûre.
Tout le monde se mit à rire, y compris Sangye Penjor, même s’il savait qu’il n’avait aucune chance. Tsomo était désolée pour lui. Pauvre garçon ! Il faisait tout pour attirer son attention. Tsomo elle-même avait souvent porté des messages de sa part à Tashi Choden, ainsi qu’un paquet de feuilles et de noix de bétel. “Je voudrais bien qu’il cesse, avait dit Tashi Choden à Tsomo. Tu le sais, toi, que j’en aime un autre.” Tsomo n’avait jamais pu le dire à Sangye Penjor, mais aujourd’hui elle préférerait l’avoir fait. Au moins n’afficherait-il plus ses sentiments comme ça, devant tout le monde.
Sans réfléchir, Wangmo enfonça le clou en chantant maladroitement un couplet sans queue ni tête.
D’autres rires fusèrent, et on vit le pauvre Sangye Penjor rougir tout en agitant frénétiquement sa binette et retourner d’énormes mottes de terre sèche. Il demeura silencieux tout le restant de la journée. On chanta encore, jusqu’au moment où les hommes furent à court d’inspiration, après quoi ils eurent l’élégance de reconnaître leur défaite.
“Nous sommes tout à notre travail et n’avons pas le temps de penser à d’autres chansons”, dirent-ils. Le soleil était déjà à deux doigts de se coucher sur la montagne, les ombres du soir s’étiraient, la journée touchait à sa fin. Les travailleurs se mirent à creuser avec une énergie et un enthousiasme redoublés. Ils tenaient à ce que leur travail soit apprécié. Ce soir-là, justement, quand elle fit son petit tour d’inspection pour voir ce qui avait déjà été sarclé, Dechen Choki parut très contente du résultat.
“Allez, plus fort, Tsomo, ne me dis pas que tu ne peux pas faire mieux !” la taquina tante Dechen, alors que Tsomo était assise sur la presse à nouilles qui grinçait à mesure que les longs fils minces en sortaient. Le dîner traditionnel, lors de ces rassemblements, était toujours composé de puta. Les nouilles de sarrasin étaient trempées dans de l’huile de moutarde, relevées avec du piment et des poivrons, et garnies d’œufs frits et de feuilles d’oignons frais. Tous mangèrent avec frénésie et surtout à grand bruit. On racontait que la maison d’une famille en train de manger des nouilles pouvait faire fuir un animal sauvage. Tsomo se dit qu’il devait y avoir du vrai là-dedans. Chacun tenait son bol près de sa bouche et, poussant les nouilles avec son index droit, aspirait et suçait à grand bruit, hlup… hlup… hlup.
Comme le voulait la coutume, tante Dechen forçait les gens à manger plus. Elle et Wangmo passèrent et repassèrent entre les gens avec leur louche pour les resservir. “Tsomo, Chimme, aidez-moi”, appela Wangmo alors qu’elle se bagarrait avec Sangye Penjor. Tsomo le maintint, Chimme lui prit son bol des mains et Wangmo le remplit. “Assez, assez. Je ne peux plus rien avaler”, protesta-t-il en vain. Travaillant en équipe, les trois remplirent ainsi un maximum de bols, allant même jusqu’à en verser une louche sur les mains de ceux qui tentaient de recouvrir leur bol pour ne pas être resservis. Une partie de la nourriture fut ainsi perdue, dont un grand nombre de nouilles qui gisaient pareilles à des vers de terre sur le sol. Le repas se termina en bataille générale. Ce fut le début de la fête.
Malgré la dure journée qu’ils venaient d’avoir, les travailleurs eurent encore la force de danser et chanter jusque tard dans la nuit. Tante Dechen demanda à Wangmo et à Tsomo de servir l’ara. Ce qu’elles firent, gardant leur sérieux, faisant comme si elles ne remarquaient rien des rendez-vous galants qui avaient lieu dans les coins sombres, flirts ou préludes à des idylles qui se développeraient tout au long de la saison, puis s’épanouiraient pour aboutir aux cérémonies de purification ou tshangma quelques mois plus tard.
Le sarrasin une fois planté, il fallait le protéger des ours et des sangliers. C’était les femmes non mariées, n’ayant pas d’enfants à charge, à qui était dévolue la charge de surveiller les champs. Tsomo et Chimme le faisaient ensemble. Heureusement, les champs des deux familles étaient à proximité l’un de l’autre. Elles dormaient dans le même abri en se relayant. Celles qui gardaient les champs habitaient temporairement de petites huttes rudimentaires faites de branchages et de vieilles nattes de bambou. Des torches les éclairaient dans la nuit sombre. On entendait résonner des cris et des beuglements d’une vallée à l’autre chaque fois que l’une d’elles faisait fuir un animal. Des ours et des sangliers, il en venait de temps à autre, en effet, mais leurs amoureux, eux, venaient régulièrement. Ces huttes isolées offraient aux couples l’intimité qu’ils ne pouvaient avoir chez eux où tout le monde dormait dans la même pièce, la plupart du temps dans la cuisine. Tsomo retournait discrètement dans sa hutte quand l’amoureux de Chimme venait la voir.
Quand la moisson était faite et qu’il fallait moudre le grain, il n’était pas rare à nouveau que les jeunes filles allassent passer la nuit aux moulins. Beaucoup d’idylles trouvaient là leur aboutissement. A l’ombre des grands moulins, au son de l’eau qui bouillonnait et du grain en train de se moudre, épousant le rythme éternel de la vie, les jeunes corps passionnés s’enlaçaient avant de s’étendre assouvis sur un confortable lit de balles de sarrasin.
Les gens du village ne célébraient pas les mariages. C’était réservé aux notables et aux riches. Tsomo ne connaissait personne qui ait eu un mariage comme en ont les riches de Thimphu aujourd’hui. Des réceptions, des soirées où l’on danse, et encore des réceptions. Quand Tsomo était jeune fille, les jeunes se fréquentaient discrètement d’abord, puis ouvertement si l’idylle se poursuivait. Mais quand une jeune fille tombait enceinte, elle était obligée de l’annoncer et de se prêter à une cérémonie de purification qu’on appelait tshangma. C’était une épreuve pour elle, sauf quand le père acceptait de reconnaître l’enfant. On disait qu’une femme refusant cette cérémonie pouvait être tenue responsable de toutes les catastrophes naturelles qui s’abattraient sur le village cette année-là.
Les grossesses non purifiées perturbaient les dieux de la naissance et les divinités du village. Tant que la femme ne s’était pas soumise à la purification, elle était considérée comme responsable des dérèglements climatiques, des maladies et des morts parmi les humains, et même parmi le bétail.
S’il tombait une averse de grêle, on soupçonnait aussitôt une grossesse dans le village. Tsomo entendait souvent ce verdict : “Une fille enceinte a dû aller dans la montagne et polluer les lieux sacrés.”
C’était une lourde responsabilité. “L’idée des conséquences que peut avoir une grossesse non purifiée est encore plus angoissante que d’avoir un bébé sans père”, entendit dire Tsomo, un jour que deux vieilles femmes en parlaient.
Elle espérait bien ne jamais se retrouver dans pareille situation.
1 Boisson alcoolisée fabriquée à partir de la fermentation de blé ou d’orge.
2 Eau-de-vie de céréales.
3 “Fille de noble naissance/Je t’ai vue avec tes beaux appas/Sur une haute branche, inaccessible/Aussi désirable qu’un fruit mûr.”
4 “Un fruit qui ne peut pas être goûté/Et ceux qui seront perdus/L’amoureux ne les verra jamais/Pourquoi se faire la victime de vilains ragots ?”
5 “Penjor quand de chez lui il est venu/Penjor comme un dieu est apparu/Mais passant le col du Pele/Penjor en singe s’est changé.”