Une fois arrivés sur le nouveau chantier, ils durent tout décharger. Encore nauséeuse, faible, Tsomo faillit tomber du camion. Elle s’étendit par terre, s’effondrant comme une masse, vidée de toute énergie. Quelqu’un la tira de là pour la protéger des gens qui trébuchaient sur elle et auraient pu la piétiner.
Il lui fallut plusieurs jours pour se remettre du voyage, ne plus ressentir les mouvements du camion ni entendre le moteur gronder dans sa tête. C’est Dechen Choki qui se chargea de rassembler leurs affaires. “Reste ici, ne t’inquiète pas. Je m’occupe de tout. Je n’oublierai rien, l’assura-t-elle.
— D’accord, Dechen Choki. Je m’en remets à toi. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi”, fit Tsomo d’une voix faible, à peine audible.
Dechen Choki lui raconta la bousculade qui s’ensuivit, les disputes, les jurons, les cris, chacune essayant de s’approprier les nattes et les feuilles de bambou qui se ressemblaient toutes. Seul un infime détail, comme une marque, un cran à un endroit bien précis ou bien une petite tache de peinture, pouvait permettre à une famille de s’y retrouver. “Tu aurais dû me voir. Il a fallu que je me batte comme un lion pour récupérer nos affaires”, gloussa-t-elle. Tsomo, qui, abrutie de fatigue, avait dormi pendant ce temps-là, se sentait à présent un peu honteuse de ce que Dechen Choki eût dû tout faire sans elle. Avec l’aide de leurs amies, leur hutte se dressa bientôt, alignée à côté des autres, comme on le leur avait demandé. Leur petit village de tôle et de bambou était reconstitué. Bien que ce fût la même hutte, elles eurent du mal à s’y habituer, en raison de l’alignement, peut-être, ou du paysage environnant. Un long tuyau apportait l’eau provenant d’une rivière qui coulait non loin dans une gorge. Elles s’émerveillèrent d’un tel bienfait.
Le dynamitage de la roche fut la première chose qu’il fallut entreprendre pour que les femmes aient suffisamment de pierres à concasser. Les hommes passaient des heures à creuser des orifices dans la roche pour y placer de la dynamite et la faire exploser. C’était un travail extrêmement dangereux. Quand la roche était prête, truffée de dynamite, un coup de sifflet retentissait, qui donnait aux ouvriers le signal de courir vers un abri. Personne ne leur disait à quelle distance ils devaient courir, ni où ils devaient aller s’abriter. Mais ils couraient, ça oui, détalant comme des fourmis dont la ligne aurait été dérangée, pour se tapir derrière des rochers, des arbres, aussi loin que possible des explosifs. Quand la charge de dynamite avait explosé et que quelqu’un annonçait que la voie était libre, ils sortaient de leurs cachettes et reprenaient mollement le travail. Tsomo était excessivement prudente. Elle courait toujours plus loin que les autres et attendait quelques minutes après le coup de sifflet leur signalant que tout allait bien pour sortir de son abri. Elle se disait qu’elle n’était pas venue de si loin pour mourir sur une route. Personne, d’ailleurs, n’était venu pour mourir ici, sur cette route, au milieu de nulle part. Celui qui donnait le signal savait ce qu’il faisait, les accidents étaient rares. Ils étaient prudents mais, surtout, ils avaient de la chance. Personne ne veillerait sur eux s’ils ne le faisaient pas eux-mêmes. Tous avaient vu les dégâts que pouvait causer un rocher qui explose, et ils n’étaient pas près de l’oublier.
Un jour, ils virent un jeune marchand arriver, qui ne faisait que passer, en réalité, et qui désirait s’arrêter pour la nuit. “Où puis-je acheter de quoi manger ? demanda-t-il au lajab.
— Par ici, nulle part ; mais tu peux venir chez moi, si tu veux”, offrit généreusement le lajab.
Songeant à toutes les échoppes vendant du thé qu’il y avait en Inde et au potentiel que représentaient les quelque deux cents ouvriers travaillant sur un chantier comme celui-là, le jeune homme dit au lajab : “Je crois que je vais ouvrir des échoppes sur les chantiers.
— Et pourquoi ne commencerais-tu pas à en ouvrir une ici ?” le défia le lajab, d’un air réjoui.
Quelques semaines après cette conversation, le jeune homme refit son apparition sur le chantier et, après un long conciliabule avec le bhaidar et le lajab, entreprit de construire un cabanon un peu à l’écart des habitations des ouvriers. Tout le monde se demanda de quoi il retournait, jusqu’au jour où il fut évident qu’une échoppe allait bientôt ouvrir. Ce fut l’affluence dès les premiers jours. On se précipitait pour s’asseoir sur la double rangée de bancs qui s’enfonçaient dans le sol, disposés de part et d’autre d’une table étroite, tout en longueur. Une énorme bouilloire chauffait en permanence sur le fourneau. Avec la dignité et l’humour qui le caractérisaient, Lopon Tsongpa racontait des histoires fabuleuses à ses clients. Les buveurs revenaient et en redemandaient : du thé mais aussi des histoires. Le thé fort et sucré, sa cordialité et les histoires qu’il racontait chaque fois qu’on lui prenait une tasse de thé firent de son échoppe un lieu très couru, aussi bien par les hommes que par les femmes et les enfants. Le bhaidar et le lajab eux-mêmes s’y rendaient avec assiduité. C’est dire à quel point l’endroit était devenu populaire !
Dechen Choki et Tsomo elles aussi s’accordaient ce plaisir d’aller boire un thé et d’écouter les histoires de Lopon Tsongpa, presque chaque jour. Tsomo aimait contempler les grosses tasses de céramique blanche alignées sur l’étagère, la vapeur qui en montait quand elles étaient remplies. Elle regardait toute la scène non sans une certaine nostalgie, rêvant d’avoir des tasses comme ça dans sa maison. Une maison ? Où pourrait-elle avoir une maison ? Oui, un jour elle en aurait une. Elle pensa à sa tasse ébréchée et décida de s’acheter une belle tasse blanche. Boire dans une tasse ébréchée, elle ! Mère eût été consternée. Elle qui disait que les ustensiles ébréchés portaient malheur. Tsomo n’avait aucun besoin d’un malheur en plus !
Quand il n’était pas occupé à préparer le thé, à le servir ou à rincer les tasses utilisées, Lopon Tsongpa trouvait le temps de s’asseoir sur un banc et de se plonger dans de gros livres ou de psalmodier des mantras que personne ne connaissait. Il était parfaitement organisé. Il avait écrit le nom de tous ses clients sur un immense livre de comptes. A côté de chaque nom, il avait tracé une colonne pour le nombre de tasses de thé consommées. Il vendait son thé à crédit. Tout le monde aimait le thé et tout le monde aimait l’avoir à crédit. Tous savaient que c’était un homme instruit et honnête. N’importe qui pouvait aller le voir à n’importe quel moment et lui demander : “Combien te dois-je, Lopon Tsongpa ?” Un petit geste de l’index, un coup d’œil rapide pour trouver le nom sur la page où tout était consigné d’une écriture soignée, et il savait aussitôt où en était le crédit de chacun : “Dix tasses de thé et deux paquets de petits biscuits, les moins chers.” Sa réponse était prompte, si nette que personne n’aurait pu imaginer qu’il fût malhonnête.
Ce n’était pas comme le bhaidar, que tout le monde appelait “l’escroc”. Son livre de comptes était rempli d’une petite écriture si désordonnée que lui-même n’arrivait pas à se relire. Quand quelqu’un lui demandait où en était son compte, une expression gênée lui venait et on savait aussitôt qu’il allait mentir. Il vous regardait par en dessous et vous disait : “Voyons voir… tu as pris cinq kilos de riz, mais tu n’en as payé que deux et demi.”
Ses comptes déclenchaient des disputes incessantes qui commençaient toujours par : “Je suis sûr que je t’en ai déjà payé trois et demi.
— Mais ce n’est pas écrit ici, tu le vois écrit, toi ?
— Je ne sais ni lire ni écrire, alors comment pourrais-je te dire si c’est écrit ou non ?
— C’est justement pour ça que je note tout, et que toi tu dois t’en remettre à moi.”
Affichant un air triomphant, le bhaidar refermait son livre avec impatience et le débiteur repartait, ne sachant plus où il en était. Lopon Tsongpa, lui, était si intelligent, pensait Tsomo, qu’il ne vendait que des tasses de thé bien pleines, jamais mal remplies, pour qu’il n’y eût pas de contestation possible.
Un jour, après que plusieurs déflagrations eurent retenti, dont l’écho s’était répercuté de toutes parts, les ouvriers sortis de leurs abris découvrirent avec stupéfaction que quelque chose avait radicalement changé dans le paysage : l’échoppe avait disparu. A sa place, il n’y avait plus qu’un tas de décombres. Les étagères avaient été mises en pièces, la table et les bancs cassés, inutilisables. Debout au milieu des ruines de sa petite entreprise, Lopon Tsongpa hochait la tête devant la grande bouilloire tout aplatie, encore pleine de thé fumant. Partout, épars sur le sol, des tessons de poterie blanche. Tsomo ramassa quelques morceaux pour essayer de les rassembler, mais il en manquait tellement qu’elle abandonna. Les étagères de biscuits craquants, qu’il avait joliment alignés afin de tenter les gourmands, étaient en miettes. Ce fut un choc pour tout le monde. Presque chaque jour ils avaient couru, fuyant une telle éventualité, mais personne ne s’y était vraiment préparé. Courir, se cacher étaient devenus une sorte d’automatisme. Personne n’avait vraiment imaginé ce qui arriverait si un rocher les atteignait. C’était stupéfiant de voir comme eux ou leurs biens pouvaient être anéantis en quelques instants. Tsomo frémit à cette idée.
Tout le monde devait de l’argent au lopon, mais son livre de comptes fut volé dans la confusion qui suivit la destruction. Par quelqu’un qui lui devait beaucoup d’argent, probablement. Tsomo songea aussitôt qu’il pourrait penser que c’était elle, parce qu’il lui avait toujours permis de s’asseoir près de la caisse où il gardait le livre. En fait, elle jouissait d’un statut particulier auprès du lopon parce qu’il connaissait son frère aîné. Ils avaient étudié ensemble un certain temps quelques années auparavant, avec le même maître. A plusieurs reprises, il lui avait même demandé de lui apporter le livre dans la cuisine alors qu’il était occupé à préparer du thé et que quelqu’un voulait savoir où en était son compte. Même que Dechen Choki taquinait souvent Tsomo à ce sujet : “Je crois qu’il t’aime bien. Il te réclame tout le temps.”
En dépit des distances qu’elle prenait avec tout le monde, Tsomo rougissait facilement. La voici qui s’empourprait à présent chaque fois qu’il la regardait. Elle était persuadée qu’il la soupçonnait. C’était naturel puisqu’elle était la seule à être autorisée à toucher au livre. Mais elle ne l’avait pas vu, encore moins volé. Etait-il possible que ce fût Tashi Phuntsog, le bruyant fanfaron de Bumthang qui ne l’avait pas payé depuis que l’échoppe avait ouvert ? Ou alors Santamaya, qui lui devait beaucoup d’argent parce qu’elle avait quatre enfants et jamais de quoi les nourrir suffisamment, ou encore Dhanraj qui, tout le monde le savait, dépensait tous ses sous à fumer, à boire et à jouer ? Le soupçon ne quittait pas son esprit et, chaque fois qu’elle rencontrait l’un de ces suspects, son attitude changeait. Les soupçons entraînent de drôles de comportements chez les gens.
Mais Lopon Tsongpa la réprimanda : “A quoi ça sert de soupçonner quelqu’un ? Ça vous remplit de sentiments négatifs, c’est tout.” Puis il eut cette parole apaisante : “Je me dis qu’après avoir perdu tout ça, plus rien de mauvais ne pourra m’arriver.”
Tous les ouvriers sortirent de leurs huttes pour saluer le départ du lopon. Il quitta le site, son sac vide en bandoulière. En le regardant partir, ce ne fut pas un sentiment de perte qu’éprouva Tsomo, mais de tranquillité au contraire, comme pour une chose accomplie. Elle lui tendit les quatre morceaux de pain sans levain qu’elle lui avait préparés en guise de cadeau d’adieu. Il en était friand et lui avait souvent demandé de lui en faire. Il sourit, la remercia. “Tu vois, tout ça montre bien la nature transitoire de toutes choses. Je retourne au monastère.”
Le malheur qui l’avait frappé l’avait aidé à trouver sa voie, la vraie, celle dont il s’était écarté. Mais elle, qu’avait-elle appris de ses propres épreuves ? Tsomo était plus désemparée que jamais.
Le bhaidar trouva le moyen de s’approprier la bouilloire aplatie, qu’il bricola en sorte de lui redonner une forme, et essaya de rouvrir l’échoppe. Mais bien que son thé fût bon, la plupart des ouvriers le boycottèrent, se disant qu’il empochait déjà suffisamment d’argent durement gagné par ceux qu’il avait embauchés. Sans compter que sa compagnie était ennuyeuse. L’immense bouilloire encore recouverte de suie, qui n’avait jamais retrouvé sa forme initiale, ne tarda pas à être placée sur une étagère pour être vendue. C’était un rappel constant du jeune Lopon Tsongpa qui avait passé quelque temps à leur apporter un peu de joie autour d’une tasse de thé. Son malheur s’avéra être un malheur pour tous.
Après cet incident, on fut encore plus prudent. On avait vu les dégâts que pouvait causer à lui seul un rocher dynamité. Un jour, on les avertit qu’il y aurait plusieurs dynamitages importants et qu’ils devaient s’éloigner au maximum. Tsomo chercha Dechen Choki, mais ne la trouva nulle part. “Elle a déjà dû s’éloigner”, se dit Tsomo et elle-même détala comme une folle. Mais elle en voulut à Dechen Choki de ne pas l’avoir attendue ni prévenue qu’elle partait devant. Dechen Choki pouvait parfois faire preuve d’irresponsabilité. Elle se promit de la réprimander dès qu’elle la verrait.
Tsomo avisa un gros rocher et courut se cacher. Mais il y avait déjà du monde, derrière ce rocher. Dechen Choki elle-même était étendue là, par terre dans la boue, se débattant, la kira soulevée jusqu’à la taille, le lajab sur elle, qui la chevauchait, essayant de la maîtriser d’une main tandis que de l’autre il s’évertuait à la faire taire. Dechen Choki avait l’air terrifiée, des sanglots étouffés sortaient de sa bouche. Tout autour, des traces de lutte, des empreintes de pieds désordonnées, des traînées et même des traces de doigts bien visibles sur le sol humide. Le corps de Dechen Choki ressemblait à une statue moulée prête à sortir de la terre meuble dont elle était couverte. Elle avait perdu ses chaussures dans la bataille ; l’une flottait dans une ornière pleine d’eau boueuse, l’autre, qui avait atterri un peu plus loin, était remplie de boue. “Ya Lama, mais qu’est-ce qui se passe, ici ?” dit Tsomo avant de comprendre.
Les hommes tiraient décidément avantage de toutes les situations. Tout le monde courait à la recherche d’un abri, pendant que cet homme ne pensait qu’à son plaisir. Tsomo en resta tout d’abord bouche bée, interdite. Puis elle en eut la nausée. Le lajab s’éloigna aussitôt de Dechen Choki en remontant son short et se rhabilla correctement. Dechen Choki abaissa sa kira et se couvrit. Elle se releva et tomba dans les bras de Tsomo, le corps secoué de sanglots rentrés, prêts à exploser eux aussi.
“Je plaisantais. On s’amusait”, expliqua le lajab qui, voyant que l’intrus n’était qu’une femme, retrouva vite son autorité. Il cracha le reste de feuille de bétel qu’il était en train de chiquer et s’en refit une. Puis il en prépara une autre et la tendit à Tsomo, comme pour faire la paix.
Tsomo aurait voulu saisir la main tendue et le faire tomber dans la boue, lui crier : “Comment oses-tu ? Comment oses-tu, espèce de voyou, satyre ?”
Mais elle en fut incapable. “Je ne chique pas”, lui dit-elle, avec une humilité presque trop appuyée. “Il faut que je sois courageuse”, se dit Tsomo, tout en s’efforçant de le regarder bien en face, voulant lui dire quelque chose de marquant. Mais elle ne put que rester là, à le regarder fixement, aucun mot ne lui vint. Finalement, elle entendit une petite voix en elle qui lui disait : “Oserai-je défier celui qui me donne de quoi me nourrir ?” Elle ne lui avait jamais parlé qu’avec le plus profond respect, se creusant la tête pour trouver les termes honorifiques adéquats. Elle aurait pu le défier dans cette situation qui le montrait tel qu’il était réellement, privé du statut que lui conférait son rôle. Mais Tsomo ne put faire un geste, ni dire un seul mot. Elle se sentit prisonnière des conventions sociales : “Ne cherche jamais à braver un supérieur, surtout un homme.”
Il se tourna d’un air penaud vers Dechen Choki qui se nettoyait le visage, se lavant des baisers au bétel qu’il lui avait imposés.
“Allez, cesse de pleurer. On ne peut plus plaisanter, maintenant ?” demanda-t-il, sans convaincre quiconque. Tsomo soutenait Dechen Choki, qui s’accrochait à elle, les ongles enfoncés dans son bras. Tsomo continua de regarder fixement le lajab alors qu’il s’éloignait de quelques pas, les épaules tombant légèrement, en homme rejeté dont l’ego en avait manifestement pris un petit coup.
Puis les charges explosèrent l’une après l’autre, les faisant sursauter chaque fois. L’air tout autour se remplit d’échos assourdissants, une fumée âcre monta qui leur brûla les narines. Tous trois restèrent tapis derrière le rocher, tendus, silencieux, dans cet abri qu’ils partageaient, chacun avec ses angoisses personnelles transcendées par la peur, partagée elle aussi, du danger que leur faisaient courir les charges de dynamite. Ils n’échangèrent pas un regard, pas un seul mot, bien que chacun eût une conscience aiguë de la présence des deux autres.
Tard ce soir-là, Tsomo entendit Dechen Choki pleurer doucement dans son coin. A la voir si effacée, si accablée, Tsomo sut que la dynamite en elle avait fait long feu ; il n’y aurait pas d’explosion.
Le lajab s’était amusé mais elle n’avait pas voulu entrer dans le jeu. Elle avait été forcée, violée. Elle n’avait pas de mots pour décrire ce qui lui était arrivé. Elle ne savait pas si c’était juste ou pas, car les femmes parlaient souvent d’avoir été violentées, comme si c’était la chose la plus normale du monde. Etait-ce vraiment un viol, tant du corps que de l’esprit ? Tsomo ne sut trouver les mots pour la réconforter. “Pourquoi est-ce toujours à moi que ça arrive ?” criait Dechen Choki. La nuit n’en fut pas troublée pour autant, hormis un bout de tôle que le vent faisait claquer sur le toit.
Tsomo n’arrêtait pas de lui dire : “Laisse, va, ça n’a pas d’importance.” C’était idiot, mais son but était surtout de calmer son amie. Bien sûr que cela avait de l’importance, tellement même qu’elle avait envie de pleurer avec elle. Pourquoi était-ce à elle que cela arrivait ? Tsomo aurait pu lui répondre que c’était parce qu’elle était si jolie, si séduisante. Etait-elle aveugle aux regards des hommes qui se retournaient sur son passage ? Tous la désiraient ; sauf que le lajab, lui, pensait qu’il avait tous les droits. Elle s’était sauvée de chez elle pour échapper aux violences sexuelles de son beau-père, et voilà que ça recommençait.
On avait appris aux femmes à excuser ce type de comportement, surtout de la part d’un homme en position de pouvoir. C’était leur contremaître, après tout, il les avait embauchées, les payait, pouvait les renvoyer. Tsomo, qui bouillonnait de rage, se posait toutes sortes de questions. Les femmes ne peuvent-elles avoir la maîtrise de leur propre corps ? Pourquoi ne peuvent-elles décider pour elles-mêmes ? Etait-elle en train de dramatiser les choses ? Elle remua les braises dans le foyer et ralluma le feu. Puis elle alla chercher le morceau de beurre qui leur restait et fit un thé au beurre à Dechen Choki. Assises l’une en face de l’autre, elles sirotèrent leur thé en silence, incapables de mettre des mots sur tout ce qui leur occupait l’esprit. Au bout d’un moment, quand il n’y eut plus rien à faire ou à dire, Dechen Choki demanda à Tsomo si elle pouvait dormir avec elle. Comme Samdrup, son petit frère, qu’elle cajolait pour qu’il s’endorme. Le cœur serré, Tsomo mit son bras autour de Dechen Choki et dit : “Ecoute, c’est comme ça. Tu n’y peux rien. Tâche d’oublier. Ce n’est pas ta faute. Ton seul problème, c’est que tu es une femme. Nous ne pouvons rien y changer, mais nous devons rester fortes.”
Tsomo la sentit hocher la tête, doucement. Dechen Choki ne lui demanda pas comment rester forte, parce que Tsomo n’aurait pas su quoi répondre. Tsomo dormit mal. Elle ne cessa de se réveiller, parfois en sursaut, le cœur battant, une sensation de douleur dans tout le corps.
Sa première réaction en voyant Dechen Choki avait été de penser : “On a toujours des problèmes avec les jeunes filles. J’aurais dû suivre mon instinct.” Mais à présent que Dechen Choki avait des problèmes, Tsomo décida qu’elle ne l’abandonnerait pas. L’aube n’était pas loin de poindre quand le corps tendu de Dechen se relâcha et qu’elle s’endormit.
Pour le lajab, le jeu n’était pas fini. Il n’avait fait que commencer, au contraire, et selon ses règles à lui. Il menaça Dechen Choki de la priver de ses gages si elle ne lui cédait pas.
“Dechen Choki, si tu veux ta paye, il faut que tu viennes la chercher personnellement, sinon je ne te la donnerai pas.” Il le disait en riant, sur un ton badin, mais la bouche seule riait, le regard était dur, menaçant. Il avait le pouvoir de jouer avec la vie de ses ouvriers. Comment Dechen Choki pouvait-elle être assez folle pour lui refuser ce qu’il voulait ? Mais Tsomo et Dechen Choki savaient qu’il ne plaisantait pas. Il était le chef, et voulait qu’elles le sachent. Elles prirent la décision de partir à la fin du mois. Tous les prétextes étaient bons pour donner des tâches spéciales à faire à Dechen Choki. Tsomo devinait qu’elle se faisait violer chaque fois. Elle supplia Tsomo de l’aider. Mais que pouvait-elle faire ? Elles n’avaient nulle part où aller, personne pour les aider.
Et même, au lieu de l’aider, les gens se moquaient de Dechen Choki, l’appelaient “la favorite du lajab” pour la taquiner. Un jour, la femme du lajab suivit son mari et put constater que ce n’était pas faux. “Sale putain. Voleuse de mari. Comment oses-tu ?” hurla-t-elle, prenant Dechen Choki à partie. Puis elle l’attrapa par les cheveux, la tira vers elle comme un animal en laisse et lui frotta les yeux avec du piment en poudre.
“Cette fois-ci ce sont tes yeux, la prochaine fois c’est ton vagin de pute que je frotterai avec”, aboya-t-elle. Mais elle n’en resta pas là. Elle arracha les fibules en argent des épaules de Dechen Choki. Sa kira glissa de ses épaules et sa bourse tomba à terre. Sans réfléchir, Tsomo se précipita pour la ramasser. “C’est à moi, dit-elle. Elle me la garde.” Tsomo serra dans sa main la petite bourse dans laquelle Dechen Choki mettait tout ce qu’elle pouvait économiser de ses gages. C’était une petite bourse en plastique rose ornée de la photo d’une star de cinéma indienne. Une actrice qu’on appelait Nanda. Parfois, les militaires indiens montraient des films hindis aux ouvriers. Nanda souriait gentiment sur fond rose, inconsciente de la réalité de la situation dans laquelle, pourtant, elle jouait un rôle.
Un cercle s’était formé autour de Dechen Choki et de son assaillante. Des spectateurs passifs que l’incident distrayait de la monotonie du travail. Face à l’épouse du lajab, une femme arrogante, grande gueule, Dechen Choki restait là, muette, sans réagir, couverte d’opprobre.
Tsomo ne put en supporter davantage. “Ça suffit maintenant, dit-elle en la repoussant. Vous n’aviez qu’à vous occuper de votre mari. Ça ne serait jamais arrivé si vous vous étiez mieux occupée de lui.” Les mêmes mots, exactement, que sa sœur Kesang avait prononcés quand elle l’avait affrontée au sujet de Wangchen. Des mots qui avaient dû rester enfermés quelque part en elle, attendant de ressortir le moment venu. Qu’avait voulu dire Kesang par “t’occuper mieux de lui” ? Que voulait dire Tsomo ? Elle n’y avait jamais pensé. Les mots lui étaient sortis de la bouche.
Cette phrase éculée mit un terme à la confrontation ; la femme recula, les yeux injectés de colère. Désemparée, à court d’arguments, elle cracha à plusieurs reprises en direction de Tsomo et de Dechen Choki jusqu’à ce que des témoins de la scène, suivant l’exemple de Tsomo, interviennent enfin et l’entraînent à l’écart.
Tsomo était sûre que Dechen Choki avait pleuré toutes les larmes de son corps. Elle tremblait encore, d’humiliation, et avait les yeux rouges, endoloris. Elle avait passé la journée entière près du ruisseau, loin du chantier, à essayer d’apaiser tout à la fois la brûlure de ses yeux et sa conscience du “péché” dont elle se sentait coupable.
Comment pouvait-elle se montrer forte alors qu’elle se croyait vraiment “une putain, une voleuse de mari” ? Oui, c’était un homme marié, elle aurait dû le repousser avec plus de force encore. Tsomo resta auprès d’elle, ne sachant trop que dire.
“Ne te frotte pas trop les yeux. Sinon tu vas avoir encore plus mal. Essaie de les fermer un moment, ça aidera.” C’est tout ce que Tsomo put faire pour aider son amie. Pour finir, Dechen Choki attacha sa kira avec deux épingles de nourrice et ne parla plus jamais des fibules ou des boucles d’oreilles qui lui avaient été arrachées. Mais elle s’accrocha à sa petite bourse en plastique, la serrant au point que le visage de Nanda apparut déformé.
“Et si nous allions à Phuentsholing ?” proposa Tsomo quelques jours après l’incident qui la hantait jour et nuit. Dechen Choki la regarda et, pour la première fois depuis des jours, sourit en hochant la tête avec enthousiasme. Elle avait confiance. Tsomo ne connaissait rien de Phuentsholing, sinon que c’était quelque part un peu plus loin sur la route, près de la frontière indienne.
L’altercation fut néanmoins positive en ce qu’elle incita Tsomo à s’interroger sur les circonstances qui l’avaient amenée là. Aurait-elle dû se comporter comme la femme du lajab et faire valoir ses droits ? Elle aurait alors blessé Kesang, mais elle serait encore avec Wangchen au lieu de traîner sur les routes à faire le coolie. Quelle eût été la réaction de Kesang ? Peut-être serait-elle partie. Et si Wangchen était parti avec elle ? C’est sans doute ce qui serait arrivé, car il en était visiblement très amoureux. Au fond, c’était mieux ainsi. Il valait mieux qu’elle fût là où elle était. Pour ce qui était du problème de Dechen Choki, en tout cas, partir semblait être la seule solution. Ce ne serait pas la première fois, se dit amèrement Tsomo. Et pour les mêmes raisons, sauf qu’elle-même était à la place de la femme du lajab et Dechen Choki à celle de Kesang. Mais Dechen Choki avait été prise de force, ce qui n’était pas le cas de Kesang. Tout s’emmêlait dans l’esprit de Tsomo. Et plus elle y pensait, plus sa confusion était grande. La seule chose claire était qu’elles ne devaient pas rester.
A l’époque, Phuentsholing n’était pas comme aujourd’hui. Il n’y avait pas de grands immeubles, et pas autant de magasins. Ce n’était encore qu’un petit bourg traversé d’une grande rue avec des bâtiments d’un étage et des boutiques d’un côté. Il y avait quelques automobiles, mais rares et aisément identifiables, comme la jeep de la poste, la jeep de la police, la voiture du riche Un tel, etc. Il y avait autant de Bhoutanais que d’Indiens. Les deux femmes, qui venaient de descendre la rue principale, se trouvaient à présent face à des maisons d’un étage en bois jaune, à l’endroit où la route commence à grimper vers la colline. Elles hésitaient, ne sachant que faire ni où diriger leurs pas. Elles s’arrêtèrent devant l’une de ces maisons et interpellèrent une femme qui se trouvait là, assise sur les marches. “Nous venons d’arriver et nous ne connaissons personne. Accepteriez-vous de nous héberger quelques jours ?
— Pour quoi faire ?” leur demanda la femme d’une voix à peine audible, comme pour elle-même. Elles crurent à un refus avant que la femme n’ajoute : “D’où venez-vous ?”
Mais Dechen Choki avait déjà reconnu chez cette femme l’accent de la région de Kurtoe1, et elle s’empressa de lui répondre dans son dialecte : “Je suis d’Ongar dans le Kurtoe.”
Le visage de la femme s’éclaira d’un grand sourire. “Je suis de Lhuntse, répondit-elle d’une voix plus assurée. Qu’est-ce qui vous amène ici ?”
Avant qu’elles aient eu le temps de répondre, elle ajouta : “Je crois que je vais faire du thé. Qu’en pensez-vous ?” Elle semblait n’être sûre de rien. Elle se leva et disparut à l’intérieur. “Qu’est-ce qu’on fait ? Elle n’a pas dit qu’on pouvait rester”, murmura Tsomo à l’adresse de Dechen Choki. Celle-ci ouvrait la bouche pour dire quelque chose quand la femme revint, et Tsomo lui fit signe de se taire.
Il se faisait tard, l’inquiétude les gagnait. Où pourraient-elles aller ensuite ? Peut-être la femme les aiderait-elle à trouver un endroit où passer la nuit. Elles posèrent leurs affaires et burent le thé avec elle. Avec la nonchalance et le calme qui la caractérisaient, leur hôtesse posa toutes sortes de questions mais ne dit rien d’elle-même. Elles en étaient toujours à se demander si elles allaient pouvoir rester quand un homme assez corpulent entra et les salua sur un ton enjoué. C’était le mari, un policier, qui se mit à parler avec elles comme s’ils étaient de vieux amis. Au bout d’un moment, alors que Tsomo se levait et commençait à rassembler ses affaires, il demanda : “Mais où allez-vous ?
— Il faut que nous trouvions un endroit où dormir.
— Comment ça, elles ne restent pas ici ? demanda-t-il à sa femme.
— Je ne savais pas si tu serais d’accord, alors je ne leur ai pas demandé de rester”, dit la femme, qui ne prenait manifestement aucune décision. Le mari se tourna vers Tsomo et Dechen Choki : “Où iriez-vous à cette heure-ci ? Non, restez. De toute façon je ne vois pas où vous pourriez aller.” Quoiqu’un peu gênées par la façon dont cela s’était passé, Dechen Choki et Tsomo lui furent reconnaissantes d’avoir un abri pour la nuit.
Le couple leur laissa une petite pièce dans la maison déjà très encombrée par leurs trois enfants et les parents de la femme qui vivaient avec eux. Tsomo et Dechen Choki passèrent les trois jours suivants à flâner dans les rues, à s’émerveiller de tout ce qu’il y avait dans les boutiques, à rencontrer toutes sortes de gens. Dechen Choki aimait cette nouvelle vie. Tsomo se demandait si elle devait dire à son amie de faire attention. Les gens, surtout les hommes, interprétaient souvent mal cette façon qu’elle avait d’aller vers les autres, en leur faisant confiance a priori. Après ce qui s’était passé avec le lajab, elle avait beaucoup pleuré, ne voulant plus parler à personne sauf si l’on s’adressait à elle, marchant les épaules voûtées, la tête baissée. Mais en quelques jours à Phuentsholing, elle avait retrouvé presque toute son assurance et sa spontanéité. Le changement lui réussissait. Réussissait-il aussi à Tsomo ? Cette petite ville était gaie, charmante. Les montagnes se dressaient, rassurantes, derrière elles, à l’instar de leur passé, et des plaines à n’en plus finir s’étendaient jusqu’à l’horizon, comme un défi, les invitant à une nouvelle vie. Tsomo était impatiente d’aller de l’avant. Mais elle n’avait pas la moindre idée de ce qui les attendait après Phuentsholing.
“Sais-tu que Kalimpong n’est qu’à une journée d’ici ?” annonça un jour à Dechen Choki une Tsomo tout excitée. Elle se rappelait qu’Ani Decho y était allée parce que c’était là que se trouvaient tous les grands maîtres tibétains. Quand elle était à Thimphu, Tsomo avait entendu dire que son frère, le gomchen, s’y trouvait aussi, avec Karsang Drakpa Rinpotché.
“Eh bien, allons-y ! répondit Dechen Choki. Mais comment ? Comment sais-tu que ce n’est qu’à une journée d’ici ?
— J’ai rencontré des gens qui projettent de s’y rendre.”
Pour elles, désormais, les conversations avec les gens eurent un sens nouveau, un but : celui de trouver le meilleur moyen d’aller à Kalimpong. Elles apprirent qu’il y avait un bus, qui partait du côté indien de la frontière pour un endroit qui s’appelait Siliguri. De là, il leur faudrait prendre un taxi pour atteindre Kalimpong. Leur hôte, le policier, les aida à trouver le bus en question, un long autocar rouge et blanc qui portait sur ses ailes des traces de vomissures. Tsomo en eut un haut-le-cœur, mais elle était si excitée à l’idée d’aller à Kalimpong que sa hâte de partir fut la plus forte. Le policier s’approcha d’un homme petit, trapu, qui se tenait debout devant la portière du bus.
“Tenez, c’est le chauffeur du bus. Les chauffeurs sont des gens très importants ; il faut les respecter et être très amical avec eux si on veut voyager. N’oubliez jamais ça.”
Le chauffeur les regarda venir vers lui sans les voir. Il avait l’air de quelqu’un d’extrêmement occupé. “Ces dames veulent aller à Siliguri, dit le policier. Avez-vous encore de la place ? Quand part le bus ?”
L’homme grommela quelque chose d’incompréhensible, l’esprit manifestement occupé à des questions plus urgentes. Tous trois le regardèrent, attendant une réponse. Il avait les mains devant lui au niveau de la poitrine et, du pouce droit, frottait dans la paume de sa main gauche quelque chose dont il fit une boulette brune avec le bout de ses doigts avant de tirer sur sa lèvre inférieure et de la déposer entre la lèvre et ses dents. Une grosseur apparut à cet endroit. Après s’être débarrassé des restes de tabac qui se trouvaient dans sa main, il lança par terre un premier crachat. Patients, respectueux, les trois attendaient toujours sa réponse. Enfin, il parut prêt à dire quelque chose. Une expression d’intense satisfaction éclaira son visage, puis il annonça : “Le bus partira dès qu’il y aura suffisamment de passagers. Montez et asseyez-vous.”
Les deux femmes remercièrent leur hôte et lui dirent au revoir. Puis, montant dans le bus avec leurs affaires, elles prirent place et attendirent. Un long moment. Ni l’une ni l’autre n’osait bouger de peur de perdre sa place. Mais comme l’attente se prolongeait, l’attention de Tsomo se porta sur le chauffeur, qui était un homme de petite taille avec des yeux ronds, sans vivacité, doté d’un très gros nez, aussi droit, long et pointu qu’une lame de couteau. Le toupet sur son front en accentuait encore la longueur bien qu’il eût un visage rond, plutôt joufflu. Ses cheveux lissés, ramenés en chignon sur le sommet du crâne, rappelèrent à Tsomo les tas de terre et de brindilles qu’on faisait, au pays, pour préparer les champs à la culture du sarrasin.
“Je me demande comment il arrive à faire rentrer ses jambes dans son pantalon ! Tu as vu comme il est serré ? chuchota Tsomo à Dechen Choki.
— Ça c’est vrai ! Je me demande comment il fait. Je crois qu’il doit faire fondre ses jambes avant de les couler dans le pantalon”, gloussa Dechen Choki, et plusieurs personnes se retournèrent sur elles. “Tu as vu ses chaussures ? continua Dechen Choki. Elles sont aussi pointues que son nez, et avec des talons hauts ; du coup il marche bizarrement, on dirait sans arrêt qu’il va tomber.
— Je déteste attendre comme ça.” Tsomo avait l’air tendue, mal à l’aise sur son siège.
Leur attention fut bientôt attirée par un garçon d’environ seize ans, pieds nus, qui monta en saluant le chauffeur. Il portait un pull gris sale bien trop grand pour lui, qui lui faisait les épaules tombantes, avec des manches qui pendaient, plus longues que ses bras. On aurait dit un oiseau aux ailes cassées.
“Il a probablement quelque chose à voir avec le bus. Regarde, il en fait le tour pour vérifier les roues ; et le voilà qui nettoie le pare-brise”, observa Dechen Choki, tandis que le garçon s’activait. Pendant ce temps-là, le chauffeur, installé à sa place, s’examinait dans le rétroviseur extérieur, se peignant les cheveux de façon à faire gonfler le toupet qu’il avait sur le front. Il se coiffa les cheveux en arrière, fit une raie parallèle aux sourcils avec le bout de son peigne puis, d’un mouvement rapide de la main, ramena les cheveux en avant pour former le toupet. Il étudia le résultat, puis apporta çà et là une légère modification afin d’obtenir exactement ce qu’il voulait.
Tsomo l’observait avec une telle attention qu’elle ne vit pas que le bus s’était rempli de monde. Des femmes, la tête couverte. Des femmes aux ongles peints traînant des paniers et des sacs, suivies de près par des enfants aux yeux noircis de khôl. Des hommes avec des boîtes en fer et des parapluies, des sacs et des boîtes en carton bourrés à craquer. Enfin, le chauffeur klaxonna plusieurs fois, puis il actionna le démarreur et le bus se mit en route. L’air chaud des plaines leur fouettait les joues, tandis que défilaient des champs d’arbustes taillés dont elles apprirent que c’était des plantations de thés. Les routes étaient toutes droites et Tsomo n’eut pas à subir les nausées de son précédent voyage sur les routes de montagne. Elle put se détendre. Elle lâcha le siège de devant, auquel elle s’était agrippée, et ferma les yeux. Elle se félicitait d’avoir tenu bon jusque-là, mais restait pleine d’appréhension. Que feraient-elles une fois arrivées à Kalimpong ? Et si son frère n’y était pas ? Mais elle ne put s’empêcher de sourire. Elle éprouva un étrange sentiment de légèreté, aussi bien physique que mentale. Assise à côté d’elle, Dechen Choki s’efforçait de ne rien manquer de ce qui défilait devant ses yeux.
“Abu, je me demande à quoi ressemble Kalimpong. Tout ce que je sais, c’est que c’est une très très grande ville. Je me rappelle un vieil homme, dans notre village ; il y était allé plusieurs fois. C’était un commerçant. Tout le monde lui demandait de rapporter ceci ou cela quand il y allait. Il ramenait toujours des bonbons aux enfants, des boules roses, je m’en souviens. Nous lui demandions toujours quand il y retournerait, mais un jour il répondit : « Ils ne font plus de bonbons roses, alors je n’irai plus » et il cessa d’y aller. Les gens disaient qu’il était devenu trop vieux pour faire un si long voyage. Du coup, je m’étais imaginé que Kalimpong était loin, très très loin, et voilà que nous sommes tout près d’y être. A quoi ça ressemble, selon toi ?
— J’imagine que ce sera un peu comme Phuentsholing, mais en plus grand, et je crois qu’il y aura plein de lamas importants et beaucoup de temples.” Kalimpong serait le lieu d’une nouvelle vie pour elle, tout au moins voulait-elle le croire. Une vie de religion et de prières. Une vie de paix qui ferait table rase du passé. Elle voulait oublier tout ce qu’elle avait laissé derrière elle. Car, même si elle était physiquement loin des siens, ses pensées erraient toujours du côté de Wangleng. Elle revisitait chaque pièce de la maison, revoyait chaque visage. Les plus petits replis de sa mémoire étaient pleins de souvenirs d’une vie qu’elle s’efforçait de fuir. Son esprit se refusait à effacer le visage de ses frères et de ses sœurs vaquant à leurs occupations quotidiennes. Même la nuit, elle se réveillait en sursaut, avec le réflexe de chercher Samdrup à côté d’elle. Ces souvenirs de tendresse et d’affection étaient constamment perturbés par l’image de Wangchen les bras autour de Kesang, la regardant sans rien dire, l’air narquois. Cela ne durait que quelques secondes, mais c’était suffisant pour l’attrister, lui rappeler les ecchymoses sur son corps, la sensation de ne plus pouvoir respirer, de devenir momentanément aveugle, alors la colère prenait le relais. Il lui était arrivé de parler de ces sentiments à Dechen Choki, mais celle-ci semblait ne pas comprendre. Ou bien elle comprenait mais ne voulait pas porter le fardeau de son amie. La plupart des gens ont tendance à faire porter aux autres leurs souffrances, et Tsomo pensait que ce n’était pas juste de toute façon. Le mouvement du car roulant à une allure régulière, la chaleur, ses pensées eurent bientôt raison d’elle et elle s’assoupit.
Des vociférations et un grand remue-ménage dans le car réveillèrent Tsomo. Elle se redressa brutalement avec l’étrange sensation d’avoir été tirée du sommeil par le bruit sourd d’une bête, au rez-de-chaussée de sa maison de Wangleng. “Ya Lama, mais où sommes-nous ? Que se passe-t-il ?” Malgré des moments de détente et de calme, il y avait toujours en elle une tension qui se manifestait par une grande anxiété. Le bus s’était arrêté et les passagers en descendaient. On devait être arrivé à Siliguri, se dit-elle, et elle prit ses affaires. Elle était en train de se diriger vers la portière quand le garçon au pull trop grand pour lui leur fit signe qu’ils allaient manger. L’arrêt n’avait pour but que de se restaurer. Dechen Choki et Tsomo suivirent les autres passagers jusqu’à une baraque en bois et en tôle dotée de deux longues tables avec un banc de chaque côté, où elles prirent place. De grands plats en métal avec une montagne de riz et des bols de légumes et de dal2 furent posés avec brusquerie devant eux par de jeunes garçons qui ressemblaient au khalasi3 du bus. Les cruches, sur la table, étaient remplies d’eau. Tout le monde se servit. “Regarde cette purée, comment ils mélangent le riz et les légumes. Je vais faire pareil”, dit Dechen Choki, avec gourmandise. Elle versa le dal sur le riz et plongea les doigts dedans. “Tu devrais manger quelque chose, grande sœur. On ne sait pas quand on aura de nouveau à manger.
— Je vais manger, mais je n’ai pas très faim.”
Les garçons réapparurent pour resservir tout le monde. Tsomo mangea un peu de riz, mais ne put manger les légumes, trop chargés en curcuma et pas assez pimentés. Elle demanda une tasse de thé. Le chauffeur avait une place d’honneur. Il était assis à une petite table carrée, dans un coin en partie caché par un paravent. Une fois qu’ils eurent payé leur repas, on leur demanda de partir, car un autre bus venait d’arriver et un nouveau groupe de gens se présentait. La plupart des hommes s’éloignèrent de quelques pas et se soulagèrent, tournant le dos à la foule. Les femmes errèrent un moment à la recherche d’un endroit discret pour faire de même. Dechen Choki et Tsomo allèrent sous un arbre gigantesque et, le dos appuyé contre le tronc, s’accroupirent dans la poussière. Il y avait un robinet derrière la baraque, qui coulait à jet continu. Elles se lavèrent les mains et le visage à l’eau tiède puis remontèrent dans le bus. Tsomo vit le chauffeur sortir de la baraque et s’asseoir sur un des lits mis à la disposition des clients pour se reposer à l’extérieur du restaurant. Il resta un moment assis, puis s’étendit et s’assoupit. Les passagers attendaient, mais lui continuait de dormir.
“Je me sens toute drôle”, dit Dechen Choki, pâle, inquiète, le front et les ailes du nez couverts de gouttelettes de sueur. Tsomo craignit qu’elle ne vomisse ou ne se trouve mal.
“Pas étonnant ! Avec ce que tu as mangé, moi aussi je me sentirais mal. Tu manges de tout, sans même te demander ce que c’est. Quelle petite sotte tu fais ! se moqua Tsomo.
— Tu me connais, j’adore essayer ce que je ne connais pas. Mais là, je n’aurais pas dû manger autant. La barre en fer me fait mal. Je peux mettre ma tête sur ton épaule ? Je vais essayer de dormir.”
Tsomo lui offrit volontiers son épaule et dit : “Avant de dormir, enlève ta veste. Comme ça tu ne transpireras pas autant.”
La chaleur des plaines s’insinua peu à peu dans leurs corps, les rendant lourds, somnolents. Les gens de son village, qui lui avaient raconté toutes sortes d’histoires à propos de la chaleur insupportable qu’il faisait en Inde, n’avaient pas menti. Elle avait le dos qui collait au siège de l’autocar.
Finalement, le chauffeur revint, l’air furieux, les yeux injectés de sang. Exactement l’air qu’avait Wangchen quand il avait trop bu. Il s’assit sur son siège, lança le moteur et le bus démarra brusquement. Dès qu’il se mit en mouvement, un peu d’air frais le remplit, chassant l’air confiné et les mauvaises odeurs. Roulant à vive allure, l’autocar continua sa route jusqu’à une grande ville bruyante et pleine de monde. C’était Siliguri, cette fois.