Tsomo n’arrive pas à dormir. Elle se retourne sur son matelas qui lui semble tout à coup trop mince et la couverture trop lourde. Elle est étendue immobile, les yeux clos, en quête de sommeil. Le moment où celui-ci vient tout naturellement est passé. Elle a le sommeil léger, agité, depuis quelque temps. Le sommeil, il faut le laisser mûrir, comme l’ara. Elle se rappelle que quelqu’un a dit ça un jour, mais elle ne se rappelle plus qui. Elle est fatiguée, pourtant, et ses paupières sont lourdes mais des pensées s’agitent dans sa tête, qui ne lui laissent aucun répit. Elle finit par repousser son oreiller contre le volet de la fenêtre et voit qu’il fait encore nuit dehors. Des rayons de lune argentés entrent dans la pièce, par les brèches du mur, lignes blanches vaporeuses qui se répandent sur le plancher, semblables à de fines aiguilles en apesanteur. Dans le silence de la nuit, Samdrup, le petit frère de Tsomo, s’agite dans son sommeil. Elle se tourne vers lui et lui tapote le dos en fredonnant un air que Mère avait l’habitude de lui chanter pour l’aider à se rendormir. Sa respiration redevient régulière, il se rendort. Toute la maisonnée a pleuré la mort de Mère, mais le coup a été particulièrement rude pour Samdrup. Il ne comprend pas pourquoi sa mère ne collera plus de laine sur ses seins, ne le câlinera ni ne rira plus avec lui. Il se réveille souvent en pleurant. Tsomo le câline et lui parle, mais comment expliquer la mort à un enfant qui n’a pas encore trois ans ?
Tsomo écoute le bruit que font ses frères et sœurs en dormant. Leur respiration est parfaitement régulière. Comme il fait bon être vivant, mais comme la vie est fragile, imprévisible. Une force incroyable vous anime, et l’instant d’après il n’y a plus rien. Le père de Tsomo n’a pas prononcé le nom de Mère depuis qu’elle est morte. Il l’appelle “celle qui est partie”. Oui, bel et bien partie. Partie à jamais. Le cœur de Tsomo se serre au souvenir de la tendresse avec laquelle Père, de sa voix mélodieuse, appelait Mère “Richen Doma”.
Avec sa mère morte et Père si lointain, si inaccessible, Tsomo est devenue la petite mère de ses frères et sœurs. En tant que religieux, Père fait son devoir, suppose-t-elle. Ce qui veut dire que son rôle se borne à discipliner les enfants et à manger de temps à autre avec eux. Après la mort de Mère, il a préféré manger seul dans la chapelle privée. Tante Dechen disait que le moment des repas lui rappelait trop Mère : “Les repas me faisaient tout le temps penser à mon mari. Quand toute la famille se retrouvait, il me semblait toujours qu’il manquait quelqu’un. J’ai mis des années à m’habituer à son absence. C’est un long processus, douloureux.” Tsomo la croit. Tante Dechen a pleuré la mort de son mari pendant un an, et a toujours refusé de se remarier.
Kesang, la sœur de Tsomo, qui est âgée de dix-sept ans, dort d’un sommeil paisible à l’autre bout de la pièce. Kesang parle peu mais pleure dès qu’on évoque Mère ou que quelqu’un ou quelque chose lui fait penser à elle. Elle passe ses journées à tisser de quoi vêtir la famille et payer les impôts. Même lorsque Tsomo ne peut arriver à bout du travail qu’il y a à faire aux champs, sa sœur ne vient pas aider. En tant que tisserande de la famille, elle n’est pas censée travailler à l’extérieur. Elle a les mains fines et douces de n’avoir jamais eu à travailler au grand air. Elle rayonne de santé, a un visage rond aussi blanc que du lait, des joues roses comme des gouttes de sang tombées dans du lait. Elle est très belle. Elle a une peau toute lisse, que le soleil et le vent n’ont pas abîmée. Tsomo porte instinctivement la main à ses joues, rêches, râpeuses.
Son frère Nidup Tshering, âgé de sept ans, installe toujours son lit près de l’âtre, car il est très frileux. Père avait dit qu’il entreprendrait son éducation dès qu’il le jugerait bon, à une date propice. Il serait instruit pour devenir gomchen. A présent des mois, des années se sont écoulés depuis qu’il en a parlé pour la première fois, mais il n’a toujours pas jugé que le temps était venu.
Kincho Thinlay a déjà seize ans, mais comme il est lent, un peu sourd et qu’il a un sérieux bégaiement, Père a décidé qu’il ne deviendrait pas gomchen. Père a essayé tous les remèdes qu’il connaissait pour le guérir. Si seulement on pouvait ôter l’obstacle qui bloque son élocution, il pourrait parler normalement. Pour respecter une coutume très répandue, Père l’avait emmené dans plusieurs goenkhang, au plus secret des sanctuaires des temples où résident les divinités protectrices. Tsomo étant une fille, elle n’a pas le droit d’entrer dans ces sanctuaires, mais elle sait que les clés de ces salles de prière, chargées d’énergies positives, ont été introduites dans la bouche de Kincho Thinlay en un geste symbolique qu’on a répété plusieurs fois pour que s’ouvrent les portes de son élocution bloquée. Hélas, il a continué de bégayer. Si ces puissants rituels ne sont pas venus à bout de l’obstacle, ce doit être à cause de son karma, ce qu’il a accumulé dans des vies antérieures, avec quoi il aura à vivre tout au long de sa vie. Son karma ne lui permet pas de devenir gomchen. “Est-ce qu’ils t’ont fait mal à la bouche ?” lui avait-elle demandé avec inquiétude, sachant que certaines de ces clés sont d’une taille non négligeable.
Il avait ouvert la bouche, secoué la tête et était parti d’un grand rire, sur quoi elle lui avait souri.
Tsomo serait perdue sans Kincho Thinlay. C’est peut-être sa chance karmique que de l’avoir auprès d’elle. Il peut tout faire, aussi bien dehors que dans la maison : travailler aux champs, surveiller le bétail, ramasser du bois, réparer une clôture, tout cela sans jamais se plaindre. Son visage affiche en permanence un sourire doux et candide, on dirait que rien ne lui est impossible. “Laboure le champ, occupe-toi des animaux et rapporte-nous un fagot de bois pour ce soir”, disait Tsomo. Il se tournait vers elle avec son grand sourire, hochait la tête à plusieurs reprises avant de pouvoir dire : “Jaam” – “facile”.
Tout est facile, pour lui. Un simple hochement de tête et la vie semble être une partie de plaisir. Pour quelqu’un qui a été si diminué par la nature, c’est proprement étonnant. Pour devenir gomchen, il aurait fallu qu’il passe son temps à étudier des textes, apprendre les pratiques et les rituels. Sans lui Tsomo n’aurait jamais réussi à tenir la maison, s’occuper des champs et nourrir tout le monde. Quand elle sert les repas, elle s’assure qu’il a une ration de viande supplémentaire et qu’il est resservi. Mais cela ne soulage en rien la culpabilité qu’elle éprouve à rendre grâce, en secret, de ce qu’il n’est pas devenu gomchen.
C’est un très beau garçon, grand, bien fait. Les astrologues et les religieux guérisseurs ont été consultés. Tous ont dit qu’il est la réincarnation d’un moine, mais qu’il est né avec ces handicaps parce que Mère a été en contact avec une pollution qu’elle a négligé de faire purifier. Une explication bien simple, pour un phénomène ayant de tels retentissements dans la vie de quelqu’un. Leur diagnostic établi, les astrologues ont tranquillement refermé leurs livres et se sont dépêchés d’aller donner d’autres explications, conseiller d’autres remèdes à d’autres familles en quête de solutions. Mère, elle, a été obligée de vivre jusqu’à sa mort avec le sentiment d’avoir été négligente. Indifférent à tout cela, Kincho Thinlay ronfle comme un tigre et dort profondément.
Tsomo est encore jeune mais son enfance lui paraît loin, très loin. De fille, elle a été propulsée d’un coup au rôle de mère pour tous ses frères et sœurs. Elle doit nourrir Samdrup, le prendre contre elle, le câliner pendant des heures avant qu’il ne s’endorme. Dans quelques jours ce sera le premier anniversaire de la disparition de Mère.
Tsomo n’a pas pleuré une seule fois depuis que Mère est morte, mais elle est pleine de larmes, qui sont là, comme un poids en elle, et ne veulent pas sortir. Au lieu de ça, elles se muent en une protubérance glacée et douloureuse qui s’est logée quelque part entre sa poitrine et son estomac. Cette protubérance grossit, se rappelle de plus en plus à elle avec le temps. Les villageois remarquent qu’elle se tient mal, tout à coup, courbée, elle-même a la sensation de porter un poids énorme.
“Tiens-toi droite. Tu marches comme une petite vieille”, la gronde souvent tante Dechen. Tsomo ne se sent pas vieille, mais comme engourdie, morte.
Tsomo entend le premier coq chanter, très vite suivi par les autres. Elle est soulagée, l’aube est proche, ça va être l’heure de se lever. Elle se lève tôt pour avoir le temps de tout faire : allumer un feu, aller chercher de l’eau, préparer le petit-déjeuner. Comme presque chaque nuit, Tsomo n’a cessé de se retourner dans son lit, à cause de la chaleur, l’esprit agité par toutes sortes de pensées. Elle n’a pas dormi. Mais là, tout à coup, elle sait ce qu’elle doit faire. Elle va se rendre à Trongsa et allumer une lampe à beurre pour le premier anniversaire de la mort de Mère. Cette action activera peut-être le processus de guérison et l’aidera à mieux affronter cette perte. Ce sera bien entendu aussi extrêmement bénéfique pour la prochaine naissance de Mère.
“Es-tu sûre de vouloir y aller seule ?” demande Père. Il est un peu étonné, mais accepte.
“Oui, vas-y, va à Trongsa, dit-il d’un air songeur. J’aurais dû y aller moi-même, mais je suis trop vieux et ma douleur aux genoux m’empêche de faire une si longue marche. Oui, vas-y. Avec tous les temples sacrés qu’il y a dans le dzong. Allumer des lampes à beurre là-bas sera très bénéfique pour ta mère.”
Il a fini par dire le mot “mère” au lieu de “celle qui est partie”.
Tsomo met toutes ses provisions dans un grand panier. Kincho Thinlay l’aide à le hisser sur son dos. C’est la première fois que Tsomo part de la maison. Son frère sourit, comme d’habitude, mais il a les larmes aux yeux. “Je ne serai absente que quelques jours”, dit-elle en remuant bien les lèvres. C’est ainsi que tous communiquent avec lui. Il comprend tout ce qu’on lui dit. Quand on crie, il panique, se met en colère et refuse de communiquer. Il n’entend pas, mais lit les mots sur les lèvres. Il hoche la tête et lève trois doigts interrogateurs. Tsomo fait non de la tête et lève cinq doigts. Il rit. Leur petit frère Samdrup s’accroche à sa kira et se met à pleurer quand Kesang arrive pour le détacher de Tsomo.
Sur le pas de la porte, Père donne ses dernières instructions. “Fais ta plus grosse offrande au Clenrizig Lhakhang1. Le chorten, là-bas, est aussi très sacré. Il fut un temps où un arc-en-ciel se levait en permanence juste au-dessus du temple. Avec un peu de chance tu le verras. Prie avec dévotion et guette l’arc-en-ciel.”
Aming, qui se tient sur la véranda, l’air un peu gauche, s’avance soudain pour glisser quelque chose dans la poche de la kira de Tsomo. Des pièces de monnaie qu’on entend tinter au contact de sa petite timbale cerclée d’argent. Père continue de lui apprendre à devenir une mère attentionnée. Mais ces vertus ne s’apprennent pas. On est attentionné ou on ne l’est pas, pense Tsomo, tout en devinant que ces pièces viennent de Père. Elles sortent probablement de la petite boîte en bois qu’il garde près de son oreiller. La clé est pendue à son cou, personne n’a le droit d’y toucher.
Tsomo ramasse la grosse bouilloire en aluminium pleine de beurre et s’en va sans un mot, sans se retourner une seule fois.
1 C’est un temple qui est situé à l’intérieur du dzong (la forteresse) de Trongsa.