LUXURE

 

Tsomo n’avait qu’un désir : être une bonne épouse et une sœur attentive. Elle avait été élevée pour devenir une femme accomplie, comme sa mère avant elle. Si bien qu’à toute nouvelle situation, elle réagissait comme elle s’imaginait que sa mère aurait réagi. Les conseils de Mère lui manquaient beaucoup, son exemple aussi et même ses remontrances, dont, pourtant, elle n’avait pas été avare. Mais Tsomo n’était pas préparée à résoudre des problèmes qu’elle n’avait pas anticipés. Celui auquel elle eut à faire face alors était de ceux-là. A dix-sept ans, Kesang était une magnifique jeune fille. Elle avait un visage doux, des fossettes qui marquaient l’emprise d’un sourire qu’elle avait facile, et une silhouette fine pleine d’une sensualité féminine qui rendait fous tous les jeunes coqs du village, lesquels venaient frapper à sa porte ou tambouriner à ses volets la nuit. Mais aucun d’eux n’intéressait Kesang. En tant que mère de la maison, un rôle que Tsomo devait désormais assumer, c’était elle qui, selon la coutume, aurait dû éconduire ces prétendants aussi agressifs qu’importuns, en leur envoyant de la cendre chaude s’ils essayaient d’entrer par la fenêtre. Il y avait toujours de la cendre chaude dans le foyer, mais Tsomo ne pouvait se résoudre à s’en servir. Chaque fois qu’un petit rusé grimpait au mur et entrait par la fenêtre ou qu’un effronté tambourinait sur les portes, elle criait : “J’ai de la cendre chaude dans le foyer et je n’hésiterai pas à t’en envoyer.” Mais elle hésitait et le prétendant se moquait : “Pas la peine de me réchauffer, je suis déjà chaud.” Alors elle se tournait vers Wangchen pour qu’il dise ou fasse quelque chose.

“Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? C’est la coutume”, disait Wangchen, en rigolant.

“Kesang, il faudrait que tu choisisses quelqu’un avant qu’on ait un volet de cassé”, la taquina un jour Tsomo.

Kesang la regarda d’un air étonné, devint toute rouge : “Rien qu’à les voir, j’ai envie de fuir”, dit-elle avec exagération.

Tsomo était impatiente que Kesang se choisisse un compagnon pour que la maisonnée puisse enfin dormir tranquille.

Le bébé de Tsomo arriva avant terme. Elle n’en était encore qu’à huit mois de grossesse, bien qu’elle fût devenue énorme. A la vue de son ventre, les femmes disaient : “Ce sera sûrement des jumeaux”, si bien que Tsomo finit par en être presque convaincue. Au point de s’inquiéter et de se demander comment elle s’en sortirait avec deux bébés et la maison à tenir. Elle voulut en parler à Wangchen mais il répondait toujours : “Pourquoi te faire du souci tant que le problème n’est pas là ?”

Pour Tsomo, le problème était bien là, tout au moins en préparation, et il surgirait un jour ou l’autre. Elle se faisait sans doute inutilement du souci, en effet.

A cause de son ventre, Tsomo se tenait penchée en avant, on avait l’impression qu’elle allait basculer à tout moment. C’était un poids lourd à porter et le moindre mouvement lui était pénible.

Les haricots du jardin étaient déjà en fleur, mais envahis de mauvaises herbes. Il fallait les arracher si on voulait avoir des haricots cette année. Kesang ne s’occupait pas du jardin, bien qu’elle ait commencé à se rendre aux champs pour aider Wangchen de temps à autre. Tsomo alla donc dans le jardin, écrasant la terre meuble sous ses pieds qui s’enfonçaient dans le sol humide et lourd. Au moins n’aurait-elle pas à tirer trop fort ; avec cette terre, les herbes viendraient facilement. Elle commença à en arracher des poignées qu’elle lança par-dessus le grillage. Ses mains tachées de vert sentaient l’herbe écrasée, une forte odeur de chlorophylle qui pénétrait dans la peau. Comme c’était bon, et réconfortant de se savoir encore utile. La terre ameublie lui collait aux pieds, elle avait le visage et le cou dégoulinant de sueur. De temps à autre elle mettait ses mains sur ses cuisses et, les utilisant comme point d’appui, elle se relevait, s’étirait et essuyait la sueur du dos de la main. Jamais travailler dans le jardin ne lui avait paru aussi dur. Comme si les mauvaises herbes refusaient de se laisser arracher. Elle était en train de tirer de toutes ses forces sur une ortie quand, soudain, tout son corps fut secoué d’une douleur vive. Elle fut obligée de s’asseoir parmi les mauvaises herbes sur le sol humide pour ne pas tomber. La douleur avait été si violente qu’elle n’avait même pas senti les piqûres d’ortie. Ensuite la douleur monta par cycles à un rythme régulier. Très certainement les contractions. “Mais c’est trop tôt”, se dit-elle. Pourtant, il n’y avait pas de doute possible. Prise de tremblements violents, claquant des dents, elle réussit à se relever et, titubant jusqu’à la maison, à aller s’asseoir près d’une fenêtre. Elle s’accrochait au châssis de la fenêtre chaque fois qu’arrivait la douleur, et résistait, ravalant les gémissements qui lui montaient dans la gorge. Assise devant son métier à tisser dans la véranda, Kesang, qui avait vu Tsomo entrer mal en point, courut vers elle. Elle étala aussitôt une natte par terre et l’aida à s’étendre dessus. Puis Tsomo entendit vaguement Kesang appeler tante Dechen par-dessus le grillage.

“Tante Dechen, viens vite ! Je crois que Tsomo va accoucher, le travail a commencé et je ne sais pas ce qu’il faut faire.”

Au bout d’un long moment, le corps torturé par des douleurs incessantes, Tsomo sentit enfin qu’une force mystérieuse poussait le bébé à sortir. Elle venait de s’écrouler sur l’oreiller, épuisée, quand tante Dechen, tenant le bébé à bout de bras, une petite masse de chair noir et rose, s’écria : “Mon Dieu, mais cet enfant ne respire pas !”

Le bébé de Tsomo était mort. Elle vit sa petite tête ; les cheveux noirs tout luisants qui encadraient un petit visage paisible dans la mort. Tante Dechen l’enveloppa dans un vieux bout de tissu.

“Laisse-moi le voir encore une dernière fois”, supplia Tsomo.

Son petit menton au creux de ses mains, ses petits doigts, il était parfait… Tante Dechen le recouvrit en hâte.

“Mon fils, qu’ai-je fait de mal ?” pleura-t-elle, soudain assaillie par un terrible sentiment d’échec et de culpabilité.

Elle avait fait quelque chose de mal, mais quoi ? Elle se sentait comme écrasée sous un poids énorme, elle aurait voulu pouvoir hurler, crier sa peine, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle crut avoir crié, mais le cri resta muet, bloqué au fond de sa gorge. Fixant le vide, ses yeux se posèrent sur ses doigts de pied couverts de boue qui dépassaient des couvertures, et la boue, le sang, la végétation sur ses mains répandirent une odeur de mort dont elle n’arriva plus à se débarrasser. L’odeur de l’ail écrasé et du lait maternel qu’elle avait jusque-là toujours associée à la naissance et aux mères qui se remettaient de leurs couches ne serait pas la sienne. Elle avait perdu son bébé. Son bébé était mort, mort-né. Où était Wangchen ? Des larmes silencieuses se mirent à couler de ses yeux en un flot ininterrompu, mouillant l’oreiller. On lui dit qu’on avait enterré son petit garçon, le bébé mort-né, derrière l’étable.

L’expulsion du placenta, compagnon du bébé, ne se fit pas tout de suite. La délivrance se prolongea des jours durant. Kesang devait faire brûler de l’encens en permanence à cause de l’odeur nauséabonde émanant des chairs putrides, qui accompagnait l’expulsion.

Tsomo mit du temps à récupérer. Elle était faible, désemparée et pleurait à tout bout de champ. Bien que vide, son ventre ne voulait pas dégonfler. Sa poitrine était remplie de lait qu’aucun bébé ne téterait. Posant ses mains sur ses seins, elle les massa avec des mouvements circulaires, comme le lui avait montré tante Dechen, pour diminuer la tension et la douleur. Une substance d’un jaune brun en sortit, puis le lait coula enfin. Un filet tiède qui mouilla ses vêtements mais qu’elle ressentit dans tout son corps, submergée qu’elle était par une immense vague de tristesse et de regret. La vue ou les cris des autres bébés, ou la pensée même d’un bébé faisait couler son lait. Son corps fourmillait de sensations que seule pouvait ressentir une mère orpheline.

“Comme tu n’as plus de bébé à allaiter, ton lait va vite se tarir”, la rassura tante Dechen. Mais elle avait toujours l’air d’être enceinte. Elle prenait deux bains par jour dans de l’eau bien chaude et s’enveloppait la taille d’une large bande de tissu qu’elle serrait au maximum, mais le gonflement ne voulait pas disparaître. Wangchen commençait à montrer des signes d’impatience. Il avait été gentil et attentionné après la naissance, mais elle mettait trop longtemps à s’en remettre. Il disait qu’il avait beaucoup de travail et ne pouvait pas se payer le luxe de rester tout le temps là à s’occuper d’elle. Triste, désemparée, Tsomo avait pourtant terriblement besoin de lui. Beaucoup plus que des femmes qui, avec les meilleures intentions du monde, venaient la voir et lui répétaient les mots de consolation habituels, toujours les mêmes : “Tu as perdu ton bébé, c’est le karma, tu n’y peux rien.” Elle aurait voulu partager son deuil avec Wangchen, mais tout ce qu’il trouvait à dire, c’était : “Allez, dépêche-toi d’aller mieux.”

Elle n’arrêtait pas de penser à Mère, la revoyait sur son lit, abattue, sans force, son corps se vidant de vie au moment où une nouvelle vie en elle s’acharnait à voir le jour. Et voilà qu’elle, le corps encore tout gonflé, déformé, avait donné naissance à un petit être sans vie. Elle ne comprenait décidément pas le mystère de la vie. C’était le karma. Or, pendant que Tsomo se débattait avec les mystères de la vie et de la mort, son mari, lui, se débattait avec ses désirs. Wangchen prit l’habitude de se lever la nuit pour aller aux toilettes qui se trouvaient à l’extérieur de la maison, ce qu’il n’avait fait que très rarement jusque-là. “Ça doit être le singchang que j’ai bu ce soir”, disait-il. Ou alors c’était l’ara, ou encore simplement le froid. Et c’est vrai qu’il buvait plus qu’avant. Ses visites aux toilettes devenaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues.

Une nuit, Tsomo était sur le point de s’endormir quand il se leva du lit, disant qu’il avait bu trop d’ara chez le voisin. Il y était allé pour l’aider à sarcler son champ de sarrasin et en était revenu légèrement ivre, mais Tsomo n’y avait rien vu là d’exceptionnel. Elle ne savait pas combien de temps elle avait dormi, mais quand elle se réveilla les coqs chantaient dans le village. Elle allongea le bras pour sentir Wangchen, mais la place était vide, et froide. Ya Lama1, elle aurait dû l’accompagner. Avec tout l’ara qu’il avait bu, il avait peut-être eu un accident dans le noir. Elle sauta hors du lit et s’enveloppa de sa kira. Elle entra dans la pièce principale où dormait le reste de la famille. Tout le monde semblait dormir, mais elle crut entendre des chuchotements et de tout petits gloussements à l’autre bout de la pièce. Tsomo se figea. Les voix provenaient du lit de Kesang. Hébétée, elle retourna se coucher et resta étendue là, prostrée, à écouter les craquements du plancher résonner dans toute la maison. Elle repensa aux ciels des premières nuits qu’ils avaient passées ensemble et se dit qu’elle ne voyait plus les étoiles scintiller, qu’elle n’entendait plus le ruisseau couler, ne sentait plus le corps chaud contre elle. Ça semblait si loin. Un sentiment de solitude immense l’envahit, qui la fit frissonner jusqu’à la moelle.

Les premières lueurs du jour déferlèrent sur les sommets. Tsomo avait les yeux fatigués d’avoir fixé l’obscurité. Wangchen revint se coucher, le go jeté sur les épaules, les manches lui battant les flancs. “Brrr, il fait froid ce matin !” fit-il, voyant que Tsomo était réveillée.

Sans même se retourner vers lui, Tsomo dit d’une voix qu’elle s’efforça de rendre impassible : “Tu n’as qu’à retourner dans un lit bien chaud”, puis elle se leva pour allumer le feu.

La nuit suivante, Wangchen vint se coucher près d’elle. Il essaya de lui tourner la tête de son côté, lui emprisonna les cuisses avec ses jambes. C’était chaud, familier, mais elle frémit et le repoussa. “Pourquoi ?” demanda-t-il. Elle refusa de répondre. Ils restèrent un moment sans parler ni dormir. Puis, prétextant un besoin urgent, il se leva. Tsomo n’éprouva ni colère ni jalousie. Un sentiment de honte, d’humiliation, plutôt, et surtout de peur. N’était-ce pas à son tour d’endurer la peine qu’elle-même avait infligée à une autre femme il y avait si longtemps ? C’était le karma, la conséquence de ses actes, elle ne pouvait pas y échapper. Au plus profond de l’obscurité de cette nuit-là, ses pensées allèrent à cette sœur inconnue quelque part, la première épouse de Wangchen. Oui, quelque chose d’indicible la reliait à cette femme, dont elle n’avait pas même cherché à connaître le nom.

Que penser, faire ou dire ? se demanda Tsomo. Kesang était plus qu’une sœur pour elle. Devrait-elle faire semblant de ne rien savoir de leur relation, les laisser continuer ? Torturée par sa propre indécision, elle ne put se résoudre à parler à Kesang. Elle était blessée. En même temps, elle n’arrivait pas à exprimer ses sentiments à son égard. Quels étaient-ils, d’ailleurs, elle n’en était pas très sûre. De la colère ? De la tristesse ? De la déception ou bien de la peur ? De l’impuissance en tout cas. Exprimer ses sentiments en augmente l’intensité, les cristallise, se dit-elle, et elle opta pour le silence. Kesang évitait son regard, et le jour où il fut fait allusion à la situation, elle en rejeta toute la responsabilité sur Tsomo : “Tu n’avais qu’à mieux t’occuper de ton mari”, dit-elle avec brusquerie.

Tsomo était persuadée que Kesang pensait ce qu’elle avait dit, qu’elle était la seule à blâmer. Elle n’avait pas été à la hauteur, elle avait déçu son mari.

“Mais pourquoi te compliques-tu la vie ? Je serai votre mari à toutes les deux. Que je dorme avec toi ou Kesang, je travaille toujours pour la même maison. Ce n’est pas si inhabituel. Ce genre d’arrangement peut très bien marcher.

— Qu’est-ce qui n’est pas inhabituel ? demanda Tsomo avant de réaliser.

— Ce genre d’arrangement : un mari pour deux sœurs”, dit-il, puis il lui lança un regard inquiet. Ainsi Wangchen avait tout prévu. C’était aussi simple que ça. N’y avait-il que la maison et le travail qui comptaient ? Leur relation se bornait-elle à ça ? D’un côté il y avait Tsomo, malade et affaiblie, affligée d’un ventre tout gonflé, de l’autre Kesang, véritable tournesol offert aux premiers rayons de soleil. Comment Wangchen ou n’importe qui d’autre pourrait rester insensible à une si belle fleur prête à s’épanouir ?

“Oui, mais moi, cet arrangement ne me convient pas. Tu dois faire un choix. C’est ma sœur ou moi, plaida Tsomo, une petite lueur d’espoir dans le cœur.

— Ce que tu es bête !” fut tout ce que répondit Wangchen, et la petite lueur d’espoir s’éteignit aussitôt.

Tsomo ne pouvait pas croire que c’était à elle que cela arrivait. Ce n’était pas possible. Puis elle se posa des tas de questions et, arrivant à la conclusion qu’il ne l’aimait plus, elle finit par se résigner. Mais alors, elle se laissa dévorer de colère et de jalousie, et se jura de ne pas leur faciliter les choses. Elle pensait au morceau de papier qui se trouvait au fond de la boîte, le contrat que Père leur avait fait signer. Elle n’était pas très sûre de ce qui était écrit dans ce contrat. Mais le fait d’avoir pris cette décision, l’idée de pouvoir se raccrocher à cette solution la rassura un peu et lui donna la sensation d’avoir les choses en main.

Tsomo se dit qu’elle n’appartenait pas à un lieu comme la grenouille à l’étang, elle ne pouvait pas non plus s’envoler, comme l’oiseau, et s’échapper du mariage. Elle n’était désormais la femme de Wangchen que de nom. Kesang s’épanouissait alors qu’elle s’étiolait. Wangchen buvait plus que de raison. Il s’était mis à la frapper régulièrement. Il s’emportait à la moindre contrariété, ne pouvait supporter la moindre réflexion de la part de Tsomo. Une nuit, il dit qu’il avait besoin d’aller aux toilettes, à quoi sans réfléchir Tsomo répondit qu’elle aussi avait besoin d’y aller. C’était vrai et, dans le passé, ils y étaient souvent allés ensemble.

“Tu me surveilles ?” lui lança-il d’une voix pleine de défi dans le noir, et il lui envoya sa main en pleine figure. Elle en eut la joue droite toute meurtrie, un œil au beurre noir et la paupière lourde et endolorie. Au petit-déjeuner, tous les regards se posèrent sur elle. Tsomo avait envie de hurler, de dire à tous que son mari l’avait battue, mais elle savait qu’un comportement pareil ne lui serait pas pardonné. Quand ses frères lui demandèrent ce qui était arrivé, elle leur répondit qu’elle était tombée dans le noir. Kesang regarda ailleurs, et Wangchen décréta qu’il n’avait pas faim et se leva. Après cela, Tsomo supporta ses coups en silence. C’était un homme, après tout, et elle n’était qu’une femme. A présent elle comprenait pourquoi tant de femmes disaient : “Etre née femme signifie souffrir.” Quand elle ne put cacher plus longtemps les bleus et les yeux au beurre noir aux femmes du village, celles-ci s’en inquiétèrent, osant même pour certaines en toucher un mot à Wangchen : “Arrête de taper comme ça sur Tsomo. Veux-tu voir à quoi ressemble un cadavre ? Elle vient juste de perdre son bébé et elle a le visage plein de bleus. Il n’y a qu’un lâche pour battre une femme sans défense.”

Wangchen grommela quelque chose contre toutes ces espèces de commères qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas. Père dut entendre parler de quelque chose et envoya un message par l’intermédiaire d’un des témoins du contrat : “Maintenez l’harmonie et n’apportez pas le déshonneur sur la maison.”

Qu’est-ce que cela signifiait ? Pourquoi ne se contentait-il pas de dire ce qu’il avait à dire ? Il aurait dû demander à Wangchen de cesser sa relation avec Kesang et de se contenter de Tsomo, pensa cette dernière avec humeur. Mais ce ne sont pas ces paroles-là qui avaient été dites et Wangchen comme Kesang ne rataient jamais une occasion d’humilier Tsomo. Ils se tenaient la main en public, mangeaient dans les mêmes bols, penchaient le visage l’un vers l’autre en riant entre eux des mêmes plaisanteries devant le reste de la famille. Outre son ventre, qui ne dégonflait pas, Tsomo avait souvent le corps et les muscles endoloris. Un soir, Wangchen vint la voir sur son lit et dit : “Puisque tu acceptes ma relation avec Kesang, je veux que tu me donnes une lettre invalidant notre contrat de mariage. Tu sais, celui que ton père nous a fait signer.”

Elle avait évidemment très bien compris. Ce qu’il demandait, c’était une lettre de divorce qui remplacerait et annulerait le contrat de mariage. Oui, elle l’avait non seulement compris, mais anticipé ; alors pourquoi avait-elle le cœur qui battait si fort ? Pourquoi avait-elle du mal à respirer et se sentait-elle prête à défaillir ? Elle se mordit les lèvres jusqu’au sang. Il fallait tenir. Elle ne pouvait pas croire ce qui lui arrivait. Ainsi, Père s’était vraiment soucié d’elle et avait essayé de la protéger. Elle ne l’avait pas compris. Elle se rappela le jour où elle avait dit avec une telle assurance : “J’ai totalement confiance en mon mari.” Elle se mit à pleurer doucement. Wangchen l’attira à lui et lui caressa le visage, gentiment, longuement. Elle ne pourrait pas le supporter, elle allait fondre. Il savait comment l’amadouer. Elle baissa la tête, se répétant en elle-même qu’elle ne pouvait pas, ne devait pas lui faire confiance. Elle garda la tête baissée pour ne pas lui laisser voir qu’elle pleurait. Et elle tint sa langue, bien qu’au fond d’elle-même elle se sentît comme une marmite de soupe en train de bouillir sur le feu, prête à déborder.

“Ce que tu es têtue, moringmo2 ! Tu crois peut-être que tu peux te permettre un tel orgueil. Mais regarde-toi, qui voudrait de toi ?” Et sur ces mots il lui envoya un coup dans les côtes. Elle chancela, tomba en arrière sur le lit où elle était assise, puis s’évanouit. Elle ne sait pas si elle se l’invente ou si c’est une réalité, mais elle en sent encore la douleur dans les côtes. “C’est surtout quand il fait froid et humide que j’ai mal”, dit-elle.

Tsomo refusa bien évidemment de leur faire la lettre. C’était Kesang la fautive, et pourtant il voulait que ce soit elle qui se sente coupable. Non, elle ne céderait pas. Elle a encore son contrat de mariage avec elle. Il y est écrit que si son mari la quittait, il serait obligé de lui verser soixante ngultrum3 ou l’équivalent en nature. Elle rit sans retenue, peut-être un peu comme sa mère aurait ri, d’un rire sonore, insouciant, chaque fois qu’elle tombe sur ce papier.

Il ne lui donna rien. Mais il est vrai qu’elle ne lui demanda jamais rien non plus. Demander aurait signifié remplir sa part du contrat. Or il n’était pas parti. Le vieux papier jauni et déchiré aux plis tombe en miettes. Après toutes ces années, elle ne veut toujours pas le jeter, elle ne sait pas pourquoi. Ça n’aurait rien changé. Kesang se retrouva très vite enceinte. Tsomo ne put le supporter. C’est elle qui aurait dû avoir un enfant de son mari, pas Kesang. Elle, dont le corps s’étiolait de ne pas être désiré. Elle, qui était délaissée, vide, stérile. Un sentiment d’échec l’envahit. Puis ce fut la panique : car il lui faudrait aider Kesang, s’occuper d’elle et de l’enfant ; l’enfant de sa sœur et de son mari. Ça lui semblait si étrange, si injuste. Qui serait-elle pour cet enfant ? Une tante, une mère ? Quelle que fût la direction de ses pensées, c’était la confusion la plus totale dans son esprit. Quelle que fût la solution envisagée, c’était l’impasse. Elle se dit que si seulement elle avait eu quelqu’un à qui parler, les choses auraient été plus faciles. A qui pouvait-elle ouvrir son cœur ? Ses problèmes paraissaient augmenter d’intensité quand elle y pensait. Une immense tristesse l’envahit. Elle décida d’être un oiseau, mais pas un oiseau coureur. Elle allait s’envoler, partir, s’en aller quelque part où personne ne la connaîtrait, où elle n’aurait nul besoin d’expliquer ses liens avec qui que ce soit.


1 Expression signifiant “mon Dieu”.

2 Terme peu flatteur qui pourrait se traduire par “ma pauvre”.

3 Monnaie bhoutanaise.