Le soleil était brûlant, la montée épuisante. Tsomo s’assit à l’ombre d’un arbre pour se reposer un instant. De loin, elle vit trois silhouettes approcher. Parmi elles, une vieille femme en habit de nonne bordeaux, qui portait un chapelet en collier. Ses cheveux gris faisaient comme une barbe de plusieurs jours sur son crâne rasé et son visage était creusé de rides profondes. De petites gouttes de sueur brillaient dans les plis formés par ses rides. Sa bouche fripée n’était plus elle aussi qu’un pli légèrement arrondi. Mais elle avait l’air joyeux, et Tsomo put bientôt constater que tous ces plis pouvaient s’étirer en un beau sourire qui rayonnait sur tous ceux qui la regardaient. Elle portait un petit sac et tenait une canne dans la main droite. Mince, apparemment en bonne santé, mais le souffle court, elle s’appuyait lourdement sur sa canne. Derrière elle venait un homme plutôt trapu, portant barbiche, chauve, l’air avenant. En nage, lourdement chargé, il était essoufflé et parlait d’une voix entrecoupée. Le plus jeune était grand et beau également. Il avait des traits anguleux, une mâchoire carrée et une moustache semblable à une grosse chenille rampant sous son nez. Il était pieds nus. Ses mollets musclés saillaient, mais il avait des pieds fins, presque trop délicats pour un homme aussi costaud. Avec ses yeux sombres, farouches, il ressemblait un peu à un jeune taureau qui aurait été mis sous le joug et n’était visiblement pas enchanté d’avoir à subir la compagnie des deux autres.
“Où vas-tu donc comme ça, toute seule ? demanda la nonne.
— Je vais à Trongsa allumer des lampes à beurre pour le premier anniversaire de la mort de ma mère.
— Nous aussi, nous allons à Trongsa.”
L’idée d’avoir des compagnons de voyage n’était pas pour déplaire à Tsomo. Mais elle ne dit rien. Elle avait fait la forte, mais n’était guère rassurée à l’idée de dormir seule à la belle étoile. Même s’il n’y avait pas d’animaux sauvages, une vague inquiétude la prenait face à cette immensité où le cœur bat la chamade au moindre craquement de brindille. Les pèlerins doivent cependant voyager seuls et elle devait y arriver elle aussi. Sans compter que c’était très précisément ce qu’elle avait voulu.
Le plus âgé des deux hommes posa sa charge près d’un rocher et s’allongea un moment par terre pour reprendre son souffle. Puis, se rasseyant, il prit aussitôt sur lui de faire les présentations. “Elle, c’est Ani, ma sœur. Elle arrive du Tibet. Maintenant que les communistes chinois ont envahi le Tibet, elle revient dans son pays. Une sage décision, du reste, car les communistes ne sont pas tendres avec les religieux. On l’aurait sûrement tuée, ou mise en prison. Elle est en route pour Kalimpong où se trouvent quelques-uns des plus grands maîtres tibétains. Voici mon fils, Wangchen. Lui, il va à Trongsa. Venez avec nous jusqu’à Trongsa. Une jeune fille comme vous ne devrait pas voyager seule. Prenez votre repas avec nous, nous partirons ensemble.” Tsomo ne fut pas longue à comprendre que Dhondupla aimait se gargariser de paroles et tout expliquer à tout le monde. Sa sœur Ani Decho se contentait d’écouter, souriant et approuvant d’un hochement de tête. Tsomo avait entendu parler des communistes, mais n’ayant jusque-là jamais rencontré quelqu’un qui les ait connus, sa curiosité s’en trouva éveillée.
Wangchen se retourna un court instant à la mention de son nom. Puis il se leva et partit ramasser le bois nécessaire à la préparation d’un feu pour le repas de midi. Pendant que les deux hommes s’affairaient, Ani Decho s’éventa avec une fougère tout en récitant de temps à autre l’Om Mani Padme Hung. De là où elle s’était assise, Tsomo l’observait, ne sachant que dire ni que faire. Choisissant bien ses mots, elle demanda : “Les communistes, vous les avez vraiment vus ? A quoi ressemblent-ils ?” Des images de créatures démoniaques avec longs crocs et ongles griffus avaient surgi dans son esprit.
“Oh, ils n’ont rien d’exceptionnel ! Ce sont des gens tout à fait comme nous. La seule différence, c’est qu’ils sont farouchement opposés à la religion.
— Des gens comme nous ?” répéta Tsomo un peu déçue, et l’image s’évanouit aussi vite qu’elle était venue.
Un thé au beurre fut bientôt prêt, de petits cercles de beurre flottant en surface. Sans une bonne baratte, le beurre fond mal. Dhondupla remplit les bols de chacun et Tsomo sortit timidement un petit sac de maïs grillé et pilé qu’elle posa près de la bouilloire. C’était sa contribution au repas qu’ils allaient partager. La nonne jeta un coup d’œil au sac et porta ses mains à sa bouche, prenant l’air affolé. “Oh, mes dents, mes pauvres dents, s’écria-t-elle. Elles ne vont jamais pouvoir mâcher un maïs aussi dur.” Puis faisant voir les quelques dents qui lui restaient, jaunies, abîmées, elle dit : “Regarde, je n’en ai presque plus.”
Elle versa de la farine de sarrasin grillé dans son bol. Tsomo avait pilé le maïs aussi fin que possible ; si seulement Ani Decho voulait bien en goûter un peu, se dit-elle, tout en la regardant malaxer une pâte dans son bol. Tenant celui-ci de la main gauche, elle mélangeait la farine dans le thé avec l’index de sa main droite. Puis elle plongea le bout de ses doigts dans le bol et se mit à pétrir un petit morceau de pâte. Tout ceci sans perdre une once de farine. “J’ai vécu si longtemps au Tibet que je ne peux plus me passer de tsampa”, dit-elle en commençant à manger la pâte, par petits morceaux, se pourléchant les babines, comme un bébé goûtant à de la nourriture solide pour la première fois.
Wangchen se pencha en avant pour prendre une poignée de maïs et le croqua bruyamment, Il était assis un peu à l’écart, perdu dans des pensées qu’il n’avait manifestement pas envie de partager. Dhondupla posa à Tsomo des tas de questions sur sa famille. L’ayant interrogée en détail sur qui s’était marié avec qui et qui était le grand-père de qui, il annonça, l’air ravi, qu’ils avaient des ancêtres communs au travers de mariages ayant eu lieu plusieurs générations en arrière. Ce vieux lien de parenté établi, Tsomo se sentit plus à l’aise. Après s’être restaurés et reposés, les voyageurs rassemblèrent leurs affaires et poursuivirent leur chemin.
Sous le soleil de la mi-journée, ils marchèrent d’un coteau à l’autre en ce qui parut une interminable ascension à Tsomo. Heureusement pour elle, Ani Decho s’arrêtait fréquemment. “Aller vite ne sert à rien ; il faut trois jours et deux nuits pour arriver à Trongsa qu’on se hâte ou pas. Je ne comprends pas ce que ces hommes cherchent, à faire la course comme ça”, dit-elle avec sagesse.
Tsomo transpirait abondamment et avait du mal à porter son panier qui lui semblait de plus en plus lourd à chaque pas. Son foulard collait à son crâne mouillé de sueur.
“Tiens, enlève ton foulard et mets ça”, dit une drôle de voix à côté d’elle. Wangchen lui donna un bandeau qu’il venait de fabriquer avec des fougères. C’était la première fois qu’il lui adressait la parole. Elle ôta son foulard et mit le bandeau. Il lui lança un regard appréciateur puis resta un moment à côté d’elle, l’air dénué de toute expression. Outre leur effet rafraîchissant, les fougères protégeaient son visage du soleil. Tsomo se tourna vers lui dans l’intention de le remercier, mais il était déjà loin devant, grimpant la côte d’un pas énergique, apparemment sans effort. “Il est gentil, malgré ses manières brusques”, se dit-elle.
La gentillesse de Wangchen ne s’arrêta pas là. En pleine nuit, elle fut brusquement réveillée par quelque chose qui se frottait contre elle. Tsomo faillit crier quand elle reconnut la drôle de voix embarrassée : “J’ai pensé que tu pourrais avoir froid, alors je suis venu te tenir chaud.”
Ils dormaient à la belle étoile, près du feu. Des braises rougeoyaient encore, émettant une faible lueur qui s’éteignit peu à peu quand elles ne furent plus que cendres. Etaient-ce les étoiles scintillant au-dessus d’eux dans le ciel noir, ou le bruit de la cascade qui murmurait non loin de là, ou tout simplement la chaleur d’un autre corps contre le sien ? Tsomo ne lui opposa aucune résistance. Elle entendit la respiration calme et régulière d’Ani Decho, et les gros ronflements de Dhondupla de l’autre côté du feu. Elle sentit le souffle chaud de Wangchen sur son cou, ses lèvres effleurer sa poitrine. Mais aussi un caillou dans son dos, à travers le fin matelas, sous le poids de Wangchen. Elle flotta comme en apesanteur sous les étoiles, au bruit de l’eau qui murmurait en contrebas.
Tsomo se laissa aller à une détente qui était peut-être du bonheur. Voulant à nouveau sentir le corps de Wangchen contre le sien, elle se tourna vers lui, mais il était déjà en train de se glisser hors de sa couche et, à pas de loup, regagnait la sienne. Ma foi, peut-être devait-il en être ainsi. “Il doit savoir, il est tellement plus âgé que moi”, se dit Tsomo en glissant ses mains sous l’oreiller pour voir s’il ne lui avait pas laissé quelque chose. Ses aînées, au village, lui avaient dit que les hommes laissaient souvent quelque chose : une bague, leur ceinture ou même une pièce sous l’oreiller qui disait leurs sentiments pour la fille avec laquelle ils avaient couché. Il n’y avait rien. Avant de se rendormir, elle entendit une chouette hululer, au loin, comme si elle parlait. Heureusement, une chouette hululant dans la nature n’était pas de mauvais augure, comme aux abords d’une maison.
La nuit suivante, Wangchen installa habilement sa couche près de celle de Tsomo et, quand Ani Decho en eut fini avec ses chants et ses prières, il n’eut besoin que de soulever sa couverture pour se glisser contre elle. Tsomo eut beau protester : “Non, non, je t’en prie, ne viens pas”, il insista, pressant ses jambes contre ses cuisses. Le chatouillement de sa moustache la fit glousser de rire.
“Tais-toi, tu vas les réveiller”, la supplia-t-il à son tour.
Après une nuit à Trongsa, Ani Decho et Dhondupla se préparèrent à reprendre la route. La charge de ce pauvre Dhondupla s’était considérablement alourdie de celle portée par Wangchen jusqu’à Trongsa. Les premiers rayons du soleil caressaient le sommet des cyprès du dzong d’une lueur dorée quand la nonne et son frère sortirent de la maison. Leurs hôtes, qui étaient des parents d’Ani Decho, leur donnèrent encore quelques vivres pour la route. Tsomo mit la main à sa poche et en sortit une pièce d’argent qu’elle tendit spontanément à Ani Decho : “S’il vous plaît, offrez ceci à votre lama, et demandez-lui de dire une prière pour ma mère.
— Oui, oui, je l’offrirai à Karsang Drakpa Rinpotché. C’est le plus grand lama qui soit”, dit Ani Decho, le regard perdu au loin, puis elle ouvrit la petite bourse en cuir qui pendait à son cou et y glissa la pièce. Ensuite elle se tourna vers Wangchen. Peut-être ne dormait-elle pas aussi profondément que Tsomo l’avait cru. “Ne laisse rien te retarder. Rentre chez toi immédiatement. Tu entends ?
— Oui, oui, écoute ta tante. Ne tarde pas à rentrer, sous aucun prétexte. Il va y avoir beaucoup à faire à la maison. Maintenant que je vais être parti pour un bout de temps, il faudra que tu te débrouilles tout seul”, dit Dhondupla, hissant un panier sur son dos. Wangchen grommela quelque chose d’incompréhensible et Tsomo rougit jusqu’aux oreilles.
Wangchen, sans son père et sa tante, n’était pas le même homme. Le conseil de sa tante avant son départ, de ne rien laisser le retarder, resta lettre morte. Il différait chaque jour son départ. C’était non seulement du fardeau dont il avait dû se charger jusque-là qu’il était libéré, mais aussi d’un autre fardeau, invisible, qu’il semblait porter en présence de sa tante et de son oncle. Il était gai, taquin, patient, plein d’attentions pour elle. Merveilleux, en somme, et Tsomo en tomba amoureuse. Elle comprenait, maintenant, ce que Chimme avait ressenti. Elle-même était détendue, sûre d’elle, comme son amie avec Letho. Wangchen l’accompagna dans tous les temples du dzong. Ils faisaient partout des offrandes de lampes à beurre. Dans le sanctuaire de Penden Lhamo, elle lança les dés pour savoir ce que l’avenir lui réservait avec cet homme. Elle lança les dés trois fois, mais aucun des nombres sortants n’était le onze, qui était le chiffre de Lhamo. Elle pria avec dévotion, scruta le ciel, mais ne vit pas l’arc-en-ciel au-dessus du chorten Lhakhang. Quand elle lui confia ses craintes, Wangchen se moqua gentiment d’elle : “Alors, ça veut dire qu’avant de vivre ensemble, il faudrait que tous les couples viennent à Trongsa ?”
Il avait raison, bien sûr. Elle se sentit bête. Malgré ces signes, ou l’absence de signes, elle était trop heureuse pour s’inquiéter. Le regard farouche de Wangchen semblait plus serein, il avait l’air heureux et souriait beaucoup. Chaque fois qu’il souriait, sa moustache s’étirait d’une oreille à l’autre et le cœur de Tsomo bondissait dans sa poitrine. Elle savait que leur rencontre était due à leur karma.
Ils habitaient chez des parents de Wangchen qui étaient heureux de les avoir. Des bras supplémentaires pour repiquer le riz n’étaient pas de trop pour ce jeune couple avec un enfant en bas âge. Après le repiquage, Tsomo et Wangchen auraient pu retourner chez eux, mais ils s’attardèrent pour des raisons qu’eux seuls connaissaient. Tsomo tissait, Wangchen aidait aux champs. Même s’ils profitaient de toutes les occasions qui leur étaient données d’être ensemble, ils essayaient d’être discrets, cachant à tous la vraie nature de leurs relations. Mais, les jours passant, l’image de ses frères et sœurs s’imposa à Tsomo avec de plus en plus d’insistance ; elle voyait les trois doigts de Kincho Thinlay levés devant son visage souriant d’un air interrogateur ; elle voyait le petit corps de Samdrup recroquevillé dans son lit et elle se demanda s’il dormait avec l’un de ses frères ou avec Kesang. Trois jours passèrent, puis cinq, et elle n’était toujours pas rentrée. Elle commençait à avoir le sentiment d’avoir abusé de leur confiance.
Seule devant son métier à tisser, triste, pensant à ses proches, Tsomo cherchait une solution. Elle ne pouvait pas rester plus longtemps. Mais rentrer signifiait se séparer de Wangchen. Wangchen qui, sous un prétexte quelconque, laissa son travail en plan pour venir la retrouver juste à ce moment-là. Il se glissa sans faire de bruit derrière elle, l’entoura de ses bras, la serra contre lui, l’embrassant et la chahutant tendrement, ce qui eut pour effet de la faire fondre, mais aussi de lui tirer des larmes si abondantes qu’elle en mouilla le tissu qui se trouvait sur ses genoux.
“Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi pleures-tu ?
— Il faut que je rentre chez moi. Je ne peux plus attendre.
— Je sais, tous les deux, nous devons rentrer”, dit-il tristement, l’air pensif, regardant au loin.
Tsomo était assaillie de sentiments contradictoires. Elle ne pouvait imaginer de se séparer de Wangchen mais se sentait coupable envers sa famille. Il la laissa pleurer à en avoir mal aux yeux, sangloter à en avoir mal partout. Mais quand elle eut ainsi pleuré jusqu’à épuisement de ses larmes, une sensation de légèreté l’envahit qu’elle n’avait pas éprouvée depuis la mort de Mère. Le temps s’était arrêté à cette mort. Tsomo n’avait ni avancé ni reculé jusqu’au jour où Wangchen était entré dans sa vie et lui avait montré comment donner libre cours au chagrin pour faire place à l’amour.
Forte d’une confiance toute neuve, elle put enfin penser la tête froide. Ce soir-là, elle prit la décision de rentrer et supplia Wangchen de l’accompagner. Il resta un long moment silencieux puis, comme elle le lui redemandait, il dit : “Dans quelque temps, c’est promis, je te rejoindrai.”
Elle ne savait pas, à l’époque, que “dans quelque temps” signifiait qu’il avait déjà une femme et un enfant qui l’attendaient au village.
Quelques jours plus tard, ils prirent congé de leurs hôtes et repartirent ensemble. Ils s’arrêtèrent où ils avaient dormi à l’aller, firent un feu de camp à l’endroit précis où des cendres encore fraîches rappelaient leur passage. Mais il n’était plus besoin d’attendre que quelqu’un s’endorme pour se rapprocher. Wangchen devint plus silencieux, perdant de son entrain à mesure qu’ils arrivaient à destination. Un taureau apprivoisé, eut-elle la bêtise de penser, avec orgueil. Il la prit dans ses bras et lui promit encore de venir la retrouver. Il ne pouvait pas rester avec elle, pas encore, si bien qu’il continua sa route jusqu’à son village, dans la vallée qui se trouvait de l’autre côté du col.
Trois mois passèrent avant qu’il ne vînt la retrouver. Le ventre de Tsomo commençait déjà à être gros d’un enfant à naître. Elle se réveillait au milieu de la nuit, le cœur battant, les mains moites, en sueur. Etait-ce son karma d’avoir un koktey, un enfant sans père ? Qu’avait-elle fait ? Elle revit Chimme assise à côté de l’effigie en pâte, les villageois au spectacle, jouant des coudes pour avoir les meilleures places et voir le visage de Chimme, en une coutume cruelle qui voulait que tout le village assiste à la purification. Calme, bravache en apparence, mourant de honte et d’humiliation en réalité, souhaitant pouvoir disparaître, c’est ce qu’avait ressenti la courageuse Chimme, capable de relever tous les défis. Tsomo n’avait pas les qualités de son amie. Elle ne pouvait même pas feindre de les avoir. Devrait-elle connaître les mêmes tourments ? Que pouvait-elle faire ? Père avec son obsession des convenances la renierait probablement et la chasserait de la maison plutôt que d’être déshonoré par sa scandaleuse conduite. La fille d’un gomchen respecté de tous, portant un bâtard ! Elle n’osait même pas y penser. Que dirait-elle à ses frères et sœurs ? Que diraient les gens du village ? Si seulement elle avait été instruite, elle lui aurait écrit pour lui dire qu’elle attendait un enfant de lui sans que personne le sache. Ça aurait été si facile. Comment pouvait-elle lui faire passer le message ? “Dites à Wangchen que je suis enceinte de lui.” Ou comment demander à son père, le seul lettré du village, d’écrire pour elle ? “Mais dis-moi, c’est qui, ce Wangchen ?”
Elle ressassait toutes ces pensées jour après jour, butant toujours sur l’incontournable réalité : “Je suis enceinte, pour mon malheur, et je suis dans une situation désespérée.” Elle pensa essayer un de ces remèdes secrets et radicaux, mais elle voulait cet enfant, quand bien même ce serait un bâtard. Si seulement Mère était encore vivante, ou si Chimme était là, elles l’auraient aidée. Elle n’allait pas pouvoir cacher son état plus longtemps.
Physiquement aussi, ça n’allait pas fort. Ça commençait au réveil, avant que le reste de la maisonnée soit debout. Nauséeuse, flageolante, elle se levait pour aller vomir dans l’étable. La salive s’écoulant de sa bouche, elle s’appuyait contre le mur, exténuée, essuyant du revers de la main les larmes qui montaient en même temps que les haut-le-cœur. Les vaches la regardaient, agitant leurs oreilles, battant l’air de leur queue, libres de ce genre de soucis. “Vous avez de la chance, vous les vaches, se dit-elle, vous n’avez pas besoin de dire qui est le père de votre bébé. Tout ce qu’on vous demande, c’est d’avoir des veaux en bonne santé et de donner plein de lait.”
L’odeur et la vue de la nourriture la rendaient malade, alors qu’elle devait cuisiner pour toute la famille. Elle mangeait à peine, mais personne ne le remarqua, sauf sa belle-mère, peut-être, qui la regardait d’une manière bizarre, d’un air interrogateur, mais les questions s’arrêtaient sur ses lèvres. Les deux femmes n’étaient pas assez proches pour que ces questions-là puissent être abordées. Pourtant, avec cette intuition propre aux femmes, elle savait que Tsomo avait des ennuis. Si seulement elle venait le lui demander, Tsomo lui dirait. Mais elle ne vint pas, même si elle prit sur elle de s’occuper du petit-déjeuner chaque matin. Dans les champs, Tsomo se sentait mieux, elle s’offrait des moments de repos à l’ombre des arbres et mangeait à profusion les petites baies rouges qui poussaient alentour. Leur goût acide éloignait les nausées.
Wangchen vint, finalement, au bout de trois mois d’agonie silencieuse pour elle, tant physique que mentale. L’angoisse et la colère firent place au soulagement, elle pleura dans ses bras. Il la serra sans mot dire. Que pouvait-il dire ? La cérémonie de purification fut organisée aussitôt, et c’est ainsi qu’ils devinrent mari et femme. La grossesse de Tsomo n’était plus une faute. Son enfant avait un père. Ce n’était pas son karma d’être la mère d’un bâtard, pensa-t-elle toute joyeuse. On avait évité la honte et l’humiliation, elle était comblée. Tsomo était heureuse d’être avec l’homme qu’elle aimait et d’attendre son enfant. Si heureuse, si comblée qu’elle en oublia de s’inquiéter de la femme et de l’enfant qu’il avait laissés au village et même de l’interroger à leur sujet. Depuis son retour, des bruits couraient sur l’autre famille de Wangchen. Dans le doute et la culpabilité, elle s’accrochait à cette idée, rassurante pour elle, qu’il s’agissait probablement d’un mariage arrangé lorsqu’ils étaient enfants. D’un mariage forcé, pas d’un mariage d’amour, comme le sien. Elle n’avait jamais connu un tel bonheur. Elle se surprit à rire de tout et de rien, à fredonner des airs depuis longtemps oubliés.
Tout le monde s’accordait à dire que Wangchen était quelqu’un de bien. Il travaillait dur, parlait peu et ne demandait rien. Père décida de céder la maison et la terre à Tsomo et à Wangchen : “Je suis vieux, à présent. J’aimerais me retirer quelque part pour prier et méditer”, annonça-t-il un matin au petit-déjeuner.
Avant de partir, Père insista pour qu’ils signent un contrat. Ce fut la première fois que Tsomo contesta l’autorité de son père.
“Je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas confiance en Wangchen, Père. Nous n’avons pas besoin de contrat. J’ai totalement confiance en mon mari.”
Mais Père regarda Tsomo droit dans les yeux. “Ma fille, ce n’est pas une question de confiance ; je veux te protéger, c’est tout. Nous ne savons pas ce que le sort nous réserve. Il vaut mieux être prudent.” Père était un homme instruit, clairvoyant, qui voyait plus loin que sa fille.
Tsomo accepta pour ne pas s’opposer à la volonté de Père, mais sans conviction, d’autant qu’aucun des couples qu’elle connaissait n’avait de contrat de mariage. Devant les vieux du village que Père avait invités pour l’occasion, elle se sentit gênée. Après quelques verres d’ara, le contrat fut rédigé et signé. Wangchen et Tsomo durent apposer leur signature au bas du contrat, Tsomo avec son pouce enduit d’un peu de suie qu’elle alla prendre sous une marmite, mais Wangchen aussi, à la grande surprise de Tsomo, un peu déçue de constater qu’il n’avait aucune instruction. Leurs empreintes furent accompagnées des signatures de deux témoins, nécessaires en cas de problèmes.
Mais pour Tsomo, tout cela était ridicule. Quels problèmes pourrait-il y avoir ? Elle ferait ce qu’il faudrait pour qu’il n’y en ait pas.
“Je ne vous demande qu’une chose ; assurer notre subsistance à tous”, dit Père, le sourire aux lèvres, mais Tsomo savait qu’il était sérieux. Le sourire n’était là que pour la galerie. Il avait voulu que ce contrat soit signé devant témoins et aussi devant les vieux du village. Père avait une propension à forcer la note dans tous les domaines, probablement parce qu’il avait tout le temps de penser et qu’il pensait plus qu’il n’était nécessaire. Tsomo veillerait à ce qu’il soit servi en tout premier lieu, bien sûr, comme Mère l’avait toujours fait.
Père revenait de temps à autre de son ermitage, qui n’était pas très éloigné de la maison, pour rendre visite à ses enfants. Tashi Lhamo était plus sereine et paraissait avoir gagné en assurance. Elle avait décidé d’étudier la religion et Père avait accepté de l’instruire. Tsomo se rappela, non sans une petite pointe d’amertume, qu’il avait toujours refusé de l’instruire, elle, mais elle aimait sa nouvelle vie. Avec un mari aimant et un enfant en route, elle ne voulait plus regarder en arrière. Tashi Lhamo mit sa main sur le ventre de Tsomo : “Quand tu es revenue de Trongsa, tu n’étais pas pareille. J’ai bien vu tes hanches s’arrondir, ta taille s’épaissir, et tu marchais les fesses en arrière, comme ça”, et elle l’imita. “J’ai tout de suite su que tu étais enceinte, j’aurais voulu pouvoir t’aider. Je suis une femme. Je sais ces choses-là, même si je n’ai pas eu de bébé.
— Tu m’as aidée en préparant les repas du matin. Les nausées matinales étaient épouvantables. Tu es à peine plus âgée que moi et tu n’as pas encore d’enfant, et pourtant tu vas déjà être grand-mère”, et elles rirent toutes les deux, heureuses, soudain libérées de toute inhibition. Cet enfant à naître avait ouvert la voie à une nouvelle relation.
Tsomo remarqua que Tashi Lhamo s’occupait bien de son père, qui était malade et allait bientôt atteindre l’âge de trois fois vingt et treize ans, khaysum chuksum, âge considéré comme critique pour un homme. Ce serait une année pleine d’obstacles sur le plan de la santé, si bien qu’il fallait être particulièrement attentif et pratiquer toutes sortes de rituels. “Tu es bonne avec Père et je t’en suis très reconnaissante.”
Tashi Lhamo rougit et ne sut que dire sur le moment, puis : “Une belle-mère ne fait jamais ce qu’il faut pour les enfants, Tsomo. Mais j’aime beaucoup ton père et je le respecte. Fais-moi confiance. Je m’occuperai de lui.”
Tsomo n’avait nul besoin d’être rassurée. Elle savait qu’elle pouvait avoir confiance en sa belle-mère. Mais quelque chose l’obsédait, comme une prémonition d’un malheur imminent qui l’inquiétait, la mettait mal à l’aise. L’image de Père gémissant et tremblant devant le cadavre de Mère lui revint en mémoire, et son cœur se serra à la pensée de cet homme devenu vieux s’appuyant sur cette jeune femme qui le respectait et lui était si attachée.