Tsomo en eut l’appétit coupé. Ils venaient tout juste de commencer à manger. Dechen Choki s’était levée très tôt ce matin-là pour préparer le petit-déjeuner. “Depuis le début des enseignements, pas une seule fois nous n’avons pris le temps d’avaler un bon petit-déjeuner, alors aujourd’hui profitons-en.”
Elle avait cuit du riz aux aromates et préparé un thé au beurre épais et riche. Il y avait une savoureuse salade de piments frais aux oignons, tomates et gingembre, avec du fromage garni de feuilles de coriandre. Le subtil parfum du riz et le bruit des poivrons et des tomates que l’on coupe avaient pourtant mis Tsomo en appétit. Elle se faisait une joie de ce repas. Ils étaient assis dans la cuisine, détendus, contents de ne pas avoir à se presser comme les autres jours. C’est à ce moment-là que son frère leur assena la nouvelle : “Je pars à Kurseong dans quelques jours, pour une nouvelle retraite.” Il le dit en passant, comme s’il avait dit : “Je vais au marché.”
Dechen Choki continua de manger, savourant chaque bouchée, mais Tsomo n’avait plus faim. Elle avait toujours su qu’il repartirait, mais cette annonce remua en elle toutes les peurs qu’elle n’osait pas s’avouer, toutes les incertitudes qu’elle avait temporairement enfouies quelque part au fond d’elle-même. Tsomo avait jusque-là beaucoup trop compté sur son frère, pour la maison, mais aussi pour savoir où aller et que faire. Comme la dépendance s’était vite installée ! Elle ne se sentait pas encore de se débrouiller seule. Elle réussit tout de même à lui dire qu’elle était heureuse pour lui. Mais elle eut du mal à lutter contre le ressentiment qui montait en elle, faussant son raisonnement. Elle ne put s’empêcher de s’apitoyer sur son sort. Comment pouvait-il ne pas avoir conscience de ce qu’elle avait besoin d’aide et comptait sur lui ? Bien sûr, un pèlerin a le choix. Et nous sommes tous des pèlerins sur la terre, mais tout le monde n’a pas les mêmes choix. Il pouvait partir en quête d’un maître, voyager autant qu’il lui plaisait. Mais qu’en était-il quand on était une femme, surtout affligée d’un ventre gonflé par une maladie inconnue ? Quel choix avait-elle ?
Il partait pour un ou deux mois, plusieurs mois, peut-être, ou plusieurs années. Il ne savait pas. Toujours est-il qu’il partait. Tsomo et Dechen Choki pouvaient continuer de vivre dans sa maison, tout avait été arrangé avec Pema Bhuti, avait-il expliqué, comme pour atténuer l’impact de la nouvelle. Tsomo eut beau se dire qu’elle devait lui être reconnaissante d’avoir un lieu où habiter, l’idée de se retrouver sans lui, à nouveau, la perturba beaucoup. Pourtant, elle ne pouvait pas s’accrocher à lui toute sa vie. “Il faut que nous apprenions à vivre seules. Et que nous fassions quelque chose pour gagner notre vie”, finit-elle par dire à son amie, l’esprit allégé par cette bonne résolution.
Dechen Choki se mordit la lèvre inférieure, comme toujours quand elle réfléchissait. “Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Et si on commençait par tisser ?”
Tsomo y avait déjà pensé. Recourant à leur seul savoir-faire, les deux femmes montèrent un métier à tisser dans l’espace compris entre la cuisine et la maison. Pema Bhuti leur permit de prendre les baguettes de bambou nécessaires à sa fabrication dans la bambouseraie qui se trouvait près de la maison. Le frère de Tsomo le monta sur un cadre confectionné à partir de poutrelles qui traînaient par terre, près de la maison, abandonnées là depuis longtemps. Il fixa le cadre au mur de la cuisine. Tout le reste fut fait en bambou, sauf l’épée qu’ils empruntèrent à une tisserande du village, qui, ayant appris qu’elles allaient se mettre à tisser, leur proposa celle qu’elle avait en réserve. Une épée taillée dans un bois dur, noir, provenant d’une forêt bhoutanaise, qui était lustrée, polie par l’usage. Une épée de tisserande a quelque chose de magique. Tsomo en caressa la surface lisse, la lame et ses petites inégalités, comme des indentations faites par le fil à force d’avoir été battu. Ces sensations, si familières à Tsomo, Dechen Choki les connaissait également, car elle éprouva l’épée aux mêmes endroits, en un geste tout aussi lent, tout aussi caressant. “Cette épée doit avoir beaucoup servi. Regarde comme elle est émoussée”, dit-elle, souriant d’un air entendu à Tsomo. Ils fabriquèrent la sangle dorsale avec des bandes de jute qu’ils rembourrèrent puis assemblèrent. C’était parfait pour ce qu’ils voulaient en faire.
Tsomo s’assit devant le métier à tisser pour se mettre au travail, mais le rouleau de la poitrine lui rentrait dans le ventre et lui faisait mal. Elle l’ajusta, mais, sans la tension nécessaire, le fil lâchait. “Ça ne va pas marcher, dit Dechen Choki, non sans une pointe d’inquiétude dans la voix. Il va falloir que tu ailles mieux avant de te remettre à tisser.”
Mais Tsomo ne l’écoutait plus. Il y avait de cela seize ou dix-sept ans, elle devait avoir environ sept ans, Mère lui avait demandé d’aller arracher les mauvaises herbes dans le jardin, mais elle voulait continuer le tissage qu’elle avait eu tant de mal à mettre au point en tenant son métier miniature en équilibre entre ses orteils et sa ceinture. Ça paraissait si loin. Elle fit comme si elle n’avait pas entendu les demandes répétées de Mère : “Tsomo, va m’arracher les mauvaises herbes dans le carré de navets.”
Silence.
“Tsomo, je t’ai dit d’aller désherber les navets.”
Un silence plus long.
“Tu ne veux pas obéir ?”
Alors, la patience de Mère ayant atteint ses limites, elle employa la force. “Tsomo, pourquoi n’obéis-tu pas quand on te demande de faire quelque chose ?” Et alors qu’elle l’extirpait de sa chaise, les fils glissèrent et se mélangèrent, son tissage fut détruit. Furieuse, elle alla se déchaîner sur les mauvaises herbes, cassant les tiges, écrasant les feuilles dans ses mains. Ses larmes coulèrent sans retenue sur la terre noire, humide. Elle pleura tout son saoul, ce jour-là. C’était le même sentiment d’échec et d’impuissance qui l’envahissait maintenant. Tisser était le seul moyen qu’elle avait de gagner sa vie, et elle ne pouvait même plus faire ça. Elle se leva du métier à tisser. Dechen Choki prit sa place, s’efforçant de cacher sa propre excitation, consciente de ce que son amie était très malheureuse.
Tsomo vit tout de suite que Dechen Choki n’en était pas à son coup d’essai. Elle était parfaitement détendue, avait le geste sûr, des mouvements vifs, aisés. Les motifs émergèrent peu à peu : des fleurs, des rayures, des carrés, des triangles que Tsomo regardait avec envie et admiration. Avant longtemps, les voisins vinrent voir le travail de Dechen Choki et lui commandèrent toutes sortes de tissus. Tout le monde voulait des sacs à bandoulière, chacun avec son motif, ses couleurs.
La demande fut telle que Dechen Choki et Tsomo se virent obligées d’aller souvent en ville acheter du fil. Il leur fallait beaucoup de temps pour faire le trajet, car Tsomo paniquait dès qu’il fallait traverser une rue. Elle hésitait, s’affolait dès qu’une voiture passait, au point que les deux femmes faillirent un jour se faire renverser. Tsomo avait toujours aussi peur de tout ce qui roulait sur les routes où elle avait pourtant travaillé si longtemps. La mort récente de plusieurs enfants, écrasés par un gros camion militaire fou qui était allé heurter les marches d’une boutique, montrait bien, dans toute son horreur, ce que pouvait causer ce genre d’engin. Elle avait vu nettoyer les taches de sang sur les marches, et cette image, qui ne l’avait pas quittée, la rendit longtemps encore plus nerveuse à l’idée de traverser une rue. Il leur fallait donc un temps fou pour se rendre d’un point à un autre, et toutes deux revenaient épuisées de leurs courses en ville, même si ce n’était que pour acheter un kilo de fil. Tsomo commençait par réfléchir un bon moment sur la meilleure façon de traverser et Dechen Choki la suivait, pouffant de rire comme à son habitude. Tsomo ne savait pas où se mettre et enrageait : “Arrête, à cause de toi tout le monde nous regarde. Ils doivent tous croire qu’on est folles.
— Personne ne fait attention à nous. Et s’ils nous regardent, c’est tout simplement parce qu’ils ont des yeux”, la taquinait Dechen Choki.
Tsomo jetait un coup d’œil dans toutes les directions, mais chacun vaquait à ses occupations : “Eh bien, puisque tu sais si bien t’y prendre, toi, traverse donc toute seule.”
Dechen Choki traversait la rue en souriant, sans faire d’histoire. Puis elle attendait de l’autre côté de la rue, regardant Tsomo, se retenant de rire. En colère, un peu honteuse, Tsomo refusait de parler à son amie pour le reste de la journée. “Tu sais, ça irait beaucoup plus vite si j’y allais seule, suggéra-t-elle un jour gentiment à Tsomo.
— Mais je veux y aller ! J’aime bien aller au marché. Je ne te retarderai pas, je t’assure.” Puis, après un instant d’hésitation : “Tu n’as pas remarqué que j’ai fait beaucoup de progrès pour traverser la rue ? Tu sais, il faudra bien que j’apprenne si je veux vivre ici.” Tsomo venait enfin d’admettre qu’elle pouvait avoir quelque chose à apprendre. Comme elle était la plus âgée, elle croyait toujours tout savoir et tout faire mieux que son amie. Elle avait encore à l’esprit l’incident du métier à tisser, et ses propres insuffisances commençaient à lui peser.
Dechen Choki était toujours pressée. Quand elle commençait un tissu, il fallait toujours qu’elle le finisse vite. Et elle n’aimait pas que Tsomo lui parle pendant qu’elle travaillait : “Abu, quand tu me parles, je n’arrive pas à me concentrer.
— Je sais, je sais”, répondait Tsomo, se rappelant Mère qui disait toujours ça quand on formulait devant elle quelque chose qui lui paraissait évident.
Une fois de retour avec leur fil, Tsomo amidonnait les écheveaux, bobinait le fil en pelotes, le passait dans les canettes et aidait Dechen Choki à monter la chaîne. Leurs tissus, d’une facture simple, étaient déjà vendus avant d’être terminés. Un tissu achevé donnait chaque fois lieu à une petite fête. “Abu, regarde ce que j’ai acheté, un kilo de porc. On va faire un bon repas, aujourd’hui”, disait Dechen Choki, déjà en train de couper le porc et de hacher l’ail et le gingembre. Elles avaient un peu d’argent à dépenser pour acheter du riz, de l’huile, de temps à autre un peu de viande. Elles n’eurent jamais à acheter de légumes. Tsomo mit le peu d’énergie qu’elle avait, mais beaucoup d’entrain, à cultiver un potager. “J’adore manger des légumes, mais je n’aime pas jardiner. De toute façon, je n’ai pas la main verte”, déclara un jour Dechen Choki.
Puis, pour donner un peu de liant à la brutalité de sa déclaration, elle ajouta : “Mais je peux essayer, si tu me montres.”
Cultiver des légumes fut donc le travail qui échut à Tsomo. Dechen Choki créait des tissus, Tsomo créa un potager. Elle fit pousser des feuilles de moutarde, des oignons, des haricots, des petits pois, des piments et des légumes qu’elles n’avaient jamais vus ni goûtés auparavant, comme l’okra, l’aubergine, le melon, le potiron. Elle avait tendance à perdre l’équilibre quand elle se penchait, à cause de son gros ventre qui la tirait vers l’avant. Si bien qu’elle faisait quasiment tout en position assise. Elle bêchait avec une petite pelle, semait, arrachait les mauvaises herbes, transplantait et arrosait assise. Ensuite, elle poussait ses outils un peu plus loin et, s’aidant de ses mains, prenait appui sur le sol et se traînait pour se rapprocher de ses outils. Jour après jour, elle s’asseyait ainsi dans le potager, tirant tout ce qu’elle pouvait de cette terre de Kalimpong presque rouge, scrutant le sol en quête de signes de vie là où les graines avaient été semées.
“S’il te plaît, ne touche pas aux fils, sinon, à s’accrocher à tes mains rêches et rugueuses, les fibres vont s’effilocher, et alors le tissu aura l’air vieux et usé, et personne ne nous l’achètera”, gronda Dechen Choki. Les mains de Tsomo étaient rêches, en effet, abîmées par le jardinage. Elle mettait du dalda1 sur ses mains, mais ce n’était pas spécialement recommandé pour adoucir les mains. Au début, leurs voisins les avaient regardées s’installer et se lancer avec une certaine curiosité, attendant de voir comment ces deux femmes apparemment si déterminées s’en sortiraient. Puis, peu à peu, certains vinrent avec des cadeaux ou des mots d’encouragement et d’amitié, apportant même des légumes de leur potager, les leurs n’ayant pas encore donné. Au bout d’un certain temps, Tsomo put en offrir à son tour. “Je vous ai apporté des haricots et des feuilles de moutarde. Les plus beaux de mon jardin”, disait-elle, toute fière.
Pema Bhuti venait souvent les voir, toujours avec un petit cadeau. Elle ne repartait jamais le sac vide. “Nous aussi, nous pouvons enfin te donner quelque chose”, disait Tsomo, tout en remplissant le sac de Pema Bhuti de feuilles de moutarde, de petits pois ou de radis.
“C’est un des avantages de vivre à la campagne ; on peut toujours avoir des légumes frais. Je n’ai pas de place pour un jardin en ville”, disait Pema Bhuti tout en la regardant remplir le sac.
Parfois, c’était son fils Tenzing qui conduisait sa mère dans la jeep. Il devait la laisser aux abords du village, car on accédait à la maison par un sentier impraticable pour les voitures. Tenzing avait environ vingt ans. Aimable mais timide, il se joignait à elles pour le thé, qu’il buvait lentement, à grandes gorgées, ne disant mot la plupart du temps. Il portait un pantalon étroit, des chaussures pointues et se gominait les cheveux qu’il coiffait à la mode du jour, avec un toupet qui glissait sur son front et lui cachait les yeux. Vu que tous les jeunes gens avaient la même coiffure, cette mode-là n’étonnait plus personne, mais quand la gomina ne faisait plus son office, Tenzing était obligé de rejeter la tête en arrière pour y voir quelque chose. Derrière le rideau de cheveux, Tsomo apercevait de temps à autre les yeux qui suivaient les mouvements de Dechen Choki dans la maison. Dechen Choki, avec sa chaleur et sa spontanéité habituelles, essayait de le mêler à la conversation ou le taquinait, mais il se contentait de sourire, rougissait. “Tu devrais nous emmener dans ta jeep, un jour, lui suggéra Dechen Choki.
— Quelle bonne idée ! renchérit Pema Bhuti, enthousiaste. Tu pourrais les ramener un dimanche, quand elles viennent au marché.”
Pour toute réponse, Tenzing eut un sourire timide, remuant sur sa chaise comme si celle-ci était devenue trop petite pour lui.
Un jour, Tenzing vint seul et leur apporta des cônes de thé tibétain, une livre de sucre et quelques paquets de gâteaux. Elles pensèrent que c’était sa mère qui l’avait envoyé et ne le remercièrent que pour les avoir apportés. Puis, quand elles revirent Pema Bhuti, les deux amies la remercièrent pour ses cadeaux. “Mais je ne vous ai rien envoyé, ça doit être une idée de Tenzing”, dit-elle en riant.
Tsomo lança un regard du côté de Dechen Choki et vit qu’elle s’efforçait de réprimer le sourire radieux qui se dessinait sur ses lèvres.
Les visites tout comme les cadeaux de Tenzing se firent plus fréquents. Le dimanche, il les raccompagnait consciencieusement du marché jusque chez elles. Les trois se serraient à l’avant, Dechen Choki entre Tsomo et Tenzing. Tsomo se sentait parfois un peu bête de jouer dans une pièce où elle n’avait aucun rôle.
“Je vais m’asseoir à l’arrière, vous deux, restez devant, leur dit-elle un jour. Il y a toute la place derrière ; c’est idiot de se serrer comme ça.”
Mais Dechen Choki s’empressa de lui prendre la main et de l’attirer devant avec elle. “Comme ça, si tu es avec nous, je peux m’asseoir tout contre lui”, chuchota-t-elle avec, dans les yeux, un éclair de malice qui disait son désir de rendre Tsomo complice de son petit manège.
Tout le long du trajet, Dechen Choki fredonnait des chansons de films, demandant à Tenzing de lui expliquer les paroles. Il eut du mal à trouver ses mots, au début, puis il y mit beaucoup d’entrain. Il connaissait très bien le hindi alors que Dechen Choki affirmait qu’elle se contentait de répéter les chansons sans en comprendre le sens. Mais elle ne chantait que des chansons d’amour, pleines d’insinuations, et Tsomo la soupçonna de jouer la comédie. Elle en connaissait beaucoup, et Tenzing chantait parfois avec elle. Les balades en jeep et les chansons durèrent un certain temps, puis, comme Tsomo s’y attendait, elle entendit un jour Tenzing faire sa demande à Dechen Choki. Pema Bhuti ne put contenir sa joie. Plus excitée que si c’était à elle qu’on avait fait la demande, elle déclara qu’elle n’aurait pas voulu d’autre belle-fille que Dechen Choki.
“Pour te dire la vérité, j’avais peur que Tenzing se marie avec quelqu’un d’une race ou d’une religion différentes. Tu sais comment sont les jeunes gens d’aujourd’hui, ils se fichent de tout.” Elle se tut un moment, songeuse, l’air satisfaite, puis elle continua : “Mais Dechen Choki est jeune, jolie, très habile de ses mains, et pourtant modeste. Je n’aurais pas pu rêver mieux, même si j’avais fait tout Kalimpong pour trouver la belle-fille idéale”, déclara la future belle-mère, rayonnante de fierté.
Bien que manifestement très amoureuse du jeune homme, à l’idée de se marier Dechen Choki nourrissait quelques craintes dont elle fit part à Tsomo. “Et si quelque chose m’arrivait et que je me retrouvais seule ? Ou si Tenzing en avait assez de moi ? Où irais-je, vers qui me tournerais-je ? Dis-moi, Abu Tsomo, qu’est-ce que je dois faire ?”
Tsomo ne sut que dire. Il y avait du vrai dans ce que Dechen Choki disait et, même si Tenzing semblait être quelqu’un de bien, cela ne faisait pas très longtemps qu’elles le connaissaient. Sans compter que même les gens bien peuvent changer. Wangchen, par exemple. C’était quelqu’un de bien, au début. Mais il avait changé, s’était vite lassé d’elle, et sa vie avait pris un tour dramatique. C’était même pour cette raison qu’elle vivait là, toute seule, dans un pays étranger. “Inutile de se torturer l’esprit et de s’inquiéter pour rien. Je crois que Tenzing t’aime ; il n’y a aucune raison qu’il se lasse de toi.”
Tsomo choisit ses mots avec soin, ne voulant pas en dire trop à propos d’un sujet qu’elle connaissait à la fois trop bien et pas assez.
Tenzing venait presque chaque jour et, quand il ne venait pas, Dechen Choki ne tenait pas en place, n’arrivait plus à se concentrer sur son tissage. Même si Tsomo ne la gênait plus par son bavardage, elle regardait au loin, guettait le bruit de la jeep. Et quand, enfin, il arrivait, elle plantait là son métier à tisser pour aller lui préparer un thé et des petites choses à manger. Tenzing la suivait dans la cuisine, tandis que Tsomo s’éclipsait pour laisser un peu d’intimité au jeune couple. Elle n’avait pas oublié combien étaient précieux, pour Wangchen et elle, les moments d’intimité qu’ils pouvaient partager. Tsomo entendait Dechen Choki et Tenzing rire dans la cuisine. Elle aurait voulu partager leur bonheur. Mais elle n’éprouvait rien d’autre qu’une solitude glacée. Dechen Choki était attentive à elle, faisait tout ce qu’elle pouvait pour qu’elle ne se sente pas exclue. “Tenzing est là et j’ai préparé le thé, disait-elle, viens avec nous.”
Mais leurs efforts ne faisaient que la rendre mal à l’aise et, en leur présence, elle bafouillait, cherchait ses mots, ne sachant quelle attitude prendre.
Après le mariage, Dechen Choki s’en alla habiter chez Tenzing, en ville, et, tout en n’étant pas mécontente de pouvoir profiter de tout l’espace de la maison, Tsomo se sentit très seule. Dechen Choki lui manquait. Même ses gloussements, qui l’irritaient au début de leur amitié, mais qu’elle avait fini par ignorer, lui manquaient. La petite maison lui paraissait trop silencieuse. Dechen Choki était devenue à la fois une amie et une sœur ; la perdre se révélait plus difficile encore qu’elle ne l’avait imaginé. Elle essaya de se raisonner, se disant que puisque Dechen Choki était mariée et heureuse, elle se voyait du même coup libérée de la responsabilité de s’en occuper. Mais elle finit par se rendre compte qu’elle avait sans doute plus besoin de Dechen Choki que Dechen Choki n’avait besoin d’elle.
Son état d’esprit eut des incidences directes sur sa santé. La douleur au ventre s’étant réveillée, elle décida de se rendre de nouveau à l’hôpital. La première fois qu’elle y était allée, le médecin avait regardé son ventre, secoué la tête d’un air agacé, et demandé à l’interprète de lui dire de revenir quand les contractions auraient commencé. Elle s’était sentie humiliée. Ces gens-là croyaient en savoir plus qu’elle sur sa propre vie. Elle savait qu’elle n’était pas enceinte. Elle était rentrée chez elle en larmes, désemparée. Puis une amie lui avait recommandé un médecin tibétain : “Que peut faire la médecine occidentale contre une maladie karmique ? lui avait-elle dit. Essaie un médecin bouddhiste qui pratique une médecine en accord avec les paroles du Bouddha.”
Au moins avait-elle pu parler directement au médecin tibétain. Il l’écouta avec bienveillance, puis lui prit le pouls : “Votre vie n’est pas en danger, déclara-t-il, votre ligne de vie est bonne. Apportez-moi votre urine demain matin. Récoltez-la à la première heure, avant de boire ou de manger quoi que ce soit.”
Le lendemain matin, elle récolta l’urine dans un petit flacon qu’il lui avait donné. Il le secoua, en examina puis en huma le contenu. “Je ne peux rien pour l’excroissance de votre estomac. La médecine occidentale serait plus indiquée. Mais essayez ces remèdes, peut-être pourront-ils vous soulager.”
Il lui donna plusieurs paquets de médicaments qu’elle prit en suivant bien la prescription. Elle les prit consciencieusement trois fois par jour, avec de l’eau chaude, et appliqua le baume sur son ventre dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, comme il le lui avait montré. Hélas, sans résultat.
Ce jour-là, sur le chemin de l’hôpital, elle se demanda si elle ne faisait pas une erreur. Elle s’était réveillée irrésolue et s’attardait au lieu d’y aller directement. Elle passa devant un bazar où il y avait toujours plein d’enfants qui regardaient les livres et les magazines, bavardant, échangeant leurs impressions. Elle s’arrêta pour regarder dans la boutique et aperçut les enfants dans leurs différents uniformes d’école. Penché sur le comptoir, le propriétaire de la boutique, un homme grand et mince avec un nez crochu, guettait le client comme un chat devant une souricière. Tsomo se décida à entrer. Il la regarda un instant mais, voyant aussitôt qu’elle n’était pas un client potentiel, la chassa d’un geste à l’aide du magazine qu’il avait dans la main, tout en disant : “Allez, ouste, dehors !” ce qui eut pour effet de faire rire certains des enfants qui étaient là. Tsomo avait vu le patron de la boutique agir ainsi avec un mendiant quelques jours auparavant. Tsomo fit comme si elle n’avait rien entendu et continua d’examiner les magazines, faisant semblant de chercher quelque chose. Bien trop mortifiée, en réalité, pour se concentrer sur quoi que ce soit, elle voulait lui montrer qu’on ne pouvait pas la chasser de cette façon, comme une mouche. Alors, le plus tranquillement du monde, elle prit un magazine et l’acheta. Puis elle s’éloigna, prenant tout son temps, ne voulant surtout pas regarder en arrière. Elle sentit les yeux de l’homme dans son dos. Elle pourrait regarder les images, mais ne lirait pas, ne pourrait pas lire le magazine, cependant elle voulait lui montrer qu’elle avait les moyens de se payer ses marchandises. Tsomo se souciait toujours beaucoup de ce qu’on pensait d’elle.
Cette fois, ce fut un jeune médecin qui l’examina. Assis sur une chaise devant son bureau, il lui palpa le ventre à travers ses vêtements. Puis, par l’intermédiaire d’un interprète, lui demanda quand elle avait eu ses dernières règles. Elle lui répondit que cela faisait deux ans qu’elle ne les avait plus. Il lui sourit, l’air amusé, et dit quelque chose à l’interprète, qui les fit rire tous deux, bien fort, d’un rire complice, très masculin. Elle sut immédiatement qu’ils se moquaient d’elle. Ils devaient penser qu’elle était stupide de ne même pas connaître la date de ses dernières règles. Elle sentit son corps se raidir, puis sa peau devenir moite tandis qu’ils continuaient, comme si elle n’était pas là. Elle se leva de sa chaise. Puis, avec de grands gestes désordonnés, elle leur parla en népali : “Si la grosseur que j’ai au ventre signifie que j’attends un bébé, ce n’est sûrement pas un bébé humain, en tout cas. Ça doit être une espèce de monstre dans votre genre, aussi bête que vous.” Puis elle sortit en trombe du cabinet du médecin, avec des larmes de frustration qui lui picotaient les yeux, se moquant de ce qu’ils pourraient penser d’elle. Le médecin et l’interprète durent trouver tout cela très drôle car elle entendit leur rire, ce rire de complicité typiquement masculin, résonner dans les couloirs jusqu’à la sortie de l’hôpital. Elle n’y retourna jamais. Il n’y avait pas de solution à cette maudite maladie karmique. Tsomo se dit qu’il n’y avait plus qu’à apprendre à vivre avec.
Dechen Choki venait la voir tous les dimanches. Elle faisait le marché et rapportait à Tsomo tout ce dont elle pouvait avoir besoin. Parfois aussi, elles se retrouvaient au marché pour faire les courses ensemble, et Tenzing la ramenait fidèlement chez elle en jeep. Bien que Dechen Choki eût emménagé chez Tenzing, elle avait encore le temps de tisser pendant que Tenzing conduisait son taxi. Si bien que leur petite affaire de tissage continua de fonctionner comme avant. Dechen Choki était heureuse avec Tenzing. Elle disait qu’il était toujours attentif, doux et gentil, “si gentil qu’il ne ferait pas de mal à une mouche”, précisait-elle toujours en parlant de son mari. Mais Tsomo le savait. Il prenait toujours gratuitement des enfants ou des vieux dans son taxi, ce que déplorait sa mère : “Ce garçon ne réussira jamais. Réfléchis : entre les vieux, les enfants et ceux qui ont leur propre voiture, qu’est-ce qui reste ? Qui va prendre son taxi et payer la course s’il continue comme ça ? Avoue que ce n’est pas malin !”
Dechen Choki était très belle. Elle rayonnait d’un bonheur nouveau. Un dimanche où elle vint comme à son habitude, Tsomo nota aussitôt qu’elle avait apporté plus de provisions que les autres semaines.
Elle protesta : “Nous n’avons pas vendu autant de sacs que ça. Tu n’aurais pas dû m’en apporter autant.
— Abu, Tenzing et moi partons à Gangtok dans le Sikkim pour voir s’il ne pourrait pas mieux réussir là-bas. Il y a trop de taxis à Kalimpong. Il a un oncle là-bas, chez qui nous pourrons habiter. Nous partons demain.”
Tsomo la regarda, s’efforçant de sourire, mais l’idée de la perdre tout à fait lui fut intolérable, et elle dut faire un gros effort pour réprimer ses larmes avant de parler.
“C’est à combien de kilomètres d’ici, Gangtok ?
— Je ne sais pas, mais Tenzing dit que ce n’est pas très loin et que nous reviendrons souvent à Kalimpong pour vous voir, sa mère et toi.”
Tsomo alla chercher sa tasse en ivoire cerclée d’argent et la lui remit. “Tiens, prends ça et garde-la. Quand tu apprendras ma mort, offre-la à un grand lama et demande-lui de prier pour moi.” Soudain, toutes ses pensées tournèrent autour de sa propre mort. La mort avait toujours été une réalité très présente dans sa vie ; des événements ou des incidents de toutes sortes la lui rappelaient sans arrêt.
“Tu ne mourras pas. Je suis certaine qu’on se reverra bien avant que tu meures. Qui peut savoir laquelle d’entre nous mourra la première ? Peut-être que ce sera moi”, dit Dechen Choki, voulant paraître convaincante, mais visiblement peinée. Elle s’efforçait de sourire, les larmes aux yeux, elle aussi. Elle les essuya avec un joli mouchoir brodé de dentelle. C’était une jeune femme très sophistiquée, à présent. Elle se tamponna les yeux doucement, plusieurs fois, puis prit les mains de Tsomo dans les siennes et dit doucement : “Abu, tu n’as rien vu ? Je suis enceinte.”
Ce n’est qu’à cet instant que Tsomo remarqua que ses hanches s’étaient arrondies, qu’elle rayonnait d’un bonheur tout neuf. Elle pensa à sa belle-mère qui lui avait décrit les changements de son propre corps au début de sa grossesse. Elle en chercha les signes sur celui de son amie. Mais oui, cette taille de guêpe avait légèrement épaissi, et elle avait une cambrure inhabituelle. Un sourire éclaira le visage de Tsomo tandis qu’elle la détaillait. Pendant ce temps-là, Dechen Choki la regardait, inquiète. “Pourquoi pleurons-nous ? dit Tsomo, après un long silence. Nous devrions être heureuses, au contraire, et le Sikkim n’est pas si loin que ça !”
Les yeux encore humides, Dechen Choki eut un tout petit rire. Tsomo lui prit les mains et les serra. Tenzing, qui les avait rejointes entre-temps, se tenait debout un peu à l’écart, les mains dans les poches, appuyé contre l’un des poteaux qui soutenaient la maison. Il regardait ailleurs, ne sachant quelle attitude prendre face à tant d’émotion.
Quand l’heure de partir arriva et qu’ils se dirigèrent vers la jeep garée un peu plus loin, Tsomo resta sur le pas de la porte à les regarder s’éloigner. Elle regarda le nuage de poussière que produisait la jeep en démarrant, et demeurée là, le dos appuyé contre le chambranle, elle pleura. Elle était triste de voir partir sa sœur et son amie, mais en colère, aussi, face à la tournure que prenaient les événements. Elle était jeune, elle aussi, mais affligée d’une maladie probablement inguérissable qui l’obligerait à vivre seule toute sa vie. Quel homme sensé la regarderait ? Pas de mariage, pas d’enfants. Pas de foyer. Quelle malédiction ! Puis elle lutta contre ce sentiment d’amertume, si familier, qui remontait en elle. Combien de temps resta-t-elle ainsi sur le pas de la porte, à regarder dans le vide, elle l’ignorait. Au bout d’un moment, sentant une sorte d’engourdissement dans les jambes, elle finit par rentrer.
1 Nom d’une huile de palme solide qu’on utilise généralement pour la cuisine.