Pema Bhuti avait toujours des nouvelles de Tenzing et de Dechen Choki à partager avec Tsomo. Impatiente de savoir, Tsomo courait à sa rencontre chaque fois qu’elle la voyait apparaître, ployant sous le poids d’un sac trop lourd pour elle. Tsomo se faisait toujours une joie de la voir. Un jour, Pema Bhuti lui dit que Dechen Choki et Tenzing s’en sortaient très bien à Gangtok, qu’ils allaient peut-être même acheter une deuxième jeep. Tsomo en fut heureuse pour eux, mais en même temps un peu envieuse ; de bonnes choses arrivaient aux gens qui lui étaient proches, mais, pour elle, rien de spécial. Elle travaillait chaque jour au jardin, allait de temps à autre au marché pour bavarder avec des gens dont elle avait fait la connaissance. Une vie faite de routine, tout ce qu’il y avait de plus banal.
Tout changea quand son frère, Gyalsten Phuentso, revint chez lui de Kurseong, sans prévenir – plus maigre que jamais, mais aussi plus serein. Son retour dans la maison et dans sa vie eut un effet stimulant sur Tsomo. Mais la maison n’en resta pas moins silencieuse, car son frère était si calme, si discret qu’on ne l’entendait quasiment pas. Tout au plus l’entendait-on tousser de temps à autre, au milieu de ses prières qu’il psalmodiait tout bas. A certains moments, seulement, un son de tambourin, de cloche ou de cymbales retentissait dans toute la maison, signe qu’il célébrait une fête sacrée. Tsomo se hâtait alors d’un pas léger vers l’autel avec les offrandes rituelles. Elle était contente, paisible, vraiment heureuse.
Elle lui faisait la cuisine, lavait ses affaires et se faisait du souci pour lui : “Tu es trop maigre, il faut que tu manges davantage”, disait-elle. Tenant sa main droite sur son ventre, il refusait gentiment un deuxième bol de riz. “Mon corps s’est adapté à un repas par jour, lui expliqua-t-il. Je ne peux pas manger plus. Si je me force, je me sens lourd, pas bien. Je t’en prie, ne crois surtout pas que je n’aime pas ta cuisine.”
Le bonheur retrouvé de Tsomo depuis que Gyalsten Phuentso était revenu vola en éclats le jour où il lui annonça qu’il retournait au Bhoutan pour faire une série de retraites dans des sites sacrés tels que Paro Taktsang, le dzong de Singhe, ainsi qu’à Bumthang. Il voulait qu’elle rentre avec lui. Tsomo se demanda s’il avait vraiment l’intention d’y aller ou s’il sautait sur cette proposition aux seules fins de la contraindre à rentrer chez eux.
“Tsomo, accompagne-moi. Nous rentrerons chez nous ensemble. Peut-être que tu auras envie de rester, finalement. Une femme ne peut pas vivre seule, comme ça, si loin de chez elle. Qu’est-ce qui arriverait si tu tombais malade, par exemple ? Je ne pourrai pas rester très longtemps, de toute façon, il faudra bien que je parte à nouveau en retraite un jour. Veux-tu venir, Tsomo ? Qu’en penses-tu ?”
Tsomo fut bien embarrassée. Elle hésita longtemps, puis décida de rester, même si rien ni personne ne la retenait. Elle resterait pour elle-même. Elle aimait cette indépendance, la liberté que sa nouvelle vie lui avait apportée. Quant à sa solitude, elle finirait par s’y faire, ou bien quelque chose de nouveau se produirait. “J’aime Kalimpong, lui dit-elle, je vais rester. Je ne veux pas rentrer chez nous.” Comment le pourrait-elle, alors qu’elle n’avait rien à montrer à personne ? Elle ne voulait pas y retourner comme une clocharde. Elle ne rentrerait que lorsqu’elle pourrait dire : “Regardez ce que j’ai fait de ma vie, par moi-même, sans l’aide de qui que ce soit.”
Gyalsten Phuentso parut étonné, et blessé. Il pencha la tête de côté, en une attitude qu’il avait toujours lorsqu’il était contrarié, regarda le plancher d’un air triste. Tsomo en eut le cœur serré, mais elle ne pouvait pas rentrer. L’occasion était pourtant parfaite. L’excitation de revoir un moine accompli retournant chez lui après si longtemps aurait en partie chassé la honte de la femme qui s’était sauvée de chez elle et n’avait rien fait de sa vie.
Quelques jours plus tard, son frère partit donc, sans elle. Elle l’accompagna à la station de taxis. Au moment de grimper dans la jeep, tirant son sac à lui, il la regarda d’un air indécis, inquiet : “J’avais vraiment espéré que nous rentrerions ensemble”, dit-il. Mais elle se contenta de secouer résolument la tête, s’efforçant de se persuader qu’elle avait pris la bonne décision.
Pema Bhuti avait proposé à Tsomo de rester dans la maison qu’elle avait louée à Gyalsten Phuentso, insistant pour que celle-ci ne paie les dix roupies par mois de loyer que lorsqu’elle le pourrait. Quoique gênée, Tsomo accepta. Pema Bhuti était généreuse ; elle donnait naturellement, sans effort. Tsomo pensa avec gratitude à toutes les bonnes choses qui lui arrivaient. Elle avait rencontré des gens avec qui elle s’entendait bien, qu’elle pouvait aller voir quand bon lui semblait. Elle ne souffrait plus autant de la solitude. On venait également lui rendre visite. Les Bhoutanaises qu’elle avait rencontrées l’emmenèrent voir les temples de Kalimpong, ainsi que le plus vieux monastère de la ville, auquel elle se sentit aussitôt reliée. Se rapprocher de cette façon de vivre qui lui rappelait son père lui apporta un immense réconfort, et aller au temple offrir de quoi alimenter les lampes à beurre devint un événement dont elle se réjouissait longtemps à l’avance. Les jours de culte, elles étaient tout un groupe d’amies à se rendre aux temples, auquel se joignaient parfois d’autres groupes. Et c’est ainsi que le cercle de ses amies s’agrandit. Debout devant d’immenses autels couverts de lampes vacillantes, elle priait, mains jointes, tandis que l’image de Père s’imposait à son esprit et qu’elle le revoyait dans la chapelle privée de sa maison, qui accomplissait les rituels du matin, offrait de l’eau à l’autel et brûlait de l’encens, psalmodiant des prières de sa belle voix grave. Elle demeurait souvent là, silencieuse, les yeux sur le visage de Bouddha, revoyant tous ceux qu’elle avait laissés derrière elle, se demandant ce qu’elle-même faisait là.
“Nous partons en pèlerinage à Dorjiten dans dix jours environ”, lui annonça un jour, tout excitée, une vieille femme qui s’appelait Aum Kuenlay Pem. Cette femme, qui vivait à Kalimpong depuis plusieurs années, affirmait qu’il n’y avait pas, à Kalimpong, un seul Bhoutanais qu’elle ne connût pas. Et c’était vrai, car elle s’y employait. Elle avait accosté Tsomo au marché et lui avait demandé : “Quand êtes-vous arrivée ? C’est la première fois que je vous vois.”
C’était une des façons dont elle s’y prenait pour connaître tout nouvel arrivant.
Au cours des jours suivants, Tsomo la revit à plusieurs reprises et toutes deux finirent par se chercher systématiquement chaque fois qu’elles arrivaient au marché. Puis elles se rendirent mutuellement visite et devinrent vite des amies inséparables. Le mari d’Aum Kuenlay Pem était tailleur, spécialisé dans les vêtements bhoutanais. Tous les Bhoutanais faisaient appel à ses services. Et personne ne se plaignait jamais de son travail parce qu’il utilisait tout le tissu que lui apportaient ses clients. Il n’en volait jamais un bout, ni ne trichait sur la taille des vêtements qu’il cousait, contrairement à d’autres. Sans compter qu’ils étaient toujours solides et confortables. A Aum Kuenlay Pem incombait la tâche de les repasser quand ils étaient finis.
“Il y a des tas de Bhoutanais à Kalimpong, et ils ont tous besoin d’un tailleur pour fabriquer leurs vêtements, c’est pour ça que mon mari et moi avons décidé de rester. Cela fait dix ans que nous sommes là et nous en sommes très contents. Mais un jour, nous rentrerons au Bhoutan, cela va de soi. Avez-vous l’intention de vous établir ici ?
— Je ne suis pas encore très sûre de ce que je vais faire. Mais pour le moment je suis contente d’être là. Kalimpong est une ville très plaisante. Le climat est agréable, et les gens sont gentils.”
Aum Kuenlay Pem et son mari vivaient dans un cabanon fait de tôle et de bois. “C’est tout ce que nous avons comme maison, même après dix ans, mais un foyer heureux est un foyer respectable. Vous ne croyez pas ?” C’était tout ce que désirait le couple.
Ils vivaient frugalement, mais tout le monde disait qu’ils avaient beaucoup d’argent. Certains demandaient même : “Qu’est-ce qu’ils vont faire avec tout cet argent ? Ne savent-ils pas qu’il ne leur servira à rien quand ils seront morts ?”
Les voisins immédiats d’Aum Kuenlay Pem étaient une famille népalaise dont le cabanon n’était qu’à quelques mètres du leur. La famille avait une chèvre qu’elle gardait dans un appentis entre les deux cabanons. Quand la chèvre essayait de donner un coup de corne à un passant sans méfiance, elle sortait la langue d’un air menaçant. Avec ses bruits grossiers et ses odeurs nauséabondes, on ne pouvait pas l’ignorer. Elle aimait se frotter contre le mur de l’appentis et faisait trembler le cabanon d’Aum Kuenlay Pem chaque fois que ça la prenait. La première fois que Tsomo en fit l’expérience, elle courut dehors, croyant à un tremblement de terre. Aum Kuenlay Pem s’en tordit de rire. Un rire incontrôlable, à en pleurer, à s’en tenir les côtes et être obligée de s’asseoir.
“Oh oh, tu aurais dû voir la tête que tu faisais. Tu avais l’air si drôle avec ton gros ventre, à crier : « Naga, naga 1 » comme une folle. Je ne t’aurais jamais crue capable de courir si vite.
— J’ai une peur panique des tremblements de terre. Déjà, quand j’étais petite, j’étais toujours la première à me sauver de la maison. Notre vieille maison, avec ses deux étages, craquait et tremblait épouvantablement. Ma mère ne nous laissait pas descendre les escaliers parce qu’on racontait qu’un fantôme nous attendait en bas avec un sac en peau de yack pour nous attraper. Si bien qu’il fallait que nous lancions quelque chose en bas de l’escalier pour faire croire au fantôme qu’il avait pris une victime. Vous n’avez pas cette coutume à Ha ?
— C’est la première fois que j’entends parler de cette croyance, dit Aum Kuenlay Pem, l’air très intéressée.
— Mais tu sais, faire ça n’ajoutait qu’à la panique causée par le tremblement de terre. Nous disions tous : « Naga, naga » sans arrêt tout en courant partout en quête de quelque chose à lancer en bas de l’escalier, avant de débouler nous-mêmes. Dire : « Naga, naga » était une façon de demander à l’énorme tortue sur laquelle est posé le monde de s’arrêter de bouger. Les tremblements de terre se produisent quand la tortue bouge pour se gratter ou changer de position.”
Les yeux d’Aum Kuenlay brillèrent : “Si je comprends bien, le monde est assis sur une tortue et ma maison sur une chèvre”, dit-elle, sur quoi toutes deux éclatèrent de rire.
Chaque fois que la chèvre faisait trembler le cabanon, Aum Kuenlay disait : “J’ai hâte que ce soit la fête de Dusshera”, puis elle ajoutait aussitôt : “Om Mani Padme Hung”, comme pour chasser la culpabilité qu’elle ressentait à avoir formulé ce souhait. Car il était prévu que la chèvre serait égorgée pendant la fête. Pauvre Aum Kuenlay Pem ! Comme les voisins rachetaient une chevrette chaque fois qu’ils égorgeaient leur vieille chèvre, elle était sans arrêt obligée de purifier ses coupables pensées. “Bon, assez de chèvres, de tremblements de terre et de tortues, dit Tsomo. Je pourrais te raconter des tas d’autres histoires. Mais à quoi nous serviraient-elles pour nos vies futures ? Aller à Dorjiten, par contre, ça ce serait bien. Comme j’aimerais pouvoir y aller, moi aussi ! Combien serez-vous ? demanda Tsomo avec tristesse, sachant qu’elle ne pourrait jamais se joindre à eux.
— Nous sommes cinq. Quatre femmes et un homme appelé Yeshila. Il est allé à Bodh Gaya une fois et parle quelques mots de hindi, si bien que nous lui avons demandé d’être notre interprète et notre guide. Nous disposons d’environ six cents roupies chacune. Yeshila pense que ça devrait suffire pour tout le voyage.
— En quoi le fait qu’il soit allé à Bodh Gaya peut-il vous aider, puisque c’est à Dorjiten que vous voulez aller ?”
Aum Kuenlay la considéra un moment d’un air perplexe, puis elle se mit à rire en lui tapant gentiment le bras : “Tu es sérieuse, ou bien tu plaisantes ? Ne me dis pas que tu ne sais pas que Dorjiten et Bodh Gaya sont un seul et même endroit ! Les Tibétains et les Bhoutanais disent Dorjiten pour Bodh Gaya. Encore une bonne raison pour faire tout ton possible pour venir avec nous. Quelle ignorante tu fais !”
La pensée des dernières roupies qui lui restaient lui traversa l’esprit comme un éclair et elle se dit que ce n’était même pas la peine d’y songer. Où et comment pourrait-elle trouver autant d’argent ?
“Si ce n’est qu’une question d’argent, ne t’inquiète pas, ajouta Aum Kuenlay Pem, comme si elle avait lu dans les pensées de Tsomo. Tous les dimanches, un étranger vient au marché à la recherche de vieilles étoffes bhoutanaises. Tu as sûrement quelque chose à lui vendre. Il marchande beaucoup, mais il achète quasiment tous les vieux tissus qu’il peut trouver.
— Des vieux tissus ? Mais à quoi ça lui sert ? Qu’est-ce que tu crois qu’il en fait ?
— Je n’en sais trop rien. J’ai entendu dire que les étrangers aiment les vieux objets, qu’ils décorent leurs maisons avec. Qui sait ? Peut-être qu’il les revend très cher dans son pays. Ces riches sont tellement roublards.”
Tsomo pensa aux vieilles kiras qu’elle avait emportées avec elle. Une kushuthara2, notamment, un brocart magnifique qui avait été tissé et porté par sa grand-mère. Cette kira avait plus de soixante ans mais elle n’avait été portée qu’une fois par an au cours de trois générations. Mère étant la plus âgée, elle avait hérité de tous les vêtements de sa mère, que Tsomo avait reçus à son tour de la sienne. Bien que très fâchée contre sa sœur, elle lui avait laissé les plus beaux quand elle avait quitté la maison. Devrait-elle vendre la kushuthara ou bien les deux vieilles kiras ? Où et en quelle occasion porterait-elle une kushuthara aussi raffinée ? Elle décida de la vendre. “Aum Kuenlay Pem, veux-tu m’aider à trouver l’étranger qui achète des vieux tissus ? demanda-t-elle soudain, tout excitée à cette idée. Je voudrais vous accompagner à Dorjiten.”
Le dimanche suivant, Tsomo emporta avec elle ses robes enveloppées dans une vieille couverture tissée avec des motifs. Aum Kuenlay Pem la guida dans le marché aux rues étroites bordées d’échoppes de toutes sortes. Les marchands d’habits étaient rassemblés à un bout du marché, au-delà des étals de fruits et légumes, et de volailles caquetantes ficelées dans des paniers. Tsomo remarqua aussitôt les Bhoutanais avec leurs articles étalés devant eux. Des piles de tissus en soie brute, notamment, provenant du Bhoutan oriental. “Regarde-moi ces belles kiras, dit Tsomo. Je me demande si les miennes vont l’intéresser ; elles sont si vieilles.
— Je t’ai dit que ce sont justement les vieilles qu’il aime”, lui chuchota Aum Kuenlay Pem, tout en prenant place au milieu des marchands.
Assise à l’ombre, près d’un mur, Tsomo n’osait pas ouvrir son baluchon et le gardait tout contre elle. Aum Kuenlay Pem commença d’aller vers les gens et de leur parler. Elle apprit ainsi que l’étranger n’était pas encore venu ce matin-là. Il semblait très attendu. Au bout d’un long moment, Tsomo, crispée au début, apparut presque soulagée qu’il ne paraisse pas.
“Je crois que ton étranger ne viendra pas aujourd’hui. Rentrons.
— Ne sois pas aussi impatiente. Tiens, regarde, il arrive.”
De loin, Tsomo vit un homme grand aux cheveux blonds, bouclés, se frayer un chemin dans la foule. Il dominait tout le monde d’une tête, ses cheveux brillaient comme de l’or. Ainsi, voilà à quoi ressemblait un homme venu de l’autre bout de la terre ! Il se dirigea tout droit vers le coin des marchands de tissus. Il était jeune, mais assez corpulent, affligé d’un ventre “presque aussi gros que le mien”, nota Tsomo, en souriant intérieurement. Il avait un nez énorme et des yeux de lynx. La couleur de ses yeux ? Non ! Elle n’en revenait pas. Ils étaient bleus, aussi bleus que des yeux de veau ! Ces yeux-là semblaient chercher quelque chose ; ils scrutaient les lieux en quête d’un article susceptible de l’intéresser. Un jeune Népalais l’accompagnait, probablement un interprète. L’étranger passa devant les piles de tissus neufs sans s’arrêter, saluant tout le monde d’un aimable et sonore namaste. Puis il s’attarda ici ou là pour jeter un coup d’œil à quelque chose ou dire un mot à quelqu’un, les paumes jointes en un namaste permanent. Arrivé devant les marchands bhoutanais, il cria encore : “Namaste, namaste !” avec chaleur, cette fois, comme s’il retrouvait de vieux amis. Il remarqua instantanément la présence de Tsomo, qu’il n’avait jamais vue auparavant. Il s’avança vers elle et montra son baluchon du doigt. Il voulait voir ce qu’elle avait. “Arrête de le regarder comme ça et montre-lui ce que tu as”, lui dit Aum Kuenlay Pem en riant.
Tsomo avait lavé les deux kiras avec soin, mais les couleurs étaient passées et elles avaient toujours l’air aussi vieilles. L’étranger parut néanmoins intéressé. Elle étala ses kiras en soie brute, puis attendit qu’il lui demande combien elle en voulait. Tsomo n’en voulait que la somme dont elle avait besoin pour aller à Dorjiten et elle était déterminée à l’obtenir. Mais il se contentait d’examiner chaque pièce en détail, comme s’il cherchait des poux dans la tête de quelqu’un. Il les déploya devant lui et les contempla. Puis il demanda au Népalais de se lever et de tenir l’une des kiras contre lui, après quoi il recula de quelques pas, penchant la tête d’un côté, puis de l’autre, comme un chat regardant une souris morte dans l’espoir de la voir revenir à la vie. Entretemps un groupe de badauds avait fait cercle autour des marchands bhoutanais, et Tsomo commençait à se sentir mal à l’aise. Parlant fort, avec de grands gestes, l’étranger entreprit d’inspecter les kiras, “pour voir s’il y avait des trous ou des taches”, expliqua l’interprète. Il n’y avait pas de trous, mais c’était humiliant, un peu comme s’il l’examinait, elle, et Tsomo eut honte, tout à coup, se sentant avilie de vendre ainsi son héritage. Il y avait deux petites taches sur l’une des kiras, que Tsomo n’avait pas remarquées avant, et il demanda ce que c’était. Elle répondit qu’elle ne savait pas, mais ce pouvait tout aussi bien être de vieilles taches de sang, de menstrues. Après tout, trois générations de femmes l’avaient portée, mais elle ne le dit pas. Il y a quelque chose de très intime dans un vêtement personnel, et il ne devrait pas être examiné comme ça, encore moins être l’objet de questions de ce genre. Tsomo eut soudain tellement honte qu’elle ne put continuer de répondre aux questions de cet étranger. “Je ne veux pas les vendre”, chuchota-t-elle à l’adresse d’Aum Kuenlay Pem, qui fit semblant de ne rien entendre. Finalement, l’étranger formula la question qu’elle attendait depuis un bon moment : “Combien pour chacune ?”
Tsomo n’osa pas s’adresser directement à l’étranger. “Quatre cents roupies pour la kushuthara, deux cents pour l’autre”, dit-elle en se tournant vers Aum Kuenlay Pem. Son cœur battait à tout rompre à l’idée qu’elle pourrait peut-être aller à Dorjiten.
L’étranger poussa un grand cri, comme s’il voulait retenir un cheval, et feignit d’être exagérément choqué. Puis il fit un pas en arrière et prit un air songeur. Ensuite il se tourna vers son interprète et dit quelque chose, très vite. “C’est trop. Il vous en donne cent pour chacune.”
Tsomo voulait à tout prix avoir ses six cents roupies. “Je ne les vendrai pas pour moins que la somme que j’en ai demandée”, lança-t-elle avec un aplomb inattendu, né de sa forte détermination à partir en pèlerinage.
Les deux hommes se rapprochèrent et parlèrent entre eux. Après quoi l’interprète s’avança vers elle et lui chuchota : “Il vous en donne cent roupies pour chacune si vous voulez des espèces, ou alors trois cents roupies en or si vous acceptez de les vendre contre de l’or.
— De l’or !” Tsomo n’avait jamais acheté ni vendu de l’or de sa vie. Elle avait eu des boucles d’oreilles et des fibules en plaqué or, mais n’avait jamais possédé d’or véritable. C’était donc ainsi que les gens achetaient de l’or. Elle s’entendait déjà dire à ses amis : “Savez-vous que l’homme aux cheveux d’or achète et vend de l’or ?”
Elle fut incapable de répondre sur l’instant. Il lui fallait le temps de réfléchir. La tentation de posséder de l’or était forte, mais le bon sens l’emporta. Elle se rendit compte qu’elle ne connaissait rien à l’or. Comment pourrait-elle savoir combien d’or elle obtiendrait pour six cents roupies ? Pourquoi Aum Kuenlay Pem ne l’avait-elle pas prévenue ?
“Je ne sais pas combien d’or font six cents roupies.
— Ne vous inquiétez pas. Le sahib le sait, lui”, la rassura l’interprète. Mais elle décida que non, qu’elle avait besoin d’argent pour aller à Dorjiten et qu’elle ne saurait que faire de l’or.
“Je veux six cents roupies en espèces, sinon je ne vends pas”, dit résolument Tsomo.
Nouveau conciliabule entre les deux hommes. “Deux cents pour celui-ci, et deux cents pour celui-là avec le tissu qui vous a servi à les emballer.” Le vieux tissu en question n’avait pas échappé aux yeux de lynx, mais elle en avait besoin. Elle ne voulait pas le vendre.
“Demande cent roupies de plus pour le tissu, lui souffla en hâte Aum Kuenlay Pem. Tu n’en auras plus besoin.”
Elle était déjà en train de le prendre des mains de Tsomo.
Pour finir, Tsomo vendit le tout pour cinq cents roupies. Elle plia les billets pour les mettre dans sa poche d’une main tremblante. Jamais elle n’avait tenu autant d’argent à la fois entre les mains. Elle était heureuse de l’avoir, cet argent, mais triste, aussi, comme si elle avait perdu une partie d’elle-même. L’étranger lui dit qu’il serait prêt à lui acheter tout ce qu’elle pourrait avoir à vendre. Il regardait déjà ses fibules, touchait la kira qu’elle portait. C’était une simple kira en coton avec deux motifs différents. La foule autour d’eux riait et plaisantait. “Encore un peu et il va t’acheter toi aussi !” la taquina quelqu’un.
Tsomo eut un mouvement de recul. L’étranger fit un geste d’impuissance outrancier en haussant les épaules comme des montagnes, ce qui fit rire tous ceux qui observaient la scène. Alors l’étranger aussi se mit à rire, agitant son gros ventre.
“Ecoute. Je ne vois pas pourquoi tu fais tant de chichi”, dit Aum Kuenlay Pem à Tsomo en montrant du doigt une Bhoutanaise qui enlevait son tablier en gloussant et le tendait à l’étranger.
“Je me sens honteuse, humiliée. Je dois être la première de la famille à vendre mon héritage familial.
— Ce n’est pas comme si tu vendais des objets sacrés, ou de précieuses reliques. Il n’y a aucun mal à vendre de vieilles kiras. Regarde ces hommes. Ils vendent des thangka3 qu’ils ont probablement volés à un monastère. Et ça n’a pas l’air de leur poser de problème.”
Trois jeunes hommes se tenaient dans le coin le plus reculé du marché, de longs et étroits rouleaux sous le bras. Ils s’efforçaient de se fondre dans la foule mais paraissaient mal à l’aise, dardant leurs regards de tous côtés, comme des fuyards. Les yeux de Tsomo se posèrent sur l’un d’entre eux, qui portait un plaid en laine typique de Bumthang, s’attardant peut-être un peu trop longuement sur lui, car il ressemblait à quelqu’un qu’elle connaissait. Quand il vit qu’elle le regardait, il détourna les yeux, se mêla à la foule et disparut.
“Ils ont sorti les thangkas du Bhoutan en les dissimulant dans la doublure de leur go, continua Aum Kuenlay Pem, sur le ton de la confidence, alors qu’elles s’éloignaient. Les peintures ont été écrasées et pliées. Non seulement ils ont abîmé des trésors mais ils ont profané des objets sacrés. Et en plus, l’un d’eux a eu le culot d’apporter le go à mon mari pour qu’il en recouse la doublure.
— Et qu’avez-vous fait ? Il l’a recousue ?
— Mon mari a accepté. L’idiot. Tu penses bien que je l’en ai empêché. Je lui ai dit de rendre le tissu au voleur.”
“Le voyage sera pénible. Dans votre état, ça risque d’être difficile, dit Yeshila, le guide interprète du groupe, quand Tsomo lui fut présentée. Avec ces bus et ces trains bondés en permanence, il faut pouvoir se faufiler, monter et descendre rapidement.”
Ce petit homme plein d’entrain avait le geste vif et une vitesse d’élocution impressionnante. Son petit visage rougeaud souriait et faisait les gros yeux en même temps. Ses longs cheveux en désordre poussaient en touffes sur sa tête, et il s’enlevait constamment des poils inexistants sur les joues avec une pince à épiler qu’il laissait toujours à portée de main. Malgré ses doutes concernant Tsomo, les femmes l’accueillirent d’emblée dans leur groupe et ne furent pas longues à lui communiquer leur enthousiasme.
“Nous sommes toutes novices, nous devons être solidaires. Laissons-la venir. Au moins, elle connaît quelques mots de népalais”, dit Namgay Wangmo, un femme forte en gueule et enjouée qui venait de Tashi Yangtse. Elle était petite, replète, et donnait l’impression d’être toute ronde. Ses petits yeux sur sa face lunaire pétillaient d’une joie constante.
“Plus nous serons nombreuses, plus nous aurons de chances de nous retrouver les unes les autres si nous nous perdons. Laissez-la venir”, plaisanta Deki, une vieille nonne de Bumthang, qui faisait toujours tourner son chapelet dans ses mains.
Tsomo fut donc acceptée au sein de ce groupe. Elle alla aussitôt rendre visite à Pema Bhuti pour lui payer son loyer. Elle lui annonça qu’elle partait pour un long pèlerinage et qu’elle avait vendu ses kiras pour se payer le voyage. Pema Bhuti accepta l’argent et fit du thé à Tsomo. Tout en buvant leur thé, elles parlèrent de Dechen Choki et de Tenzing. Tsomo apprit qu’un petit garçon leur était né quelques mois auparavant. Pema Bhuti était aux anges. “Regarde-moi. Soixante ans, et j’ai enfin un petit-fils. Il était temps ! Les jeunes d’aujourd’hui sont impossibles. D’abord ils ne savent pas quand ils vont se marier et ensuite ils ne se donnent même pas la peine de venir présenter le premier petit-fils à sa grand-mère. Ils m’ont dit qu’ils viendraient la semaine prochaine. Je compte les jours.”
Son visage s’assombrit un instant, et elle ajouta que Dechen Choki n’allait pas très bien.
L’oncle de Tenzing à Gangtok était mort subitement. Comme il n’avait pas d’enfants à qui laisser sa maison et ses biens, Tenzing et Dechen Choki avaient hérité de tout. Aussi avaient-ils décidé de vivre à Gangtok. Ils ne reviendraient pas à Kalimpong, sauf pour de courts séjours.
Tsomo demanda à Pema Bhuti de garder sa natte et quelques ustensiles au cas où elle ne reviendrait pas. Puis elle se leva pour partir. Pema Bhuti lui tendit un sac plein de provisions. Tsomo entreprit de transférer le thé, le piment et un peu de farine dans son propre sac, mais Pema Bhuti insista : “Prends le sac avec toi. Tu en auras l’usage. Dechen Choki me donne un sac chaque fois que je vais la voir.” Puis elle tendit à Tsomo une enveloppe et dit : “Je ne suis jamais allée à Dorjiten. Emploie un peu de cet argent à faire des offrandes de beurre pour les lampes et prie pour moi, pour que je puisse aller à Dorjiten au moins une fois dans ma vie, moi aussi. Utilise le reste de l’argent pour toi. Evidemment que tu reviendras à Kalimpong ! Où irais-tu, sinon ? Je te garantis qu’on te reverra ici.”
Tsomo lui dit au revoir et s’en alla. Elle venait de payer trente roupies de loyer, mais Pema Bhuti lui avait donné cent roupies ! Comment Pema Bhuti avait-elle deviné que c’était très exactement le montant de la somme qui lui manquait pour avoir les six cents roupies nécessaires au pèlerinage ?
Tsomo ne voulait pas causer de soucis à ces si bons pèlerins qui l’avaient accueillie parmi eux comme une vieille amie. “Je vous suis très reconnaissante de m’avoir permis de me joindre à vous, leur dit-elle. Mais je suis malade, et je ne veux pas être un poids pour vous, aussi bien vivante que morte. Si je mourais en route, enterrez-moi sur place. Et si je mourais près d’une rivière, jetez mon corps dans la rivière. Il y a une bonne kira dans mon sac, offrez-la à un grand lama et demandez-lui de pratiquer le phowa pour moi. Prenez tout l’argent qui me restera et offrez-le à autant de lamas que possible pour qu’ils prient pour moi.” Prenant conscience, soudain, qu’elle venait d’exprimer ses dernières volontés, elle se mit à bafouiller puis à pleurer. Un silence lourd accueillit ses paroles. Ses compagnes se contentèrent d’échanger un regard gêné, ne trouvant rien à répondre.
Le voyage commença à la gare de Siliguri. Ce fut comme dans un cauchemar où rien de ce qui arrive n’a de sens, avec des gens qui couraient partout sans but, dans le plus grand désordre. Yeshila les avait averties en leur parlant de la bousculade, des coolies qui se précipiteraient vers elles pour leur prendre leurs bagages des mains dans l’espoir de gagner quelques sous en les portant pour elles. Il leur avait demandé de ne pas lâcher leurs bagages et de bien rester ensemble. Mais c’était au-delà de ce qu’elles avaient imaginé. Une foule bruyante et criarde, qui paraissait arriver par vagues successives, les entourait, les poussant dans toutes les directions. Les femmes elles-mêmes ajoutèrent au bruit et à la confusion ambiante en s’interpellant à grands cris chaque fois qu’elles pensaient avoir perdu l’une d’entre elles. Yeshila les conduisit au train. “Montez et trouvez-vous une place, mais laissez-moi vos bagages, leur dit-il. Je vous les passerai par la fenêtre.”
Aum Kuenlay Pem monta aussitôt dans le train. Elle resta à la portière, aidant ses compagnes à grimper l’une après l’autre au milieu d’une cohue indescriptible. Tsomo venait de poser le pied sur le marchepied du train quand une grosse bousculade la projeta à l’intérieur et la fit tomber par-dessus des gens dont le premier réflexe fut de l’invectiver. Mais on cessa dès qu’on la vit se relever. Sans doute crut-on avoir affaire à une femme enceinte ! Les gens se pressaient aux fenêtres pour faire passer leurs bagages, quand ce n’était pas des gamins qui hurlaient. Le compartiment était plein, si plein que chacun pouvait sentir l’haleine de son voisin sur son cou. Il n’y avait plus un seul siège de libre. Juste au moment où Tsomo s’asseyait sur son fourretout posé par terre, le train s’ébranla.
L’espace de quelques terrifiantes secondes, on crut avoir perdu Yeshila, visible nulle part. Namgay Wangmo l’appela : “Acho Yeshila, Acho Yeshila !” Le visage de Pensom s’allongea, elle fit un petit bruit de gorge et se mit à pleurer. Elles allaient se perdre au milieu de cette marée humaine, elles n’arriveraient jamais à trouver Bodh Gaya. Tsomo les imagina soudain voyageant à n’en plus finir dans un train qui ne s’arrêterait jamais. Un voyage sans fin qui ne mènerait nulle part. Personne ne dit mot, mais l’inquiétude se lisait sur tous les visages. Puis elles finirent par entendre la voix de Yeshila, quelque part dans la foule, et même si aucune d’entre elles ne pouvait encore le voir, des soupirs de soulagement se firent entendre. La bousculade cessa peu à peu et Yeshila émergea de la foule, enjambant les bagages et les gens. Il transpirait abondamment, avait l’air défait. Il raconta qu’il avait dû s’accrocher à la portière, un pied sur le marchepied. Puis qu’il avait poussé, poussé, jusqu’à avoir assez d’espace pour poser les deux pieds dans le train.
“Mes pauvres, vous avez bien failli perdre votre guide dès le premier jour”, dit-il avec un petit rire nerveux, tirant la langue et hochant la tête.
Dans le wagon, les autres passagers observaient non sans quelque méfiance ces pèlerins bhoutanais assis recroquevillés sur leurs bagages. Namgay Wangmo, qui avait pour habitude de chiquer du paan4, demanda à Yeshila de lui ouvrir une noix d’arec. Après cette éprouvante expérience, elle se sentait nauséeuse, la tête lui tournait, elle avait grand besoin d’une chique. Quand Yeshila sortit son couteau de sa ceinture, les gens eurent un geste de recul, l’air choqués, inquiets.
Chaque fois que le train passait par une gare et s’arrêtait, des vendeurs venaient tambouriner aux vitres. C’était à qui criait le plus fort pour vendre sa marchandise. Tsomo aurait aimé un peu de thé, mais il y avait tant de monde devant la fenêtre qu’il était impossible de l’atteindre. Bientôt, les gens commencèrent à sortir des gamelles ou des paquets enveloppés de papier journal et se mirent à manger. Les pèlerins firent de même, sortant de leurs paniers le riz, la viande et les légumes qu’ils avaient emportés. Les passagers, qui les avaient observés avec méfiance jusque-là, se resserrèrent prudemment les uns contre les autres en voyant le contenu de leurs paniers, s’éloignant d’eux, libérant du même coup un espace appréciable pour les Bhoutanais. Yeshila pensa tout d’abord que cette réaction avait été provoquée par l’apparition d’un gros piment rouge, mais on sut plus tard que c’était à cause de la viande. Les gens avaient cru que ces étranges pèlerins allaient manger du bœuf devant eux. Mais Yeshila les ayant prévenues qu’on ne mangeait pas de bœuf en Inde, les femmes avaient préparé du porc. Yeshila sortit son couteau une fois de plus et entreprit de couper la viande. Il y eut une certaine agitation et même des protestations provenant des autres passagers, mais aucun des Bhoutanais n’en comprit la raison. Ils ne faisaient rien d’exceptionnel, c’était généralement comme ça qu’on coupait la viande. A l’arrêt suivant, plus de la moitié des passagers se précipitèrent sur leurs bagages et sortirent du train, non sans avoir lancé des regards courroucés dans leur direction. Le compartiment se retrouva presque vide et les Bhoutanais purent enfin avoir de la place pour s’asseoir et même étirer leurs jambes fatiguées. Le bruit courut sans doute qu’il y avait de drôles de gens dans ce compartiment, parce que le train s’arrêta encore de nombreuses fois et que la plupart des gens se ruèrent vers d’autres compartiments. Il ne monta qu’une ou deux personnes dans le leur, si bien qu’ils purent dormir confortablement, l’un d’eux veillant chacun à son tour, et qu’ils arrivèrent tous bien reposés à Bodh Gaya.