Le ventre en avant, une lourde charge sur le dos, Tsomo arriva à Thimphu exténuée, mais contente d’être parvenue à se sortir d’une situation lamentable. A Trongsa, elle avait eu la chance de rencontrer des gens qui allaient à Thimphu et l’aidèrent à porter quelques-unes de ses affaires. Elle n’avait pas emporté grand-chose de valeur : deux beaux bols qui lui venaient de la famille, une timbale en bois cerclée d’argent et une tasse en ivoire, également cerclée d’argent, ainsi que les kiras que Mère lui avait données. Et puis des provisions de bouche. Elle avait préparé ce voyage dans le plus grand secret, espérant malgré tout que quelqu’un la surprendrait et l’empêcherait de partir. Comme elle était toujours en train de ranger des boîtes ou des paniers de toute façon, ses deux frères ne soupçonnèrent rien, non plus que Kesang et Wangchen, tout à leur bonheur. Tôt un matin, avant que la maisonnée ne se réveillât, elle se glissa hors de chez elle avec son panier. Bien qu’elle eût désiré au début que quelqu’un l’en empêchât, son seul objectif ce matin-là fut de partir sans être vue de qui que ce soit. Elle était même si concentrée sur cette idée qu’elle n’éprouva rien de la douleur de la séparation qui la tourmenterait plus tard. Elle revoit encore aujourd’hui le visage de ses deux frères dormant côte à côte, la tête sur le même oreiller. Nidup Tshering était venu chercher des provisions pour l’ermitage. Il dormait toujours avec Kincho Thinlay lors de ses visites. Elle s’était attardée un moment, voulant se pénétrer de ce spectacle avant de partir. Elle avait déçu son mari ; la voilà qui trahissait la confiance de ses frères, à présent. Bien que la colère et l’amertume vis-à-vis de Kesang rendissent difficile tout sentiment bienveillant à son égard, Tsomo éprouva un certain réconfort à l’idée qu’elle était bonne et aimante envers ses frères et que quelqu’un s’occuperait bien d’eux.
On venait de tout le Bhoutan aider à la reconstruction du dzong de Thimphu. Quand Tsomo le vit pour la première fois, le dzong se bornait à une tour centrale. Des centaines de gens travaillaient sur le site, transportant du bois, tassant la terre, taillant et martelant la pierre. Dans les premiers instants, elle resta là, à les regarder, fascinée. D’où venaient tous ces gens ? Outre le bruit causé par les travaux, on entendait les ouvriers rire ou chanter. Ceux qui habitaient la région rentraient chez eux le soir après le travail. D’autres, venant d’ailleurs, avaient trouvé à se loger chez l’habitant, mais la plupart vivaient dans des baraques ou des cabanons provisoires. Ils se regroupaient tout naturellement par affinités en fonction de la région dont ils étaient originaires. Ainsi les gens de Kurtoe se retrouvaient entre eux, tout comme ceux de Bumthang ou de Kheng.
Tsomo avait espéré pouvoir trouver son frère aîné et rester avec lui. Il était censé être à Thimphu, sinon, même aveuglée qu’elle était par la rage, elle ne serait pas venue ici. Elle serait allée dans l’Est, ou au Nord. Elle s’enquit de lui, mais apprit qu’il était parti à Kalimpong pour devenir gomchen auprès d’un grand lama. Ce fut un choc pour elle. “Oh non ! se dit-elle. Qu’ai-je fait ? Je vais me perdre, c’est sûr. Pourquoi suis-je partie si vite, comme ça, sans réfléchir ? Je ne peux pas revenir en arrière, et je ne sais pas comment le trouver.” Où était Kalimpong ? Comment y allait-on ? Jamais elle n’y arriverait. Elle s’était conduite comme une écervelée. Elle n’aurait jamais dû quitter la maison. Ou bien elle aurait pu en partir, mais rester au village. Non, mieux valait se perdre que rentrer la tête basse.
Elle décida de partir à la recherche de ceux du village dont elle savait qu’ils étaient venus travailler à la reconstruction du dzong. Tseten Dorji et sa femme Ugyen Doma acceptèrent de partager leur cabanon avec elle. Tseten Dorji était charpentier. Les cabanons des ouvriers étaient éparpillés autour du chantier, mais le leur se trouvait près de la rivière Thimphu. “Nous pensions que ta famille s’était déjà acquittée du travail obligatoire1. Fallait-il que vous reveniez ? demanda Tseten Dorji, surpris de la voir arriver.
— Oh, je suis juste venue comme ça, toute seule, dit Tsomo, préférant éluder la question.
— Comment ont-ils pu te laisser partir seule si loin, surtout alors que tu es encore si faible ? s’inquiéta Ugyen Doma.
— Je ne vais pas si mal, mais ça ne va pas très bien chez nous, des problèmes avec ma sœur et mon mari, si bien que j’ai décidé de partir quelque temps”, expliqua Tsomo. Elle savait qu’ils lui poseraient sans fin les mêmes questions si elle ne leur disait pas la vérité et ne mettait pas un terme à leur interrogation.
“Aïe ! je vois, fit Ugyen Doma qui avait tout de suite compris. Dans un cas comme celui-là, il vaut toujours mieux prendre du recul. Inutile de lutter. Tu as agi au mieux. Mais il faudrait que Kesang comprenne que les hommes volages ne s’arrêtent jamais. Attends un peu et tu verras ; ils sont toujours rattrapés par leur karma.” Et Ugyen Doma lança une œillade de mise en garde à son mari.
Dieu merci, les nouveaux amis de Tsomo ne parlèrent plus de cette question, ce dont elle leur fut reconnaissante. Mais Tsomo se demanda ce qu’Ugyen Doma avait derrière la tête en disant qu’elle avait agi au mieux. Pensait-elle que Tsomo était responsable de ce qui lui arrivait ?
Un jour que les deux femmes étaient seules, Tsomo lui posa la question. Ugyen Doma s’arrêta de filer et, penchant la tête de côté, se mit à réfléchir. “J’ai dit ça, moi ?
— Tu l’as dit quand je vous ai parlé de ma sœur et de mon mari.
— Ma foi… J’ai dû vouloir dire qu’il ne sert à rien de mettre un homme au pied du mur. J’ai oublié ce que j’ai voulu dire exactement. Tu sais, on dit des choses, ça vous vient comme ça, dans la conversation.”
Tsomo fut déçue. Elle avait cru à beaucoup de compréhension de la part d’Ugyen Doma, et voilà qu’elle ne se rappelait même plus ce qu’elle avait dit !
Tseten Dorji et Ugyen Doma étaient contents de l’avoir pour aller ramasser du bois et leur préparer les repas. Elle leur était reconnaissante de leur amitié, mais savait qu’elle ne pourrait pas rester indéfiniment. Elle ne se sentait pas chez elle. Du temps passa. Tsomo avait chaque jour l’espoir de recevoir un message de Wangchen lui demandant de revenir. Elle en imaginait même la teneur. “Je suis désolé. Pardonne-moi. J’ai eu tort. Reviens, je t’en prie. C’est toi ma véritable épouse.” Elle imaginait Kesang, ses beaux cils épais mouillés de larmes : “C’était une erreur. C’est toi qu’il aime.”
Elle imagina même que Père intervenait et envoyait quelqu’un pour la ramener à la maison. Mais les jours passèrent, puis les mois. Des gens de son village vinrent travailler sur le chantier, mais il n’y eut pas de message d’amour, aucun remords, pas non plus d’intervention de la part de son père. Elle en déduisit qu’elle ne comptait pour personne. Partir, cet acte pour elle désespéré, n’avait eu aucun impact sur la vie de qui que ce soit. Qu’est-ce que cela pouvait signifier pour une Ugyen Doma, qui n’avait aucun lien avec les événements, quand ses proches eux-mêmes ne se sentaient absolument pas concernés ? Rien n’avait changé. Tsomo pleura amèrement et s’efforça de ne pas penser à sa famille, surtout avant de s’endormir, car ils s’immisçaient dans ses rêves, la tourmentaient jusque dans son sommeil.
Tsomo ne pouvait décemment pas se contenter de ramasser du bois et de préparer les repas de ses amis. Elle savait que le bruit ne tarderait pas à courir au village qu’elle travaillait comme domestique. Il fallait trouver autre chose. Elle s’imaginait Wangchen et Kesang se moquant d’elle, pleins d’ironie : “Tout ça pour en arriver là, travailler comme domestique !” Wangchen disait toujours “tout ça pour” quand il voulait être sarcastique. Tsomo n’allait pas les laisser s’amuser à ses dépens.
Elle avait entendu dire que des tas de gens travaillaient à la construction d’une nouvelle route entre Phuentsholing et Thimphu. Pour rapporter un peu d’argent chez eux, certains de ceux qui travaillaient à la construction du dzong avaient l’intention d’y aller après s’être acquittés de leurs obligations, et elle leur demanda de les accompagner. Elle ne pouvait pas voyager seule. Surmontant sa timidité, elle alla jusqu’à supplier des gens qu’elle connaissait à peine : “Permettez-moi de venir avec vous. J’aimerais aller travailler avec vous sur la route.” Mais Tsomo, qui ne savait pas ce que c’était que demander une faveur, n’avait manifestement pas employé les bons mots. “Nous n’avons pas à te permettre ou à ne pas te permettre, lui répondit l’un d’eux. Tu prends ton sac et tu marches avec nous, c’est tout.”
Si bien qu’emportant tout ce qu’ils possédaient, ils arrivèrent sur le chantier de construction. “A écarquiller les yeux comme ça, tu vas les abîmer ! Et ferme la bouche, sinon tu vas gober les mouches”, la taquinèrent ses compagnons. C’était la première fois que Tsomo voyait tant de véhicules, le choc de la nouveauté devait se voir sur son visage, surtout quand elle vit une chose qui ressemblait à une gigantesque maison sur roues. “C’est un semi-remorque”, dit fièrement un autre qui prétendit même avoir voyagé dedans un jour.
“Qu’est-ce qui le fait bouger ? demanda Tsomo qui ne pouvait détacher ses yeux de cette merveille.
— Comment veux-tu qu’on le sache ? T’as qu’à demander à l’Indien qui est dedans”, conseilla un autre en rigolant.
Tsomo était sûre qu’aucun d’eux ne savait comment avançait le véhicule. Ils n’avaient pas osé demander de crainte d’avoir l’air bêtes. Mais Tsomo, elle, était si curieuse qu’elle se moquait bien d’avoir l’air bête.
Puis elle remarqua les hommes dans le véhicule. Ils avaient la peau presque noire, la plus noire qu’elle ait jamais vue. Avec de grands yeux, le nez long et droit comme celui du Bouddha. Bouddha était indien, bien sûr, cela elle le savait. Ils avaient le blanc des yeux légèrement jaune, “à cause de l’huile de moutarde qu’ils mettent dans leur cuisine”, expliqua quelqu’un. Elle allait voir beaucoup de gens comme eux mais elle n’avait jamais imaginé qu’elle passerait tant d’années dans leur pays, à mener une existence vagabonde, de pèlerin, en quête d’elle-même.
Tous ses compagnons furent engagés à divers travaux sur le chantier, mais le contremaître lança un œil critique à Tsomo, puis secoua la tête : “Je ne veux pas d’une femme enceinte ici, ça ne peut que nous causer des ennuis.” Tsomo expliqua que le gonflement de son ventre était une maladie, pas un bébé, et qu’elle était capable d’accomplir n’importe quel travail.
“Malade ou enceinte, quelle différence ? Nous ne voulons pas d’une femme malade ou enceinte dans nos équipes. Va plus loin, du côté de Phuentsholing ; l’armée indienne y a envoyé une unité spéciale pour construire une route. Comme ils sont en train de la goudronner, ils emploient des femmes à casser des pierres pour en faire des gravillons. Ici nous avons besoin d’hommes forts pour creuser et retourner le sol. Allez, ouste !”
Elle se retrouva seule, à nouveau, pleine d’appréhension, désemparée. Mais elle était allée trop loin, il n’y avait plus moyen de reculer. Elle ne pourrait jamais retourner chez elle sans avoir fait quelque chose de sa vie. Elle allait leur montrer qu’elle était capable de se débrouiller seule. De la confusion et du désespoir naquit une forte détermination : “Je ne retournerai jamais en arrière. J’irai plus loin, n’importe où, là où la vie m’appellera.”
“Suis la route, lui conseilla un ouvrier. Tu ne peux pas te tromper, il n’y en a qu’une. Le chantier se trouve à une journée de marche. Ils te donneront bien quelque chose à faire.”
Encouragée par ces mots, elle se mit en route. Le lajab2 était bhoutanais. Un beau jeune homme arrogant, l’air suffisant. Il avait des manches d’un blanc immaculé et portait une grosse bague en or à l’index, doigt important qu’il pointait tout le temps, notamment pour donner des ordres. Quand il vit Tsomo, il montra toutes ses dents tachées par le bétel et dit : “Qu’est-ce que tu sais faire, grande sœur ?” Puis, sans attendre sa réponse, il ajouta : “Tu casses des pierres avec les autres et je te paierai en conséquence.”
Tsomo eut honte de l’avoir aussi mal jugé. Il n’était pas si arrogant que ça, en fin de compte. Il l’avait appelée “grande sœur”, un homme fier et arrogant ne l’aurait pas appelée ainsi. Elle éprouva un grand soulagement à avoir trouvé du travail.
C’est ainsi que jour après jour Tsomo cassa des pierres en compagnie d’autres femmes. Elles étaient assises sur le bord de la route, des tas de cailloux à casser devant elles. De la main gauche, il fallait tenir une sorte d’étau circulaire autour du caillou à casser. L’étau évitait aux gravillons ainsi obtenus de sauter partout. Certains leur sautaient au visage qu’elles avaient couvert de particules provenant des pierres effritées. Le vent et la poussière leur irritaient les yeux. Elles avaient les mains rêches, pleines d’ampoules et de crevasses qui saignaient fréquemment, et mal au bras à force de donner des coups de marteau. Les hommes abattaient des arbres, lesquels, par troncs entiers, allaient alimenter le feu servant à faire fondre le goudron qui chauffait dans les cuves. Une fois les gravillons mélangés au goudron, on étalait le tout sur la route, à la pelle, puis c’était au tour des rouleaux compresseurs de passer. Des femmes devaient les surveiller et marcher à côté avec un vieux sac de jute pour ôter le goudron resté collé aux rouleaux. Grâce à son ventre, Tsomo put échapper à ce travail épuisant, mais personne ne pouvait échapper aux émanations de goudron qui vous entraient par le nez et allaient se loger dans les poumons, ni aux détonations des roches qu’on faisait exploser et qui vous rendaient à moitié sourd.
Pourtant ces femmes vivaient. Elles bavardaient, riaient, chantaient, osaient même rêver d’une vie meilleure. “J’épouserai un Blanc et j’aurai une vie facile, pleine de loisirs, rêvait Kumari qui n’avait que seize ans.
— Et qui s’occupera de la cuisine, et du ménage, et de ton linge, petite écervelée ? la morigéna la vieille et sage Naina Devi.
— Mais j’aurai plein de domestiques ! gloussa Kumari, et tout le monde partit d’un grand éclat de rire.
— Ça s’appelle ne pas avoir à lever le petit doigt, le genre de vie que tu voudrais, renchérit une autre.
— Moi, mes enfants iront à l’école, dit Shanti, qui avait vingt-cinq ans. Comme ça ils auront un bon travail et ils pourront s’occuper de moi quand je serai vieille.”
A quarante ans, Lata Didi n’avait qu’un souhait : “Quand j’aurai gagné assez d’argent, j’aimerais retourner dans mon village, au Népal, élever des chèvres et rester avec mes parents. On ne peut tout de même pas passer sa vie à casser des pierres, déclara-t-elle.
— Et toi, Didi Tsomo, quel est ton rêve ?” demanda Kumari. Des rêves, Tsomo en avait plein. Lequel allait-elle leur faire partager ? En tout premier lieu elle voulait désespérément quitter cet endroit, trouver quelque chose de mieux à faire que de travailler à la construction d’une route. Toute son enfance, elle avait rêvé d’apprendre à lire et à écrire, et aussi de pratiquer la religion, devenir nonne. Puis elle avait rêvé de devenir une femme accomplie – bonne épouse et mère d’une nombreuse famille. Elle avait aussi rêvé de voir sa famille prospérer pour qu’on les appelle les Wangleng chukpo. Maintenant elle caressait un rêve de vengeance. Elle voulait réussir, puis rentrer au village et leur montrer qu’elle était capable de faire quelque chose. Leur montrer qu’elle avait su rebondir sur les obstacles qu’ils avaient dressés sur son chemin. Elle voulait leur prouver – à Kesang et à Wangchen, surtout – qu’elle était quelqu’un. Mais elle n’était pas prête à parler de ses rêves, pas encore.
“Je ne sais pas. Avancer, poursuivre ma route, là où elle me conduira.” Ce n’était pas un mensonge. Pour réaliser ses rêves, il fallait qu’elle avance. “Mais qu’est-ce que c’est que ce rêve-là ? C’est pas un rêve, ça, vociféra la vieille Maya, une femme bourrue qui avait écouté tous les souhaits sans partager les siens.
— Et toi, alors, c’est quoi, ton souhait ? Hein ? Dis-nous ce que c’est qu’un vrai souhait, insista Lata.
— Je souhaite avoir toujours de quoi me nourrir, des vêtements chauds et un toit au-dessus de ma tête pour le restant de mes jours”, dit-elle avec une certaine langueur. Son souhait était trop réel, il apporta aussitôt une note de sobriété à leur badinage. Toutes savaient, au fond d’elles-mêmes, que la vieille Maya avait exprimé un souhait qui leur était commun. Et qu’elles auraient de la chance si elles arrivaient à avoir les trois. Comprenant immédiatement l’effet qu’avait eu son souhait, par trop terre-à-terre, la vieille Maya s’efforça de remettre un peu d’humour dans la conversation. “Et je voudrais avoir les moyens de m’offrir une dernière beedie sur mon lit de mort.” La vieille femme avait toujours une beedie pendue aux lèvres. Elle avait une toux chargée, la voix grave et rauque. Il y eut encore des rires, parmi les femmes, mais aussi des silences empreints de gravité tout le restant de la journée.
Les femmes venaient travailler avec des couffins qu’elles gardaient auprès d’elles. Beaucoup cassaient des pierres un bébé pendu à leur sein. Des enfants vêtus du strict minimum s’accrochaient aux basques de leurs mères avec autant de constance que la morve à leur nez. Ils portaient des colifichets, des colliers de perles de verre ou des bracelets en plastique qui brillaient d’un éclat vif sur leur peau couverte de crasse. Leurs cheveux se dressaient, semblables à des piquants de porc-épic que leurs mères épouillaient dès qu’elles avaient une minute. Tsomo repensa à ses frères et sœurs, à l’époque où, profitant d’un moment de détente dans la véranda ensoleillée, ils s’inspectaient mutuellement la tête tout en se racontant des histoires. La présence des enfants la replongeait chaque jour dans le souvenir et la nostalgie de quelque chose qu’elle avait perdu. Une sonorité typiquement enfantine ou bien une façon de bouger lui rappelait Samdrup, et son cœur se serrait de tristesse et de culpabilité.
Tous ces petits miséreux ne se lassaient pourtant jamais d’offrir leur plus beau sourire aux gens qui passaient en voiture, ou bien de leur faire des signes joyeux. Quels rêves se cachaient derrière ces beaux sourires innocents ? Quel avenir pouvaient-ils espérer ? Tsomo se le demandait souvent. Les femmes avaient l’air vieilles, abattues, mais beaucoup étaient de jeunes mères parties en quête d’une vie meilleure. Un travail pénible, des grossesses à répétition les faisaient paraître plus âgées. Tsomo ne savait pas comment les autres la voyaient, mais elle se sentait vieille et abattue elle aussi. Il lui arrivait de se regarder dans le petit miroir rond du couvercle d’une boîte en fer qui contenait ses colifichets, quelques boutons, des épingles de sûreté, une aiguille et du fil. Bien qu’elle ne se séparât jamais de sa boîte, elle n’aimait pas se regarder, n’avait aucun plaisir à voir le visage morne aux yeux inquiets que lui renvoyait le miroir. Sa peau avait pris une couleur grisâtre et, quand elle ne se forçait pas à sourire, les commissures de ses lèvres retombaient tristement. Prenant conscience qu’elle risquait de passer le restant de sa vie à casser des pierres sur la route, elle paniqua. Non, pas elle. Il fallait bouger, en sortir à tout prix.
Un jour, Phulmaya, qui s’asseyait toujours à côté de Tsomo, se tourna vers elle et lui demanda avec douceur : “Didi, pourquoi restes-tu ici à travailler avec nous ? Je suis sûre que tu as une famille, une maison, une terre. Pourquoi casses-tu des pierres avec des traîne-misère comme nous ?”
Oui, elle avait vécu quelque part, jadis. Elle avait tout et pourtant rien, mais fut incapable de l’expliquer à Phulmaya. “Si toi, avec tous tes beaux bijoux, tu es obligée de travailler, répondit-elle bêtement en regardant les croissants de lune en or qui pendaient aux oreilles de Phulmaya et les fins colliers de perles vertes et rouges qu’elle portait au cou, alors moi aussi, je dois travailler. Moi aussi je ne suis qu’une traîne-misère.”
Phulmaya hocha tristement la tête et fit claquer sa langue : “Tu ne veux pas comprendre, ou quoi ? Regarde, mon destin est inscrit là, sur mon front. C’est la route, mon destin. Et tous ces gens sont comme moi. Nous vivons, enfantons et mourons sur la route. Nous n’avons nulle part ailleurs où aller. Ne te laisse pas aveugler par mes bijoux, c’est tout ce que j’ai. J’ai vendu mon âme au bhaidar3, et je ne suis pas la seule. Ces baidhars sont venus au village, nous ont piégées avec leurs fausses promesses d’argent facile et de sécurité. Nous avons tout laissé pour les suivre. C’est vrai que nous n’avions déjà pas grand-chose au départ. Mais à présent nous sommes liées à eux, leurs esclaves. Je ne prends aucune décision quant à ma vie. C’est lui qui décide tout pour moi. Combien nous devons lui verser chaque mois, où nous devons aller travailler et le reste. J’ai le sentiment que quelque chose de terrible t’est arrivé, que c’est pour cela que tu es avec nous.”
Tsomo fut incapable de répondre. Quelque chose de terrible était arrivé et c’était pour cela qu’elle était là, en effet, mais elle ne pouvait pas en parler. Néanmoins, elle comprit que la situation de Phulmaya était beaucoup plus désespérée que la sienne. Elle n’avait pas le choix. Alors que Tsomo avait choisi d’être là. Non, ce n’était pas tout à fait vrai. Elle n’avait pas choisi, mais il fallait qu’elle fût là pour pouvoir aller de l’avant. Au fond d’elle-même, elle s’entendit prier : “Mes lamas et mes divinités, ne me laissez pas là sur cette route. Aidez-moi à m’en sortir. Je voudrais ne jamais être l’esclave de qui que ce soit. Ce doit être terrible d’être ainsi pieds et poings liés et de n’avoir pas le choix.”
Puis, subitement, avec détermination : “Faites que je puisse gagner suffisamment d’argent pour aller retrouver mon frère ; alors, je pratiquerai la religion et je sortirai de ce cycle de souffrances.” Sur quoi elle continua de frapper son caillou, n’osant penser à ce qui était écrit sur son propre front.
Tsomo vivait dans une hutte de bambou qu’elle avait achetée à une personne ayant quitté le chantier peu de temps après qu’elle-même y avait été embauchée Elle l’avait payée cher, presque un mois de gages. L’endroit était minuscule mais, en attendant mieux, elle y était chez elle. La hutte comprenait un petit foyer, une vieille porte en bois dont elle se servit comme d’un sommier, deux petites casseroles et une bouilloire en aluminium. Il y avait aussi une assiette et une tasse émaillées, avec des traces de rouille aux endroits où elles avaient été ébréchées, mais Tsomo s’en contenta, préférant ne pas utiliser ses bols en bois, qu’elle gardait précieusement dans sa boîte. Avec une mèche et une boîte vide qu’elle avait remplie d’huile de kérosène, elle s’était fabriqué une lampe. Elle achetait ses provisions dans une échoppe appartenant à un bhaidar et gérée par son frère. Elle s’était juré de ne jamais acheter à crédit. Jamais elle ne s’endetterait auprès du bhaidar qui, sinon, lui dicterait sa vie, comme aux autres. Tout le monde achetait à crédit. Le grand livre de comptabilité et des crédits en cours était l’objet le plus visible, le plus impressionnant de la boutique. Les jours de paye, le commerçant arrivait avec son grand livre et ramassait son dû. Certains ne voyaient jamais la couleur de l’argent qu’ils gagnaient – lequel allait directement de celui qui versait les gages au commerçant.
Les femmes se plaignaient : “Une grande partie de notre argent va directement dans la poche du bhaidar pour qu’on puisse acheter de la nourriture dans sa boutique et, bien sûr, de quoi boire et fumer des beedies.”
C’était vrai. Hommes, femmes, tout le monde fumait, même les enfants. Et tous les soirs, les hommes allaient boire à la boutique. D’une certaine façon, ils vivaient pour les bhaidars.
Tsomo était aussi prudente qu’économe. Elle ne s’autorisait ni boissons ni cigarettes. En de rares occasions, quand le froid et la fatigue la prenaient, elle se permettait une goutte de rhum, une seule, et refusait même les verres qui lui étaient offerts gracieusement. Elle ne voulait pas prendre de mauvaises habitudes. Le procès du tabac et de ses maux, que faisait continuellement son père, l’avait convaincue que fumer était un péché qu’elle ne commettrait jamais de son plein gré. Elle n’avait jamais essayé de fumer, n’avait même jamais été tentée. Si bien que la petite bourse en tissu qui pendait à son cou grossissait de mois en mois, s’alourdissant de ses gages. Elle était économe au point de manger la moins bonne des deux variétés de riz vendues dans la boutique. Exceptionnellement, elle s’offrait une conserve de poisson, ou un œuf.
Malgré son ventre, toujours gonflé, elle se portait bien. Son ventre qui s’avérait une bénédiction, en fin de compte. Car bien que célibataire, femme sans attaches, elle pouvait dormir sans être dérangée la nuit ; personne, aucun rôdeur ne venait tambouriner à sa porte, même si elle vivait dans la crainte que cela se produisît. Elle se disait qu’un homme désespéré est capable de prendre n’importe quelle femme, son corps fût-il déformé. Les gens de son village n’avaient rien dit le jour où la sourde-muette qui ne pouvait même pas s’habiller seule était tombée enceinte. Certains y étaient allés de leurs plaisanteries grossières. Tsomo montrait donc un visage sévère ; elle s’abstenait de plaisanter, de taquiner les hommes, de leur sourire. Elle appelait “oncle” ou “grand frère” ceux qu’elle croyait plus âgés qu’elle, et “petit frère” les plus jeunes. L’attitude de défense qu’elle avait ainsi adoptée l’isolait dans un cocon de solitude. Elle était partie pour ne pas avoir à définir sa relation aux autres et, à présent, elle réalisait qu’il était absolument vital pour elle de se relier à des “oncles”, des “grands frères” ou des “petits frères” d’adoption.
Mais la solitude lui pesait. Chaque soir, c’était comme une ombre qui se jetait sur elle à la lueur vacillante de sa lampe. Heureusement, elle était la plupart du temps si fatiguée qu’elle s’endormait aussitôt après le dîner, mais parfois elle ne pouvait pas s’empêcher de ressortir et d’aller rendre visite à d’autres femmes, ne fût-ce que pour sentir la présence de quelqu’un.
La fille qui se dandinait, mal à l’aise, sur le pas de la porte devait être à peu près du même âge que Kesang, quand Wangchen avait commencé à la remarquer. “On m’a dit que vous viviez seule, dit Dechen Choki, ne sachant trop si elle devait entrer ou non. Je suis venue vous demander de m’héberger quelques jours.”
L’image de Kesang s’imposa aussitôt à l’esprit de Tsomo, ravivant une vieille blessure. “Non, avec les jeunes filles, il y a toujours des problèmes, je ne l’hébergerai pas.” Même si elle se sentait seule et désirait de la compagnie plus que tout, le réflexe d’autodéfense refaisait surface. Tsomo regarda la jeune fille avec attention. “Si seulement elle ne me rappelait pas Kesang”, se dit-elle. Mais la jeune fille avait l’air si vulnérable, un petit oiseau blessé, qu’elle en oublia les sentiments qui l’avaient assaillie de prime abord et laissa parler son cœur. “D’accord, tu peux rester jusqu’à ce que tu puisses t’organiser autrement.”
Tsomo l’invita à entrer et commença à faire du thé en signe de bienvenue.
Dechen Choki avait vingt et un ans. Elle était grande et mince, presque trop, pensa Tsomo. Malgré l’expression de tristesse, de désarroi, même, qui assombrissait son visage, elle avait des traits magnifiques, d’une grande douceur – un sculpteur n’aurait pu faire mieux ! Ses yeux semblaient danser en permanence. Elle parlait avec animation, d’une voix chantante, très typique de la région d’où elle était originaire. Timide au début, pleine de retenue, il ne lui fallut que quelques jours pour se détendre et retrouver la spontanéité qui la caractérisait. C’était une jeune fille charmante. Elle avait le rire facile et, quand elle ne riait pas, ne se départait pas de son sourire.
Elles se racontèrent mutuellement leurs vies. Des généralités, au début, concernant leur village, leurs parents, leur maison. Puis, les jours passant, les résistances tombèrent et elles se confièrent des choses qu’elles n’avaient jamais dites à personne. Dechen Choki était venue de Kurtoe à Thimphu pour travailler au dzong. Le travail obligatoire accompli, elle avait décidé de ne pas retourner chez elle. “Mon père est mort quand j’avais à peu près cinq ans. Ma mère a rencontré cet homme qui était du même village, et il est venu vivre avec nous. Au début, il m’ignorait. Il ne se référait à moi qu’en m’appelant « une bouche à nourrir », autrement dit que lui devait nourrir. Il m’en voulait d’être là. Mais quand j’ai eu quatorze ans, il a commencé à changer. Il s’est mis à avoir des comportements bizarres. Je n’étais pas du tout à l’aise en sa présence, mais je ne me méfiais de rien. Puis il a commencé à faire très attention à moi. Et puis un jour, il m’a forcée. Il m’a dit que je devais lui obéir parce que c’était grâce à lui si ma mère et moi avions de quoi manger, et même plus puisqu’il veillait à ce que nous n’ayons besoin de rien. Il dit que sans lui nous serions perdues. Nous étions très pauvres et c’est vrai qu’il travaillait dur et que nous dépendions de lui. Il a mis ses bras autour de moi, m’a touchée partout. J’étais écœurée, il me répugnait. J’avais peur, mais je ne pouvais rien faire. Il sentait la sueur, son haleine puait l’alcool. Rien que de repenser à son odeur, je me sens mal, j’ai l’impression que je vais tourner de l’œil. A partir de ce jour-là, toutes les occasions ont été bonnes pour me forcer en secret, et pour me malmener et m’humilier en public. Il se moquait de l’air que j’avais, de la façon dont je marchais, parlais ou mangeais. Il me traitait de « pute ». Il était deux hommes en même temps. J’ai décidé qu’il valait mieux mourir de faim et de privations dans un endroit inconnu que de me replonger dans une situation infernale, aberrante.”
Elle raconta son histoire tranquillement un soir après une longue conversation. Tsomo en resta muette. Que pouvait-on dire après de telles révélations ? Le regard perdu, elle fixa l’obscurité en silence.
“Je pense souvent à ma mère, je suis désolée pour elle. Qu’elle ait à vivre avec un homme pareil. Elle est totalement dépendante de lui.
— Est-ce que ta mère savait ce qu’il te faisait subir ? demanda Tsomo.
— Je ne sais pas. Parfois, j’avais l’impression qu’elle savait. Elle me regardait d’un air soupçonneux, avait tendance à me gronder plus souvent. Un jour, elle m’a même dit qu’il était temps que je me cherche un mari. Mais quand je me disais : Là elle sait, elle ne me donnait aucune raison de le penser vraiment. Je crois qu’elle était si dévouée à cet homme qu’elle ne voulait pas savoir. J’ai si souvent pensé partir, mais je ne savais pas où aller. Quand l’occasion d’aller à Thimphu s’est présentée, j’ai supplié ma mère de me laisser partir. C’est comme ça que je suis venue.
— Tu ne crois pas que tu aurais dû lui en parler ?
— Ah non ! Jamais ! Comment aurais-je pu ? Que pouvais-je dire ?” et elle éclata en sanglots désespérés.
Tsomo la laissa pleurer, puis elle entendit un grand, un long soupir dans le noir.
A Dechen Choki, Tsomo raconta tout sur Wangchen et Kesang. La jeune fille écouta, écarquillant les yeux de surprise de temps à autre ou bien joignant ses soupirs aux siens, mais l’incita malgré tout à continuer : “Nos histoires se ressemblent tout en étant différentes. Ce qui nous est arrivé, c’est parce que nous sommes des femmes. Tu as aimé un homme qui t’a fait souffrir. Moi j’ai haï un homme qui m’a fait souffrir”, déclara-t-elle avec véhémence, quand Tsomo eut fini.
A sa façon, c’est-à-dire non sans tact ni délicatesse, Dechen Choki apporta beaucoup d’entrain et d’animation dans la petite hutte de Tsomo. Alors que jusque-là Tsomo n’avait cuisiné que pour se nourrir, Dechen Choki se mit à préparer de bons petits plats. Et elle avait de l’idée. “Abu, mettons un peu de poisson dans les pommes de terre : tu verras, ce sera meilleur. Je veux bien qu’on mange peu, mais que ce soit bon, au moins !” Dechen Choki aimait bien manger et prenait la peine de préparer de bonnes choses. Elle avait tendance à dépenser un peu trop d’argent en nourriture. Ensemble, elles faisaient la cuisine tout en bavardant et en plaisantant. Elles se disaient tout, s’acceptaient l’une l’autre. Jamais Tsomo ne s’était sentie aussi proche de Kesang. Elle se disait parfois qu’elle avait perdu une sœur pour en trouver une autre, qui était plus qu’une sœur, une amie. Elles allaient ramasser du bois et des brindilles pour allumer le feu et se faisaient mutuellement de petites surprises comme acheter une bricole de temps à autre à la boutique, ou se rapporter quelque chose de la forêt, une plante comestible, une fougère, des champignons. A son retour du travail, Tsomo trouvait souvent Dechen Choki penchée sur le fourneau en train de faire frire des œufs. Elle relevait la tête, riait et, les yeux pleins d’excitation, disait : “On a travaillé dur, aujourd’hui, alors on va manger quelque chose de spécial.
— On travaille dur tous les jours. Si nous mangeons comme ça tous les jours, nous ne pourrons plus rien économiser, répondait Tsomo, qui avait tendance à économiser sur tout. En tout cas, quoi que tu manges, on se demande où tu le mets. Tu as beau manger, tu ne prends pas un gramme.”
Elle riait : “Abu, tu dis toujours ça !” Le rire et la chaleur humaine étaient revenus dans la vie de Tsomo. Comment avait-elle pu vivre dans le silence glacé de ces derniers mois ? Elle espérait que Dechen Choki n’allait pas prendre d’autres dispositions et partir.
Un jour le lajab annonça que le chantier allait être déplacé, plus près de Thimphu. On demanda à tous les ouvriers de démonter leurs huttes, puis de les charger sur un camion. Pour Tsomo, cela signifiait revenir en arrière, et non aller de l’avant.
“Dechen Choki, je crois que nous n’allons pas les suivre.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? Nous ne savons pas où aller. On pourrait peut-être rester avec eux encore quelque temps et partir de notre côté un peu plus tard.
— Oui, tu as raison. Nous aurons peut-être une idée de l’endroit où aller et comment y aller si nous restons un peu plus longtemps avec eux. Mais nous ne devons pas faire davantage marche arrière. Tu imagines ce qu’ils diraient, au village, s’ils savaient qu’on travaille comme coolies sur la route ?
— Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?” Toutes deux se turent, piquées au vif par cette vérité.
Leur décision prise, elles démontèrent leur hutte, plièrent la vieille bâche goudronnée tout abîmée qui leur servait de toit, roulèrent leur natte, puis, rassemblant toutes leurs affaires, allèrent attendre le camion avec les autres qui se tenaient tous alignés sur le bord de la route.
Ces camions, Tsomo les voyait tous les jours, mais elle n’y était encore jamais montée. Et quand celui qui devait les emmener arriva, faisant un bruit d’enfer, la peur la saisit ; elle resta plantée là, incapable de bouger. Le lajab était déjà dans le camion, à crier et donner des ordres, brandissant son doigt bagué d’or : “Allez, dépêchons, dépêchons. Mettez tout là-dedans et montez.”
Restée un peu à l’écart, Tsomo regarda le camion se remplir d’ouvriers avec leurs affaires. Les femmes flanquées de leurs enfants montèrent s’installer sur les nattes de bambou. Puis, subitement, tout ce remue-ménage cessa. Un plus petit véhicule, dont elle sut plus tard que c’était une jeep, s’arrêta près du camion. A côté du chauffeur était assis un homme étrangement bien mis de sa personne. Au lieu de la casquette en laine ou du calot que portaient les autres hommes, il avait la tête enveloppée d’un turban. Il portait une épaisse moustache qui retombait de chaque côté comme celle de Guru Rinpotché. Le bas de son visage était recouvert de barbe. Le lajab sauta du camion et s’inclina devant lui avec respect. La belle assurance de cet homme habitué à donner des ordres s’était envolée d’un coup. Il souriait d’un air obséquieux, semblait approuver tout ce que disait le sahib. Cet homme si distingué devait être quelqu’un d’important. Des insignes brillaient sur sa poitrine et ses épaules, il se tenait bien droit, avec dignité, et parlait doucement, contrairement aux autres qui n’arrêtaient pas de crier. Plus tard, elles apprirent qu’il était originaire du Punjab et que c’était un officier de haut rang dans l’armée. Il repartit aussi soudainement qu’il était arrivé. C’était le fonctionnaire le plus important sur cette section du chantier de construction de la route. “Monte dans le camion, Abu, sinon ils vont partir sans nous”, hurla Dechen Choki affolée, tout en lui tendant la main pour l’aider.
Mais Tsomo recula d’un pas, au contraire, incapable de se décider. Le lajab apparut soudain de nulle part et, retrouvant toute sa superbe, donnant ses ordres, la poussa vers le camion. Elle posa sa jambe sur l’une des gigantesques roues et Dechen Choki l’aida à monter. Tsomo tremblait. Elle s’assit à côté de son amie sur les nattes de bambou toutes recouvertes de suie. Quelques instants après qu’elles se furent installées, le camion toussa, gronda, puis finit par avancer, à grand bruit et faisant de grandes embardées. Les femmes riaient, bavardaient, les enfants hurlaient, poussaient de petits cris d’excitation, les hommes fumaient et juraient. Dechen Choki riait avec les femmes, très excitée elle aussi de monter dans un camion pour la première fois. “Il bouge, ça y est, il bouge !” répétait-elle comme un refrain.
Tsomo se couvrit le visage des mains et poussa un cri. Elle crut mourir. Les montagnes, les arbres, elle avait l’impression que tout tournait, la route venait vers eux à une vitesse folle. Quelque chose n’allait pas, ce n’était pas possible ! Elle avait l’estomac retourné, tout allait remonter. Elle continuait de se couvrir les yeux d’une main, tout en se tenant aux ridelles de l’autre, par peur de s’envoler et de tomber du camion.
Une femme lui dit en riant : “Regarde bien devant toi et tout ira bien.” Mais Tsomo n’allait pas bien. Elle gémissait, avait les mains moites, tout son corps n’était plus que nausée, elle perdit la tête. “Laissez-moi descendre. Je veux marcher, je vous en prie”, supplia-t-elle dans le vent qui lui fouettait le visage.
D’autres rires. Soudain, elle entendit quelqu’un vomir à l’arrière du camion. Des vomissures charriées par le vent atterrirent sur son visage. Quelque part au fond d’elle-même, avec ce qui lui restait de conscience elle se demanda faiblement : “A quoi ça sert de construire ces routes ? A voyager et à se rendre malade ?”
Tsomo ne risquait pas d’être souvent malade, car des routes, il y en aurait, certes, mais seulement pour ceux qui auraient les moyens de s’acheter des automobiles. Ceux qui les avaient construites devraient se contenter de les parcourir à pied. Ils avaient sué sang et eau, lutté contre le froid, la chaleur, les intempéries, jusqu’à ne faire plus qu’un avec la route. Ces routes-là étaient les leurs, parce qu’ils les avaient construites, mais pour ceux qui avaient les moyens de les parcourir au volant d’un véhicule, elles étaient “nos routes, construites par nos ouvriers”. Pour eux, en effet, les ouvriers étaient indissociables de la route. Ils faisaient partie des matériaux employés. Ils figuraient sur la liste du chantier avec les excavateurs, les pelleteuses, les bulldozers et les rouleaux compresseurs.
1 Travailler à la reconstruction de cette forteresse du gouvernement faisait partie intégrante des impôts dont chaque famille devait s’acquitter.
2 Contremaître.
3 Terme népalais employé au Bhoutan pour désigner des intermédiaires entre employeurs et ouvriers, qui allaient recruter de la main-d’œuvre dans les campagnes pour la faire travailler à leur compte.