Pendant la majeure partie de sa jeune vie, Tsomo avait vu sa mère enceinte ou bien un enfant pendu à son sein, et l’idée de s’inscrire dans le même destin qu’elle la rassurait sur sa propre identité. Chaque fois qu’elle n’était pas sûre d’une chose, elle se demandait : “Que ferait Mère à ma place ? Qu’en dirait Mère ?” Un jour, pourtant, elle commença à se poser des questions. Voulait-elle vraiment être comme sa mère ? Avoir autant d’enfants, autant de travail, jamais de temps pour elle-même ? Etait-ce vraiment ce qu’elle voulait ? Tsomo ne détestait pas rester à ne rien faire. Elle aimait s’asseoir dans la véranda et regarder la rivière argentée serpenter au loin entre les montagnes qui étaient accolées les unes aux autres, formant une immense barrière. Fascinée, elle se demandait où menait la rivière. Dans les plaines de l’Inde, lui avait-on dit. Mais où étaient-elles, ces plaines ? Elle ne se lassait jamais de guetter, dans les arbres, les oiseaux dont elle entendait et pouvait imiter le chant. Alors que Tsomo n’avait jamais vu sa mère s’arrêter ni s’asseoir, ne serait-ce qu’un instant. Elle avait toujours à faire. Pourtant elle savait exactement à quel méandre de la rivière on pouvait trouver les plus délicieuses fougères, ou, à l’est du village, sur la colline, les ruines presque ensevelies d’une vieille maison. Peut-être que dans ses jeunes années elle avait eu des moments à elle, pour des choses auxquelles elle ne pouvait plus consacrer de temps aujourd’hui.
Tsomo ne la voyait jamais faire quoi que ce soit pour elle-même, ni même se cuisiner les plats qu’elle aimait. Elle ne préparait que ce qui faisait plaisir aux autres. “Ton père aime le potiron”, déclarait-elle chaque fois qu’elle en faisait. Et elle ne mettait pas de gingembre dans la soupe, alors qu’elle en était très friande. “Il me semble avoir vu Nidup Tshering recracher le gingembre”, disait-elle en regardant un morceau de gingembre qu’elle tenait dans la main, avant de le reposer dans le panier à légumes.
Ses seins avaient la douceur d’une poitrine trop souvent pétrie par de petites mains promptes à la saisir ou à la repousser en un geste inné de possession ou de contentement. Ils étaient un peu flasques, aussi, à force d’avoir été vidés de leur lait par de trop nombreuses petites bouches avides. Sa mère assise près du feu, remuant le contenu d’une marmite sur le poêle de la main droite et nourrissant un bébé sur ses genoux, le souffle rauque, le ventre distendu par la grossesse, c’est l’image que Tsomo en garde aujourd’hui encore.
Père pensait qu’une nombreuse tribu était une bénédiction du ciel. Il avait coutume d’en énumérer les bienfaits : “Dangpa mi yi long choi, nepa choygi long choi, sumpa junor long choi.” (“Abondance d’enfants, abondance de rituels, abondance de richesses.”) Pour ce qui était de la première bénédiction, la famille de Tsomo était comblée : la naissance d’un treizième enfant s’annonçait. Etant lui-même un religieux laïque, Père se chargeait des rituels et le reste de la famille faisait de son mieux pour ce qui était des richesses.
Mère était de nouveau enceinte. Son rire produisait un son caverneux, totalement dépourvu de gaieté, et Tsomo ne fut pas longue à deviner que les ombres apparues sur son visage n’avaient rien à voir avec les traces de suie provenant du fourneau. Autour du troisième mois, elle dut ralentir le rythme, même si elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour paraître forte. Elle se fatiguait vite et restait à la maison chaque fois que c’était possible. Mais elle ne tenait pas en place pour autant et trouvait toujours à s’occuper dans la maison. Tsomo la conjurait souvent d’aller s’étendre : “Repose-toi un moment, Mère. Kesang et moi pouvons très bien nous occuper de tout.
— Nous ne voulons pas que tu t’affaiblisses avant l’accouchement, la gronda Kesang. Pourquoi ne nous fais-tu pas confiance, Mère ?”
Mère répondait que se reposer n’était tout simplement pas dans ses habitudes.
Le bout de son nez et ses pommettes étaient couverts de taches sombres mais elle imputa cela aux “problèmes de peau liés à la grossesse”, lesquels disparaîtraient peu à peu. Tsomo se posait tout de même des questions. Mais elle se dit qu’avec le nombre d’enfants qu’elle avait eus, elle devait savoir.
Samdrup, qui avait déjà deux ans, aurait bien voulu continuer de téter, mais Mère s’y opposa, au motif que le lait d’une femme enceinte pouvait être du “poison” pour lui. Pour le sevrer tout à fait, elle usa de tous les stratagèmes qui avaient marché avec les autres enfants. Mère était sur la véranda à nettoyer et carder de la laine pendant que Tsomo, assise à ses côtés, s’affairait sur le rouet qui couinait épouvantablement. Tsomo se disait qu’un peu de graisse, appliquée à l’endroit où ça grinçait, serait bien utile, mais elle rechignait à perdre de vue l’oiseau perché dans le pêcher qui criait “phiit, phiit”. Samdrup geignait, s’accrochait à sa mère. “Veux du lait, Samdrup veut, répétait-il inlassablement.
— Ecoute l’oiseau, Samdrup, dit Tsomo d’une voix câline, il raconte quelque chose. Il dit que Samdrup est devenu trop grand pour téter sa mère.”
Mais il se fit encore plus insistant. Mère, qui s’était efforcée de ne pas faire attention à lui, se leva brusquement. “Je vais te chercher de la graisse pour ton rouet”, dit-elle avant d’entrer dans la maison. Quand elle en ressortit quelques instants plus tard, l’enfant était en pleurs. Elle tendit à Tsomo un petit bol plein d’huile de moutarde et s’assit tout près du garçon qui était étendu par terre, frappant ses petits pieds sur les lattes du plancher, apparemment très heureux de l’effet que produisaient ses pleurs rythmés par ses battements de pieds. Tsomo, un peu honteuse de ce que sa mère soit allée elle-même chercher la graisse, s’employa tout de suite à l’appliquer sur les parties récalcitrantes du rouet. Pendant ce temps, Mère prit Samdrup sur ses genoux et le laissa farfouiller dans sa robe à la recherche d’un sein. Mais quand elle se dénuda la poitrine, l’enfant resta coi et fixa le bout de ses seins avec de grands yeux ronds. Suivant une vieille coutume, elle s’était badigeonné le bout des seins de résine de pin mêlée à des brins de laine. C’était horrible. Tsomo observait la scène en silence. Samdrup regarda alternativement le sein de sa mère, son visage, le sein à nouveau, puis il entreprit d’ôter la laine, brin par brin, et ainsi jusqu’à ce que le plus gros de la laine fût enlevé. Ensuite, des brins de laine encore collés à ses petits doigts, il avança une bouche goulue vers le sein de sa mère, mais la retira aussitôt, recrachant tout ce qu’il avait pu en tirer. La laine ne l’avait pas effrayé, mais l’amertume de la résine de pin avait eu raison de lui. Il resta là, dans les bras de sa mère, le regard vidé de toute expression, troublé, n’y comprenant rien. Mère ne put se retenir. Elle éclata de rire, le serra contre elle, l’embrassa et le chatouilla jusqu’à ce que l’enfant se mette à rire lui aussi, en se tortillant sur ses genoux.
Samdrup ne cessa pas de la harceler et de s’agiter pour autant. Pas pour le lait mais pour jouer à continuer d’enlever la laine de ses seins, avec les chatouilles et les rires qui accompagnaient l’exercice. Tsomo vit souvent sa mère jouer et rire avec Samdrup après cela, quand elle s’offrait un moment de détente.
Au cours des derniers mois de sa grossesse, Mère parut heureuse, plus solide. Kesang l’avait également remarqué : “Dis-moi, Tsomo, tu ne trouves pas que notre mère a l’air d’aller mieux ? Je commençais à m’inquiéter, elle avait une mine épouvantable, ces derniers temps.
— Je trouve aussi. Mais tu sais, c’est difficile, pour une fille, de donner des conseils à sa mère, et la nôtre est particulièrement entêtée.”
Mais leur soulagement fut de courte durée. A l’approche de la délivrance, les douleurs furent inhabituelles, le travail beaucoup plus long que d’habitude. Tsomo le savait bien, qui l’avait aidée pour les petits derniers, des accouchements faciles et rapides, dans l’ensemble. Les douleurs la prenaient, s’apaisaient, puis la reprenaient. Quelque chose n’allait pas. L’inquiétude gagna Tsomo. Elle demanda à Kesang de rester auprès de leur mère et courut chercher sa tante. “Tante Dechen, lui dit-elle, peux-tu venir auprès de Mère ? Le travail a commencé, mais on dirait que quelque chose ne va pas.”
Mère était dans son lit, épuisée, inquiète, le visage couvert de sueur, Kesang assise à son chevet, l’air tendue, inquiète. Avec son efficacité coutumière, tante Dechen s’affaira aussitôt à préparer de quoi calmer les esprits malfaisants.
Père avait pratiqué tous les rituels qu’il connaissait. En désespoir de cause, on était même allé chercher le frère de Mère, pour lui demander de venir enjamber sa sœur en un geste censé briser le tabou entre frères et sœurs et accélérer la délivrance. En vain, hélas ! A la fin du troisième jour, Mère, les yeux caves, ne pouvait plus desserrer les dents. “C’est mauvais signe”, déclara tante Dechen désespérée.
Un cri d’effroi monta dans la poitrine de Tsomo, mais qui resta coincé au creux de son estomac. “Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Kesang en lui jetant un regard implorant.
— Je ne sais pas”, répondit Tsomo, tandis que Kesang se mettait à pleurer en silence.
La résignation se lisait sur le visage de Mère, des larmes coulaient, laissant des traînées blanches sur ses joues couvertes de suie. Elle agita mollement la tête sur l’oreiller, incapable de parler. Comprenant que sa mère était en train de mourir, Tsomo fut prise de panique. Assises à son chevet, tante Dechen et elle la regardaient, impuissantes, retapant les oreillers, ou remontant les couvertures pour ne pas penser. Mère ne respira plus que très faiblement, son souffle devenant comme un bruit de bulles dans la gorge. Kesang se mit à sangloter. Dans un effort surhumain, Mère ouvrit les yeux pour la dernière fois. Avec beaucoup de douceur, Père fit sortir Kesang de la pièce. Il avait demandé à quelqu’un de venir lire le Thötröl, ou Livre des morts tibétains, dont la lecture aide les mourants et les morts à traverser le bardo1. Lui aussi avait conscience qu’elle était en train de mourir. Soudain, la lente psalmodie du Thötröl en fond sonore, Tsomo vit s’immobiliser la tête de sa mère. Elle exhala un dernier soupir, en douceur, comme un grand soulagement, qui alla se fondre dans l’air vicié de la chambre. Il n’y avait plus rien à faire. Tsomo, grosse de larmes qu’elle était incapable de verser, contempla le corps sans vie de sa mère sous les couvertures, et se demanda ce qu’il en était du bébé.
Elle prit les mains froides et inertes de sa mère et les glissa sous la couverture, comme pour les réchauffer. Geste vain s’il en fut. Le corps de Mère avait déjà la pesanteur du cadavre, signe qu’elle les avait physiquement quittés, mais qu’elle n’était pas encore détachée des siens. Et comment pouvait-il en être autrement ? Elle n’était pas censée mourir. Au contraire : elle était censée donner le jour à une nouvelle vie. Tsomo avait le cœur brisé, toutes sortes d’émotions se télescopaient dans sa tête, engendrant la plus totale confusion.
Tante Dechen et Kesang faisaient déjà entendre leurs lamentations et, dans les bras de Père, Samdrup s’agitait, impatient d’aller réveiller sa mère. Père, qui avait du mal à croire ce qui arrivait, était livide, mais il se contrôlait, restait digne. Il se devait de se montrer fort pour ses enfants. Tsomo eut la sensation, à cet instant, que tout le poids du corps de Mère tombait sur elle, une véritable chape de plomb.
“Une mère ne peut pas être incinérée, un bébé encore dans le ventre. L’enfant à naître doit voir la lumière du jour. Il a accumulé suffisamment de mérites pour prendre la forme d’un corps humain. Il doit voir le ciel, occuper l’espace, sentir le vent. Le laisser dans le ventre de sa mère risquerait de lui créer des obstacles semblables dans ses vies futures. Un puissant obstacle l’a privé de vie. Mais son corps doit être libéré”, annonça le frère de Mère, s’efforçant de maîtriser le tremblement de sa voix et de chasser les larmes qui lui venaient aux yeux.
Ce fut la consternation, chacun resta sans voix. Qui pouvait se charger d’ouvrir le ventre d’un mort ? Celui ou celle qui l’aimait le plus, selon la coutume.
Tous aimaient Mère, mais il fut décidé que c’était Père qui l’aimait le plus.
“Si tu as peur de ne pas pouvoir y arriver, quelqu’un du même âge que toi peut s’en charger”, le rassurèrent les anciens du village.
Père n’avait pas peur, et c’était bien lui qui avait le mieux aimé Mère. Mais le gomchen calme et posé qu’il était s’effondra soudain et pleura. Ce ne sont pas les larmes qui vinrent, mais des lamentations et des gémissements émanant du plus profond de son être.
Tsomo regarda son père, tête penchée en avant, tout courbé, tremblant d’une émotion contenue, et fut envahie d’un mélange de tristesse et de colère. Une tristesse et une colère qui s’insinuèrent dans son cœur et le rongèrent aussi sûrement que le ver dans le fruit. Père gémissait et tremblait, de tristesse, comme chacun d’entre eux, mais aussi parce qu’il se trouvait dans l’obligation de prendre une part active à ce qu’il avait toujours considéré comme étant le domaine de la femme : la gestation, la naissance.
Nidup Tshering alla chercher l’astrologue du village. A peine arrivé, ce petit homme familier, affligé d’un léger zézaiement, prit les choses en main. De sa voix de fausset qui s’éteignait avant même qu’il ait fini ses phrases, il donnait des ordres à n’en plus finir, perché sur une chaise haut placée au milieu de la pièce. Il aimait être aux commandes. Toute la famille s’empressa de suivre ses instructions. Quand il ne donnait pas d’ordres, il trouvait le temps de consoler les membres de la famille. Il s’interrompait de temps à autre pour affecter de méditer intensément. Puis il levait la main droite vers sa poitrine, plissait les yeux et disait quelque chose de très profond du genre : “Après la naissance, la mort.”
Mais rien sur le fait d’être mort-né, lorsque naissance et mort se confondent, et Tsomo ne put trouver les mots pour l’interroger sur ce mystère.
L’astrologue était tout le temps obligé de s’essuyer les commissures des lèvres où s’accumulait un peu de bave, du fait de son zézaiement, peut-être. Lorsque tous les préparatifs furent achevés, il ouvrit ses livres et, sortant délicatement ses petites lunettes rondes de leur étui de soie et de brocart, les mit avec le plus grand soin. Tous ceux qui les virent reconnurent aussitôt les lunettes d’alpiniste qu’il avait achetées au marché de Lhassa. “Je les ai payées cher mais, heureusement, comme elles sont placées sous le signe de l’eau, elles sont fraîches et apaisantes pour les yeux. Celles qui sont placées sous le signe du feu ont un effet chauffant au contraire.” Il fallait écouter cette histoire chaque fois qu’il mettait ses lunettes. Elle avait longtemps fasciné les enfants, mais personne, désormais, n’y prêtait plus attention. Tsomo craignit un instant qu’il se lançât à nouveau dans cette histoire, mais non, il se contenta d’ajuster ses lunettes ainsi que le cordon qui les retenait, puis il commença sa lecture.
Toute la famille comptait sur cet homme pour neutraliser les forces négatives et aider Mère à trouver son chemin vers une nouvelle vie. Ils le respectaient et le lui manifestèrent par un silence religieux pendant tout le temps que durèrent les rituels funèbres. De temps à autre, il s’éclaircissait la voix, interrompait sa lecture pour cracher dans un épais morceau de tissu déjà tout empesé de crachats séchés. Puis il le repliait soigneusement et le glissait entre le siège et son genou droit, à portée de main pour la prochaine séance d’expectoration. C’était le signal, l’heure d’interrompre les rituels pour boire un thé. Il appréciait le thé brûlant, si bien que la théière restait en permanence sur le poêle. Tsomo se précipitait pour le servir chaque fois que le signal était donné.
Il entreprit des calculs répétés et se lança dans les rothsid thama ou divinations et calculs2 pour la défunte. Rapidement, il annonça l’âge de ceux qui seraient admis à porter le corps. Il fut décidé que celui-ci devrait sortir de la maison par le côté nord. Mais côté nord, il n’y avait ni fenêtres ni porte. Alors comme il n’était pas question de transiger, on décida qu’une ouverture serait pratiquée dans le mur. Il n’y avait là rien d’inhabituel, la chose serait vite faite. L’astrologue parut plus nerveux et dut consulter son grand livre à plusieurs reprises lorsque le moment arriva d’extraire le bébé. La naissance naturelle ayant échoué, il fallait bien qu’elle s’accomplisse par force. Ce fut au tour des hommes d’intervenir, aucune femme n’étant admise dans la petite pièce où gisait la dépouille de Mère.
Tsomo aperçut son père, le visage rougi par les larmes, mais aussi par l’alcool qu’il avait ingurgité pour se donner le courage d’accomplir cet acte d’amour. On le poussa gentiment derrière un rideau, un couteau terriblement aiguisé dans ses mains tremblantes. Tsomo ne vit rien d’autre. Son esprit se vida. Elle n’osa pas penser à ce qui allait s’accomplir. La vision de son père, le couteau à la main, était un cauchemar pour elle, et elle préférait ne plus y penser.
Kincho Thinlay, le frère de Tsomo chargé du transport de la dépouille jusqu’au lieu de la crémation, lui raconta tout ce qu’il avait vu. Tsomo aurait préféré ne pas entendre tous ces détails mais Kincho Thinlay avait besoin de raconter, de partager ce cauchemar avec quelqu’un de proche. L’astrologue avait demandé un long bâton de saule dont l’extrémité fut calcinée pour obtenir du charbon de bois. Pendant que le bâton refroidissait, l’astrologue psalmodia des mantras. Puis, son assistant s’étant placé à ses côtés pour lui tenir un diagramme, il le reproduisit sur le ventre distendu en se servant du bout noirci comme d’un crayon. L’astrologue tremblait et le bâton, trop long, était difficile à tenir, de sorte que le diagramme du ventre ne fut pas exactement celui qui était sur le papier.
Après une litanie de mantras, Père entra et, comme en état de transe, procéda à l’extraction du bébé, une petite fille bien formée, par le côté gauche du corps, quelque part entre la cage thoracique et le pelvis. Le bébé sans vie était ensanglanté, si bien que Père fut couvert de sang lui aussi. C’est ainsi que le cauchemar de Kincho Thinlay devint aussi celui de Tsomo.
La mort avait pris Mère par surprise. Tsomo savait qu’elle avait quitté ses enfants en se faisant du souci pour eux et pour tout ce qu’elle laissait derrière elle. On pouvait mesurer ses inquiétudes et ses attachements au poids de son corps. Kincho Thinlay était un gaillard très solide, capable de transporter sans peine les charges les plus lourdes. Mais là, il titubait sous son fardeau. Sur le trajet vers le bûcher de crémation, il ruisselait de sueur, semblait épuisé, tout pâle. On crut même un moment qu’il allait s’arrêter et se reposer, mais la coutume voulait qu’une fois soulevé et en route pour la crémation, le corps du défunt ne pût en aucun cas être déposé. Tsomo souffrait de voir son frère peiner autant. N’y avait-il aucun moyen de l’aider ?
“De grâce, mon oncle, fais quelque chose, supplia-t-elle. Kincho Thinlay ne va jamais arriver jusqu’au bûcher.”
Comme toujours, on pouvait se fier à l’expérience et aux ressources des anciens. L’oncle, aidé d’un autre homme du village, se procura rapidement une planche de bois qu’ils placèrent sous le corps de Mère, replié en position fœtale dans un panier. Ils maintinrent la planche sous le panier afin que Kincho Thinlay puisse momentanément déposer son précieux fardeau avant de poursuivre son chemin vers le bûcher funéraire.
On procéda à la crémation de Mère et, le même jour, le corps du bébé ayant été placé dans une toute petite boîte, on l’immergea dans la rivière. La plupart des enfants morts à la naissance sont ainsi immergés, ou bien abandonnés dans des grottes, loin de tout. Pour des enfants un peu plus âgés, mais néanmoins au-dessous de l’âge requis pour la crémation, on s’arrange tout de même pour la rendre possible. Les années manquantes sont compensées par des mesures de grain. Quoique Tsomo n’ait pas de ses yeux vu que cinq mesures avaient été jetées dans le feu pour la crémation de sa petite sœur âgée de trois ans, trois pour son petit frère de cinq ans, on lui raconta ensuite que c’est ce qui avait été pratiqué. Elle avait pourtant observé la scène avec attention. Comment la chose avait-elle pu lui échapper ?
Durant quarante-neuf jours après le décès, la famille endeuillée était très occupée par les nombreux rituels à observer. Les parents et les amis restaient pour aider la famille et partager le deuil. Tsomo appréhendait le moment où, après leur départ, ils allaient se retrouver entre eux. “Pour l’instant, toutes ces visites et ces activités vous empêchent de penser, mais après le quarante-neuvième jour, le silence et la solitude seront bien là”, les avait prévenus sentencieusement tante Dechen. Ils eurent beau être avertis, la solitude, le chagrin leur parurent insurmontables. Mère avait laissé un grand vide dans la maison. Son absence était partout. Nulle part, désormais, ne se faisaient entendre cette voix qui accueillait les enfants à leur retour des jeux ou du travail, ce cliquetis de perles qui la suivait partout, ce rire qui résonnait dans toute la maison. Tsomo se sentit perdue, à la dérive. Mère avait été le pilier auquel étaient reliés tous les membres de la famille, celle qui donnait cohérence et sens à leurs actions, à leur vie.
Dans l’année qui suivit la mort de Mère, Père ramena une nouvelle femme à la maison. “C’est le remède qu’a trouvé Père pour pallier l’absence de Mère dans la famille”, dit Tsomo à tante Dechen. L’astrologue n’avait-il pas déclaré : “Il y a un remède à la plupart des situations hors du commun.”
“Une personne de ma condition ne peut pas se passer d’une épouse. Il doit y avoir une femme pour recevoir les invités, s’occuper d’eux, les raccompagner et veiller à tout ce qui a trait aux questions domestiques. La maison ne doit pas donner l’impression d’une grotte froide”, expliqua-t-il alors que les enfants dévisageaient la jeune fille timide et empruntée qu’il leur présentait.
Kesang et Tsomo s’étaient jusque-là efforcées d’agir en tous points comme leur mère l’aurait fait, mais sans que leur père s’en rende compte.
“Pourquoi si tôt ? N’aurait-il pas pu attendre le troisième anniversaire de la mort de Mère ? pensa un jour Tsomo sans se rendre compte qu’elle l’avait dit tout haut.
— Comment a-t-il pu ? Il a déjà oublié notre mère”, répondit amèrement Kesang, les yeux embués de larmes.
Il était bien le seul à trouver que la maison ressemblait à une grotte froide, pensa Tsomo, dégoûtée, mais, sachant que Mère n’aurait pas aimé qu’ils s’opposent à leur père, elle prit la résolution de ne pas lui gâcher son bonheur et invita Kesang à faire de même.
Tashi Lhamo était de Trongsa. Aucun des enfants ne parvint à savoir comment elle avait rencontré leur père ni comment ce mariage avait été arrangé, mais elle vint s’installer chez eux, prenant la place laissée vacante par leur mère. Il y avait un petit air résolu chez cette nouvelle mère aux lèvres pincées en une désapprobation constante. Elle ne s’adressait que rarement aux enfants. Elle n’arrêtait pas de chuchoter à l’oreille de leur père. Tsomo savait qu’en sa qualité d’aînée, il lui revenait de donner l’exemple en l’appelant aming, ou belle-mère, mais la chose n’était pas aisée. Elle dut se faire violence pour y arriver, par égard pour son père. Au sourire d’approbation qu’elle vit sur le visage de celui-ci, la première fois qu’il l’entendit l’appeler “aming”, Tsomo répondit par un sourire elle aussi.
Mais, entre eux, les enfants s’obstinèrent à l’appeler “elle”, et le petit Nidup Tshering dit que sa bouche n’osait pas dire “Mère” à cette étrangère. Tsomo éprouvait exactement la même chose. Tashi Lhamo appela Père “lopon”, et dès son arrivée assuma le rôle de Mère, notamment celui de servir la nourriture à chacun des membres de la famille rassemblés pour les repas. Elle servait toujours Père en premier, comme Mère, mais elle s’y prenait mal, sans aucune délicatesse. Les louches atterrissaient avec de gros ploufs dans les bols, envoyant des éclaboussures partout. Bruits de couverts qu’on heurte, de casseroles qu’on racle, nourriture éparpillée un peu partout, c’était cela les repas, avec elle. Tashi Lhamo n’avait ni la grâce ni le charme de Mère. Elle faisait tout ce que Mère avait en horreur. Mère avait une façon bien à elle de vous servir, même une simple soupe. Avec distinction et délicatesse, comme si vous étiez la personne la plus importante qui fût et que les mets eussent été préparés spécialement pour vous.
Père mangeait en silence et les enfants gardaient leurs pensées pour eux. Un jour, n’en pouvant plus du bruit, plus fort que d’habitude, et de la nourriture répandue, particulièrement abondante ce jour-là, Kincho Thinlay exprima tout haut ce qu’il pensait, quoique avec humour. Malgré un fort bégaiement, il réussit à dire qu’il y avait largement assez de nourriture sur le sol pour nourrir toute une basse-cour. Un long silence s’ensuivit. Tashi Lhamo promena son regard sur l’assemblée, puis regarda Père avec insistance, faisant les gros yeux pour l’inciter à réagir. Père tiqua, puis il reposa sa tasse de thé, s’essuya la bouche et se racla la gorge. Le silence était tendu, tout le monde attendait qu’il dise quelque chose. Il hésita, reprit sa tasse, en avala le contenu et la recouvrit3.
“Allez, dépêche-toi de manger. On ne va pas rester là toute la journée.” La voix était sévère et s’adressait à Nidup Tshering qui, de peur, sursauta avant d’éclater en sanglots. Samdrup lança une œillade inquiète à Tsomo, se rapprocha d’elle et s’agrippa à son bras. Kincho Thinlay, lui, souriait l’air satisfait, fier de l’effet produit par sa remarque. Tashi Lhamo débarrassa la table du petit-déjeuner et sortit sous le porche en tapant bien fort les pieds en marchant. Père se leva de sa place, alla à la fenêtre un instant, puis retourna dans son petit temple, dans son monde à lui, loin des remèdes auxquels il aurait fallu remédier. Kesang s’assit devant son métier à tisser et se mit à lancer la trame et à la tasser avec fureur. Tsomo nettoya les saletés. Et c’est avec fureur elle aussi, faisant plus de bruit que jamais, que leur belle-mère lava les casseroles ce jour-là.
1 Le terme bardo désigne l’état intermédiaire entre la mort et la renaissance, mais aussi des moments de passage où la possibilité de libération, ou d’éveil, se trouve accrue.
2 Tout est décidé en fonction de la date de naissance du défunt : qui va porter le corps, quel jour, où aura lieu la crémation, quels rituels doivent être pratiqués pour sa renaissance, etc.
3 A la campagne, chacun avait sa tasse ou son bol et, après les avoir utilisés, les recouvrait d’un morceau de tissu carré avant de les ranger pour le repas suivant.