Une fois descendues de l’autocar à Siliguri, elles restèrent debout près de leurs bagages à regarder les passagers se disperser. Tous avaient l’air de savoir où diriger leurs pas, contrairement à Tsomo qui ne savait pas de quel côté se tourner pour atteindre le but de leur voyage. Mais elle devait garder son calme, tout au moins en avoir l’air pour ne pas inquiéter Dechen Choki. Les yeux écarquillés, celle-ci se contentait elle aussi de regarder les gens aller et venir autour d’elle. Elles n’allaient pas pouvoir rester là indéfiniment. Mais que faire, par où commencer ?
Il y avait des automobiles de toutes sortes, des bus, des rickshaws et des voitures à bras tirées par des hommes vêtus d’un simple morceau de tissu passé autour des reins. Ils regardaient les deux femmes, qui les regardaient, fascinées. Puis soudain, au-dessus du vacarme, une voix se fit entendre qui criait : “Kalimpong, Kalimpong, Kalimpong.” Cherchant d’où venait la voix, Tsomo repéra un homme, lequel marchait vers les gens qui venaient de descendre du bus. Elle se dirigea courageusement vers lui et demanda : “Kalimpong ?” avec toute l’assurance dont elle était capable. L’homme lui fit le geste de le suivre. Dechen Choki et Tsomo prirent leurs affaires et se dirigèrent vers une jeep déjà presque encombrée de passagers impatients, mais le chauffeur ne voulait pas partir tant qu’il resterait le moindre espace de libre.
L’un des passagers les aida à mettre leur bagage à bord, puis elles montèrent à leur tour et se laissèrent tomber à l’arrière de la jeep. Les passagers étaient si serrés qu’il leur restait tout juste assez d’espace pour leurs pieds. Tsomo avait le ventre écrasé par les bagages empilés devant elle entre deux rangées de sièges qui se faisaient face. A peine venaient-elles de s’asseoir que le chauffeur démarra.
Tsomo regarda autour d’elle. A l’arrière, outre elle-même et son amie, il y avait quatre adultes, une femme avec son bébé et trois hommes. Deux personnes se serraient sur le siège à côté du conducteur. L’homme à côté de la femme devait en être le mari, car il l’aidait avec le bébé et lui chuchotait des tas de choses. L’homme à côté de Tsomo avait un visage triste, tout en longueur. Il portait, en guise de pantalon, un morceau de tissu blanc, une sorte de voile si fin qu’il en était presque transparent, mais avec un pull-over épais et un manteau par-dessus, ainsi qu’une casquette en laine sur la tête. En apparence, seul le haut de son corps était protégé du froid. Mais il ne faisait pas froid du tout. Les deux montagnardes qu’elles étaient avaient très chaud, au contraire, et transpiraient. Le troisième homme était grand, avec un visage agréable, mais son regard, constamment posé sur les deux femmes, mit Tsomo mal à l’aise, d’autant que Dechen Choki n’arrêtait pas de pouffer de rire.
Personne ne parlait à personne. Tous semblaient las, affligés d’un ennui profond.
“Tu es sûre qu’on va bien à Kalimpong ? Nous montons et tu as dit que Kalimpong serait comme Phuentsholing, en plaine, dit Dechen Choki d’une voix anxieuse.
— Nous allons quelque part, mais où, je n’en suis pas sûre. J’ai seulement dit que j’imaginais que ça ressemblerait à Phuentsholing. Je n’ai pas dit que ce serait en plaine ou en montagne. Mais n’as-tu pas entendu l’homme dire Kalimpong ?”
Elle n’était soudain plus très sûre d’avoir entendu l’homme dire Kalimpong.
Dechen Choki regarda Tsomo avec appréhension puis adressa un sourire aux autres passagers mais ils regardèrent ailleurs. Silence.
“Tu as entendu l’homme dire Kalimpong, n’est-ce pas ? demanda Tsomo qui voulait désespérément qu’on lui confirme qu’elle avait bien entendu.
— Je crois, oui, mais j’ai aussi entendu Gangtok, et aussi Darjeeling.” Sur quoi elle pouffa de rire. Tsomo détestait quand Dechen Choki était comme ça. C’était une affaire sérieuse, et elle rigolait.
“Arrête ! Tu ne peux pas être sérieuse, juste un instant ? En tout cas, si nous nous perdons, je ne prendrai pas tout sur moi.” Elle était fatiguée, désemparée, irritable, pas du tout d’humeur à plaisanter.
Elle se pencha, posa la tête sur le bagage qui était devant elle et ferma les yeux. Maintenant qu’elles étaient dans le taxi, il ne servait plus à rien de se demander où il les emmenait. La jeep s’engagea bientôt dans une montée avec des virages à n’en plus finir, si bien que les passagers, projetés les uns contre les autres, finirent par échanger des sourires, et même quelques mots. Dechen Choki essaya de parler aux autres passagers dans son meilleur népalais. Mais ils se contentèrent de sourire, ou de regarder ailleurs. Ils ne la comprenaient pas, ou bien étaient trop inconfortablement assis pour bavarder.
Tsomo fut réveillée par Dechen Choki : “Réveille-toi. Je crois que nous sommes à Kalimpong.” Tsomo ouvrit les yeux. Il faisait déjà nuit. Quand tout le monde fut descendu de la jeep, le chauffeur alla vers chacun pour se faire payer la course. Arrivé devant les deux femmes, il resta un moment hésitant. Elles avaient l’air perdues. La grande station de taxis en béton avec des bâtiments tout autour, le nombre incalculable de voitures et de jeeps garées là semblaient les impressionner beaucoup. Tsomo avait la tête qui tournait, les oreilles qui bourdonnaient. Elles avaient finalement réussi à atteindre Kalimpong. Mais à présent qu’elles y étaient, elle se demanda avec angoisse ce qu’elles allaient faire.
Le chauffeur finit par leur adresser la parole. Quand il réalisa qu’elles ne comprenaient pas ce qu’il disait, il leur montra du doigt un bâtiment haut et long à l’extrémité d’un grand terrain. Il insista, gesticulant beaucoup, pour qu’elles y aillent. Elles comprirent qu’elles pourraient y trouver des chambres pour la nuit. Le jour déclinait vite, leur nouvel univers n’était plus que silhouettes, ombres, lumières. Dans le bâtiment indiqué, un vieil homme, qui sortait de l’une des chambres juste au moment où elles entraient, leur dit qu’il n’y avait plus de chambre disponible. Mais les deux femmes insistèrent, parvenant tant bien que mal à lui expliquer qu’elles n’étaient pas d’ici et qu’elles ne savaient où aller. Sans répondre, il se contenta de leur faire signe de le suivre. Après avoir grimpé trois étages, il leur montra du doigt un couloir étroit. Les deux femmes posèrent leurs bagages et s’assirent par terre, sur le béton frais. Epuisée, Tsomo s’endormit appuyée contre ses affaires, sans même prendre la peine de défaire sa natte. Quand elle se réveilla, elle vit que Dechen Choki avait étendu la sienne par terre dans le couloir et qu’elle dormait profondément. Il y avait juste assez de place pour elle. Tsomo avait suffisamment dormi. Elle n’arriverait jamais à se rendormir, de toute façon, tellement elle était anxieuse. Maintenant qu’elles étaient à Kalimpong, il allait falloir retrouver son frère. Et s’il n’était pas là ? Pourraient-elles vivre dans cette ville ? Où iraient-elles s’installer ?
L’aube se leva, une lueur pâle chassait peu à peu l’obscurité. Tsomo se leva et regarda par la fenêtre du couloir. Elle vit les vagues contours des voitures et des bus ainsi que des immeubles alentour. La lumière baignait peu à peu chaque coin et recoin de la ville qui commençait à s’animer. Quelques véhicules circulaient déjà, des voix résonnèrent bientôt d’un peu partout. Tsomo se demandait par où elle allait commencer ses recherches. Les portes d’un côté du couloir s’ouvrirent, des gens apparurent. Des Tibétains, des Népalais, quelques Bhoutanais. Rassurée, elle se précipita vers eux. “Connaissez-vous Gomchen Gyalsten Phuentso ? demanda-t-elle à un vieux Bhoutanais qui s’était tourné vers elle. Il est du Bhoutan oriental, c’est un disciple du lama Karsang Drakpa Rinpotché. Il est grand, mince, il a vingt ans et…
— Non, je ne connais aucun gomchen de ce nom-là. Mais il y a des Bhoutanais partout à Kalimpong, et j’ai entendu dire qu’il y a des gomchens bhoutanais, des disciples du lama Karsang Drakpa Rinpotché, qui vivent à Chomo Basti.”
Puis, montrant du doigt une direction, loin par-delà une colline, il ajouta : “Si vous prenez cette route-là, tout droit, vous arriverez à Chomo Basti. Demandez aux gens que vous croiserez, tout le monde connaît Chomo Basti.”
Tsomo prit aussitôt la décision de s’y rendre. “Pendant que je pars à la recherche de mon frère, veux-tu rester garder nos affaires ?” demanda-t-elle à Dechen Choki. Puis comme celle-ci avait l’air inquiète, elle ajouta : “Tu n’as pas peur de rester ici toute seule, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas. Pourquoi n’y allons-nous pas ensemble ?
— Que ferons-nous de nos bagages ? Nous ne savons même pas où nous allons.
— Laissons nos bagages au vieil homme qu’on a vu hier soir. C’est sûrement le gardien de l’immeuble. Après ça, on pourra y aller l’esprit tranquille.”
Assis sur les marches, le vieil homme était en train de boire du thé dans un grand verre. A l’aide des quelques mots de népalais qu’elles connaissaient, mais surtout par gestes, les femmes lui expliquèrent qu’elles allaient lui laisser leurs bagages pendant qu’elles partiraient à la recherche de quelqu’un. A quoi il répondit par un hochement de tête affirmatif. Puis elles prirent la direction indiquée par le Bhoutanais. Elles durent d’abord se frayer un passage à travers la foule du marché ouvert, inquiètes de se perdre l’une l’autre. “Toujours tout droit”, leur disait-on, chaque fois qu’elles demandaient leur chemin, ce qu’elles firent à plusieurs reprises après avoir traversé le marché, puis le bourg. Tsomo avait du mal à marcher. Les événements du jour précédent, les bousculades, le manque de sommeil commençaient à se faire sentir.
Son ventre lui pesait plus que jamais, elle se sentait des jambes de plomb. Les deux femmes se reposèrent un moment sur le bord de la route, sous un bouquet de bambous. Dechen Choki pela une mandarine qu’elle avait achetée au marché.
“Tiens, mange ça”, dit Dechen Choki en lui tendant la moitié de la mandarine. Le fruit était un peu amer, mais juteux et rafraîchissant. Elles étaient assises à l’ombre de la bambouseraie, silencieuses, portant un à un les quartiers de mandarine à leur bouche, quand Tsomo aperçut un homme, au loin, qui ressemblait à son frère. “Cet homme a la même démarche que mon frère. On dirait bien que c’est lui.”
Dechen Choki regarda Tsomo en souriant, croyant à une plaisanterie. “Si ça pouvait être aussi simple. S’il pouvait apparaître comme ça, après tout ce que nous avons traversé !”
Dechen Choki n’y croyait pas, mais Tsomo était de plus en plus convaincue que c’était bien son frère. Elle l’aurait reconnu entre mille. A sa façon de marcher, le buste en avant, vite, à tout petits pas, comme s’il trébuchait. Père le grondait, n’arrêtait pas de lui dire de se redresser. Mais les réprimandes ne faisaient qu’accentuer son mal-être et il se voûtait encore plus. Père avait fini par abandonner, disant que Gyalsten Phuentso avait dû être un animal dans sa vie précédente, un quadrupède, et que c’était pour cette raison qu’il ne pouvait pas marcher comme un bipède ! Tsomo n’avait jamais vu quelqu’un d’autre marcher comme ça.
Non, Dechen Choki ne se trompait pas. Après tant d’épreuves, la chance était enfin au rendez-vous. “N’es-tu pas mon frère, Gomchen Gyalsten Phuentso ?” cria de loin Tsomo à l’adresse de l’homme.
L’homme se retourna et regarda dans leur direction comme un cerf apeuré ayant capté un signal de danger. Affolée, Tsomo se leva et, se servant de ses mains comme d’un porte-voix, elle cria : “Frère Gyalsten Phuentso.”
Le gomchen s’arrêta net et se retourna de nouveau. Puis il se dirigea vers elles, l’air perplexe, jusqu’au moment où son visage s’éclaira : “Mon Dieu, Pema Tsomo.” Il était le seul à l’appeler Pema Tsomo. Ils restèrent là à se regarder, ne sachant que dire. Cela faisait plus de sept ans qu’ils ne s’étaient vus. Il s’était passé tant de choses en sept ans ! Par quoi commencer ?
Tsomo eût aimé le prendre dans ses bras. Elle eût aimé pleurer, crier sa joie, lui dire qu’elle était partie de la maison parce qu’elle savait qu’elle pourrait compter sur lui, son cher frère.
Mais rien de tout cela ne sortit de sa bouche. “Je suis venue, se contenta de dire Tsomo, retrouvant enfin la parole.
— Que s’est-il passé ? Pourquoi es-tu là ?” demanda le frère alors que son regard se portait sur son ventre et qu’il reculait d’un pas.
Il devait probablement penser qu’elle était enceinte. Tsomo posa les mains sur son ventre. “Non, ce n’est pas un bébé. C’est une maladie. Je suis venue te voir. Maintenant que je suis là, j’irai peut-être voir un docteur.”
Pendant tout ce temps, Dechen Choki était restée assise, les mains occupées à jouer avec les pelures de mandarine. Tsomo se tourna subitement vers elle. “Dechen Choki est mon amie. Elle vient de Kurtoe.”
L’entrée en scène d’une tierce personne ramena aussitôt Gyalsten Phuentso à la réalité. “Où avez-vous passé la nuit ? Vous n’avez pas de bagages ?” demanda-t-il, d’une voix un peu inquiète. Il ressemblait tant à Père, se dit Tsomo, en l’observant rapidement. Il était plus grand et plus mince que la dernière fois qu’elle l’avait vu. Apparemment en bonne santé, mais si mince que ses pommettes saillaient. On voyait très nettement ses maxillaires quand il parlait. Sa peau paraissait plus claire et il avait un regard à la fois paisible et songeur. Ses cheveux noirs, longs, séparés en deux par une raie, étaient retenus en queue de cheval. Son go rouge lui arrivait presque à la cheville. Il portait un sac de toile orange en bandoulière et le châle des gomchens, avec un panneau central blanc bordé de rouge, soigneusement plié sous le bras. “Mon frère, le gomchen”, murmura Tsomo pour elle-même, et les larmes lui vinrent aux yeux. Des larmes de joie. De soulagement. Des larmes que Tsomo essuya du revers de la main en riant. Un peu en retrait, ne sachant trop quelle attitude adopter, Dechen Choki souriait. “Nous avons laissé nos bagages dans le grand immeuble qui se trouve à côté de la station de taxis, dit-elle.
— A qui les avez-vous confiés ?
— Il y avait un vieil homme, là-bas, on a pensé que c’était le gardien de l’immeuble.
— Quoi ? demanda Gyalsten Phuentso, l’air subitement inquiet. Vous aurez de la chance si vous retrouvez vos affaires. Il y a tellement de gens qui se sont fait voler, là-bas. De l’argent, des objets de valeur qu’on leur a pris même sous leurs oreillers pendant qu’ils dormaient ; et vous avez confié vos bagages à quelqu’un que vous ne connaissez même pas ! Mais qui vous a dit d’aller là-bas ? C’est l’endroit le moins cher pour les voyageurs les plus démunis. Ça s’appelle un dharamsala.
— C’est le chauffeur de taxi qui nous a amenées qui nous l’a indiqué.
— Ça devait être quelqu’un de bien. Certains chauffeurs de taxi sont aimables et obligeants, mais il y a aussi des escrocs.”
Dechen Choki eut l’air inquiète ; pas Tsomo. Elle était à Kalimpong, avait retrouvé son frère. C’était déjà un miracle. L’avenir lui souriait, tout irait bien. “Eh bien, si nous avons perdu nos affaires, j’espère que nos malheurs se perdront avec, dit-elle d’un ton enjoué, se souvenant de la sérénité avec laquelle Lopon Tsongpa avait accepté ses épreuves.
— Nous allons retourner au dharamsala chercher vos bagages. Avez-vous mangé quelque chose, toutes les deux ?
— Nous avons déjeuné hier.”
Gyalsten Phuentso regarda sa montre à son poignet, un geste qui rappela aussitôt le mari de Chimme à Tsomo. “Il est presque midi, vous devez avoir faim, je vous emmènerai dans un restaurant dès que nous aurons récupéré vos bagages.”
Ils se dépêchèrent de retourner au dharamsala. Au grand soulagement de Tsomo, leurs affaires étaient toujours là, contre le mur du couloir. Pendant que Dechen Choki et Tsomo allaient les chercher, Gyalsten Phuentso s’entretint avec un vieil homme que les femmes n’avaient pas vu la veille. Il balayait le sol. “C’est le gardien. Il ne sait pas qui était l’autre homme que vous avez vu. Vous avez apparemment confié vos bagages à n’importe qui, mais on dirait qu’il est resté jusqu’à ce qu’il nous voie arriver. Il a dit au gardien que vous lui aviez demandé de garder vos affaires.”
Dechen Choki et Tsomo échangèrent un regard, puis éclatèrent de rire. Leurs bagages étaient intacts.
Tous trois quittèrent le dharamsala pour se rendre au restaurant dont Gyalsten Phuentso avait parlé. C’était une salle tout en longueur avec plusieurs tables et des chaises. Des gens y étaient attablés, dont certains levèrent les yeux à l’entrée des trois Bhoutanais, avant de replonger le nez dans leur assiette. Ils posèrent leurs bagages près d’une petite table qui se trouvait juste à côté de l’entrée et s’assirent. Une vieille Tibétaine vint aussitôt leur demander ce qu’ils voulaient manger. Tout cela était très nouveau pour Dechen Choki et Tsomo. Elles étaient assises sur le bout des fesses, ne sachant trop quelle attitude adopter. Alors que tous les autres avaient l’air propres et frais, elles ne s’étaient pas lavées et se sentaient crasseuses. La salle était très décorée. Elles reconnurent la photo du Dalaï-Lama à l’autre bout de la salle. On avait tendu un khada au-dessus de la photo. Sur les murs, de grands posters de jolies femmes, de bébés, d’animaux, ainsi que des rangées de coquillages avec de belles formes et des torsions compliquées. Chaque table était ornée d’un vase coloré rempli de fleurs artificielles tout aussi colorées. Dechen Choki et Tsomo étaient fascinées. Tout était si joli, si différent de ce qu’elles avaient vu jusque-là. Dechen Choki n’arrêtait pas de s’exclamer : “Regarde ce vase ! Regarde ce tableau !” Elles parlaient en chuchotant comme si elles craignaient de faire disparaître quelque chose en parlant trop fort. Gyalsten Phuentso commanda des momo1.
“J’adore essayer des trucs nouveaux, surtout les plats que je ne connais pas”, dit Dechen Choki, s’animant tout à coup. Puis, un peu gênée par son enthousiasme, elle pouffa de rire.
La femme apporta bientôt trois bols fumants de soupe garnie de coriandre fraîche et de feuilles d’oignon. Elle posa devant eux trois assiettes, chacune contenant huit momos. Puis elle apporta un grand bol de pâte de piment rouge en disant : “Les Bhoutanais mangent trop de piment.” Elle avait vu qu’ils étaient bhoutanais à leurs vêtements. Le porc haché avec du gingembre, des oignons et du piment, cuit en beignets à la vapeur, était délicieux. Tsomo ne mangerait plus jamais d’aussi bons momos de sa vie. “Dieu, que c’est bon. Est-ce le genre de plat qu’on mange ici ? demanda Dechen Choki.
— C’est un plat tibétain, beaucoup de restaurants en servent. C’est très facile à faire, en fait, mais ça prend du temps.”
Dechen Choki et Gyalsten Phuentso bavardaient comme de vieux amis.
“Vous savez faire les momos ? Vous voudrez bien m’apprendre ?” et Dechen Choki d’insister jusqu’à ce que Gyalsten Phuentso accepte.
“D’accord. Mais occupons-nous d’abord de vous trouver un endroit où vous pourrez habiter.”
Pendant qu’ils continuaient de bavarder, Tsomo se rappela le jour où, avec Kesang, elles s’étaient disputé leur frère. Elle devait avoir six ou sept ans et Gyalsten Phuensto était en train de lui montrer comment on formait les lettres de l’alphabet quand Kesang était arrivée et, grimpant sur ses genoux, lui avait demandé de lui chanter sa chanson préférée. Ils s’étaient mis à chanter tous les deux, oubliant Tsomo qui s’était levée, avait pris Kesang et l’avait mise par terre en disant : “C’est mon frère ; j’étais là la première !”
Aux cris que poussait Kesang, Père et Mère étaient accourus de concert pour voir ce qui se passait. “Gyalsten Phuentso est mon frère”, avait alors lancé Tsomo d’un air boudeur.
Toujours par terre où l’avait posée Tsomo, Kesang avait continué de crier. Gyalsten Phuentso en était d’abord resté un peu interdit, puis il avait éclaté de rire. “Tsomo, tu devrais avoir honte de te conduire comme ça, avait dit Mère en prenant Kesang dans ses bras. Tu oublies que Kesang est ta petite sœur. Aurais-tu perdu la tête ?”
Resté à l’écart et constatant que ce n’était rien de grave, Père avait appelé Gyalsten Phuentso et ils s’étaient éloignés, discutant de quelque chose qui n’avait rien à voir avec ce qui s’était passé. Mère avait essuyé le visage en pleurs de Kesang et Tsomo était restée seule avec son morceau de papier et les quelques lettres qui étaient écrites dessus. Elle avait fait une boule de ce papier et l’avait jeté, pensant qu’elle ne voulait plus d’un frère pareil. Ce souvenir la fit sourire. Après toutes ces années, elle était plus que jamais attachée à lui. Elle était venue jusque-là portée par l’idée qu’elle avait un frère qui l’attendait au bout du chemin.
Après le repas, la route leur parut plus facile qu’à l’aller et ils eurent tôt fait d’arriver au village de Chomo Basti. De petites maisons de terre jaune et rouge aux toits de chaume étaient dispersées çà et là sur la colline. “Beaucoup de gens originaires du Bhoutan vivent ici. C’est comme un village bhoutanais.” Chaque maison était entourée d’arbres fruitiers et de bananiers, la plupart avaient un potager. La maison de Gyalsten Phuentso était petite, avec deux pièces et une petite cuisine attenante à la maison. Il la louait à une famille de Sherpas également disciples du lama Karsang Drakpa Rinpotché.
“J’imagine que tu sais que Mère est morte en mettant un enfant au monde il y a quatre ans”, commença Tsomo. Elle et son frère étaient assis dans la pièce où se trouvait son petit autel, laquelle lui servait tout à la fois de salle de prière et d’études, mais aussi de chambre. La lumière d’une lampe à beurre vacillait sur l’autel, une odeur d’encens flottait dans l’air. Dechen Choki était allée à la rivière pour se baigner et laver ses vêtements. C’était la première fois que le frère et la sœur étaient en tête-à-tête depuis leurs retrouvailles. La première fois que Tsomo pouvait lui parler sans être interrompue par les questions et les commentaires enthousiastes de Dechen Choki.
“Oui, j’ai appris que Mère est morte. Mais je ne pouvais pas rentrer à la maison, j’avais commencé une retraite de trois ans que je ne pouvais interrompre. La nouvelle de sa mort ne m’est parvenue que six mois après. Il n’y avait plus rien à faire. J’ai donné un peu d’argent aux lamas pour qu’ils prient pour elle. Notre mère a souffert”, dit-il d’une voix tremblante. Puis, après un court et lourd silence : “Combien sommes-nous d’enfants, à présent ?
— Six vivants, les six autres sont morts. Père voulait t’envoyer chercher, mais nous ne savions pas où te trouver. Je n’ai su que tu étais ici qu’en arrivant à Thimphu. J’y suis d’ailleurs allée en pensant t’y trouver.” Tsomo voulait qu’il sache que sa famille ne l’avait pas oublié.
“Ça nous aurait bien aidés que tu sois là. Père, surtout, je crois, aurait eu besoin de quelqu’un comme toi auprès de lui.
— J’ai tellement voulu me consacrer à la religion que je vous ai tous abandonnés. Il n’y a rien que je puisse faire pour me rattraper. Je ne peux pas rentrer pour cultiver la terre ni vous aider sur le plan matériel. Mais j’ai prié, beaucoup prié pour vous tous. J’ai prié pour que chacun de vous trouve sa voie dans cette vie, et aussi dans la prochaine.
— Tu ne nous as pas abandonnés. Mère pensait tout le temps à toi, et elle était heureuse et fière que tu sois devenu un bon gomchen. Elle disait toujours à Nidup Tshering qu’il devrait devenir un bon gomchen comme toi. J’ai souvent entendu Père te donner en exemple aux autres élèves.” Tsomo aurait voulu ajouter que, même dans les plus tristes moments, elle savait qu’elle avait un frère sur lequel elle pouvait compter en cas de besoin. Mais elle ne le dit pas, parce qu’il était déjà en train d’essuyer une larme au coin des yeux.
“En quittant la maison, j’ai cru que je pourrais me libérer de tous mes liens, de mes parents, mes frères, mes sœurs, mon village, mon pays, de tout. Je voulais être moine, célibataire, complètement libre. Mais tu sais quoi ? Même si nous nous libérons mentalement de tout attachement, je crois que nous ne parvenons jamais à nous libérer tout à fait physiquement. J’ai besoin d’être relié à ma famille. Les liens de la chair et du sang sont sacrés. On ne peut les refuser, au risque d’en éprouver un sentiment d’insatisfaction permanente. Comme une tache, quelque chose qu’on n’a pas fini. J’ai si souvent pensé à vous. Et plus j’essayais de ne pas penser à la famille, plus l’image de chacun de vous était présente. Mais mon maître disait que je serais un jour capable de venir à bout de cet attachement-là aussi. J’ai l’intention d’aller chez nous et de revoir tout le monde.
— Quand ? demanda-t-elle calmement, tout en sentant monter en elle un vague ressentiment. Tu ne vas pas rentrer maintenant que je suis venue de si loin pour te trouver, ajouta-t-elle, inquiète, sur le qui-vive.
— J’aimerais que ce soit bientôt. Mais je ne peux pas pour l’instant. Après avoir reçu la bénédiction de mon maître, je dois aller à Kurseong, en retraite à nouveau. Lama Sangpo doit m’initier. Je ne sais pas encore quand j’en aurai fini avec ma retraite. Je ferai ce que le lama me dira de faire.”
Tsomo avait écouté son frère parler sans mot dire, s’efforçant de calmer l’agitation de son esprit. L’intonation de sa voix, douce, mélodieuse, donnait l’impression qu’il lisait un texte sacré. Il avait pourtant la voix assez haut perchée dans sa jeunesse. Sa voix elle-même avait changé.
Elle lui raconta peu à peu tout ce qui s’était passé, à commencer par la mort de Mère, avec tous les détails. Elle lui parla de la femme de Père, Tashi Lhamo, et de Kincho Thinlay, de Nidup Tshering, de Samdrup et puis enfin de ce qui s’était passé entre Wangchen, Kesang et elle. C’était au tour de son frère, à présent, d’écouter en silence. La tête penchée de côté, il était tout entier à ce qu’elle disait. “Après toutes ces années, au lieu d’un cadeau, je ne t’apporte que des nouvelles tristes. Rien d’autre qu’un fardeau pour toi.
— Je suis heureux que tu m’aies tout raconté, dit-il quand elle eut fini. Les fardeaux sont plus légers à porter quand ils sont partagés. Je suis navré que tu aies eu à porter ça seule pendant des années. Que puis-je dire, à présent ? Ce qui devait arriver est arrivé. C’est notre karma à tous. Nos vies sont comme cette lampe sur l’autel. Nous naissons et vivons un temps, brillons parfois d’une lumière intense, ou bien nous vacillons, mais nous mourons tous. La vie est transitoire. Nous ne faisons que passer. Imagine que tu es un pèlerin sur la terre, mais aussi dans ton corps, qui est comme une maison que nous devons quitter un jour. Quel que soit le temps que dure son pèlerinage, le pèlerin a un but précis, qui est d’accumuler des mérites et de prier pour tous les êtres sensibles. Nous pouvons tous choisir d’être des pèlerins.
— Ce ventre gonflé, aussi, fait partie de mon karma, non ? A travers lui, la mort se rappelle constamment à moi. Rares sont les moments où je ne pense pas à la mort. Nous savons tous que nous mourrons un jour, mais moi je sais que ce sera bientôt. J’aimerais consacrer ce qui me reste de temps à pratiquer. J’ai toujours voulu être instruite des choses de la religion, mais ça m’a été refusé, parce que je suis née femme. Je ne sais ni lire ni écrire, ce qui fait que je ne pourrai jamais pratiquer comme toi et les autres, mais j’aimerais tout de même essayer, devenir un simple pèlerin. Oh ! je ne prétends pas devenir un pèlerin instruit. Juste rencontrer un maximum de lamas, recevoir leur bénédiction, aller et prier dans tous les endroits sacrés avant de mourir.” Tsomo fut quelque peu éberluée par ses propres paroles. Les mots étaient venus tout seuls, en même temps que ses pensées se clarifiaient dans sa tête. Au fond, elle n’avait jamais su ce qu’elle voulait vraiment. Elle avait toujours désiré quelque chose sans vraiment savoir quoi, toujours été tourmentée. Peut-être était-ce cela. Elle était née pour devenir pèlerin. Ce serait son but, désormais.
Après s’être lavées et changées, Tsomo et Dechen Choki accompagnèrent Gyalsten Phuentso à l’endroit où le lama Karsang Drakpa Rinpotché donnait sa bénédiction et ses enseignements. Ils partirent dès l’aube car c’était assez loin de chez Gyalsten Phuentso. Le gigantesque dais construit pour l’occasion se remplissait déjà quand ils arrivèrent. Le frère de Tsomo présenta les deux femmes à un groupe de gens qu’il connaissait. Puis il dit qu’il devait aller s’asseoir avec les autres, plus près du lama. Il y avait toutes sortes de gens sous le dais, des aristocrates tibétains élégamment vêtus et dignes, avec leur famille, des religieux de toutes sortes et de tous âges. Des Sherpas, des Népalais, des Bhoutanais. A côté du trône du lama étaient assis sa propre famille, des moines et quelques privilégiés. Le bruit courut soudain dans l’assistance que le lama était arrivé, mais comme elle était très loin derrière, dans la foule, Tsomo ne put le voir. Quand sa voix retentit dans le mégaphone, la foule jusque-là bruyante, chahuteuse, se tut aussitôt. Le lama commença par lire un texte. Bien entendu, Tsomo ne put en comprendre le sens. Mais, comme tous les autres, elle joignit ses mains devant elle et ferma les yeux, apaisée par le son de sa voix. Elle pria : “Mon karma m’a conduite à vos pieds, je prends refuge en vous.” Elle répéta encore et encore la prière dans sa tête. Ainsi c’était cela. Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Un grand lama et ses enseignements.
Au bout d’un long moment, il y eut une pause dont beaucoup profitèrent pour aller se soulager. Tsomo resta assise. Une vieille Sherpa vint vers elle et lui offrit des mandarines. “Tenez, mangez ça, sœur de Gomchen Gyalsten Phuentso.
— Mais qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas, demanda Tsomo, intriguée, avant de prendre les mandarines et de la remercier.
— Mon fils est un ami de votre frère. La maison où habite votre frère est à nous. Je m’appelle Pema Bhuti.” Puis elle mit ses mains sur le ventre de Tsomo qui recula d’un pas, sur la défensive.
“N’ayez pas peur, nous y passons toutes. J’ai l’impression que vous ne pourrez pas assister à tous les enseignements. Ils vont durer des mois.
— Les enseignements dureraient un an que ça ne changerait rien”, dit Tsomo sans humour.
Prise de court, ne sachant comment réagir à cette remarque, Pema Bhuti retira aussitôt ses mains du ventre de Tsomo et demanda : “Que voulez-vous dire ?
— Je ne suis pas enceinte.
— Allons, allons, qui croyez-vous tromper ?
— Ce gonflement, c’est une maladie. Ça fait deux ans que mon ventre est comme ça.”
Pema Bhuti écarquilla les yeux, puis posa sur Tsomo un regard bienveillant. “Vraiment ? Est-ce douloureux ?
— Pas tout le temps, certains jours, seulement, mais c’est inconfortable.”
Sans ajouter un mot, Pema Bhuti prit la main de Tsomo, la pressa et lui sourit. Elle avait des mains chaudes, réconfortantes.
Dechen Choki riait et bavardait avec un groupe de jeunes gens. Tsomo reconnut son rire, même au milieu de ce grand rassemblement.
Elles assistèrent à tous les enseignements. Bien qu’il fût difficile à Tsomo de rester assise de longues heures dans la même position, elle éprouva de jour en jour un tel soulagement à être là, à écouter la voix du lama, qu’elle ne voulut pas en manquer un seul.
Au cours des deux semaines suivantes, Dechen Choki et Tsomo rencontrèrent beaucoup de gens, dont certains se montrèrent très amicaux. Tsomo allait systématiquement s’asseoir en compagnie de Pema Bhuti ; c’était comme si elles se connaissaient depuis toujours. Celle-ci lui apportait chaque jour quelque chose à manger. Pendant les pauses, elles bavardaient et grignotaient des biscuits ou des fruits. Pema Bhuti avait trois fils. “Le plus âgé est moine. C’est l’ami de ton frère. Le deuxième conduit un taxi. Mais la voiture lui appartient, dit Pema Bhuti avec satisfaction. Le plus jeune est encore à l’école. Il va à l’école anglaise, ici.” Elle était fière de ses enfants.
Le dernier jour des enseignements, une cérémonie eut lieu en hommage au lama. Le frère de Tsomo leur expliqua que recevoir les fidèles, les bénir exige une telle dépense d’énergie de la part du lama qu’au cours de cette cérémonie, tous ceux qui ont bénéficié de ses enseignements doivent prier pour la régénération de son énergie. A voir la procession des moines apportant divers objets religieux rituels en guise d’offrandes au lama, elle éprouva un sentiment de bonheur et de délivrance indicible. Elle avait les larmes aux yeux. Assis sur son trône, le lama recevait ces objets dans la plus grande sérénité. Tsomo regarda autour d’elle les autres qui étaient assis les mains jointes devant eux, priant avec ferveur, et elle se mit à prier elle aussi : “Maintenant que j’ai vu votre visage, entendu votre voix, que par vous j’ai été bénie, je n’aurais pas de regrets si je devais mourir à l’instant.”
1 Boulettes de viande enrobées de farine de sarrasin.