Tsomo et ses compagnes se trouvaient enfin sur ces terres sacrées entre toutes où le Bouddha avait atteint l’illumination. Aller à Dorjiten avait été plus qu’un vœu, pour Tsomo, presque un devoir, un principe qu’on lui avait inculqué dès l’enfance et qui l’avait toujours accompagnée. Ce vœu était resté enfoui quelque part en elle jusqu’à ce jour où, enfin, elle le réalisait, non parce qu’elle l’avait planifié, mais par le plus grand des hasards, un heureux hasard. Mais peut-être était-ce son karma.
Debout au bas des marches du temple de Mahabodhi, Tsomo leva la tête. Le stûpa1 semblait s’élever jusqu’au ciel. Elle eut l’impression d’être elle-même tirée vers les nuages. Des gens priaient, se prosternaient, déambulaient autour. Des moines et des nonnes méditaient, assis. L’Arbre de l’Illumination se dressait, séculaire, flamboyant de drapeaux de prières de toutes les couleurs. Cet arbre était un vivant symbole qui reliait les bouddhistes du monde entier au Bouddha. Il inspirait une grande ferveur. Sentiment encore accru par les centaines de lampes qui vacillaient tout autour et le parfum d’encens qui flottait dans l’air. Tsomo se mêla à la foule des pèlerins qui se déversait sur les lieux, autour du chorten et de l’arbre. Tsomo se sentit comme portée par la présence du Bouddha. Ce pèlerinage lui avait paru si improbable qu’elle n’avait jamais imaginé d’être en mesure de le réaliser un jour. Et pourtant elle était là, à regarder l’arbre sacré et ses feuilles doucement agitées par la brise, qui lui firent penser à celle qu’ils avaient chez eux. C’était une feuille de l’Arbre de l’Illumination qu’ils gardaient telle une relique, sur leur petit autel recouvert de soie. Quelqu’un l’avait offerte à son père, lequel avait déclaré qu’elle était une représentation du Bouddha et la traitait comme telle. Et maintenant, voilà que Tsomo elle-même se tenait sous l’arbre ! A pouvoir en toucher les feuilles si elle l’avait voulu.
Le groupe des Bhoutanaises était doublement chanceux, car non seulement elles avaient réussi à arriver sur ces lieux sacrés, mais un lama était là, un grand maître qui donnait des enseignements et des initiations. Elles ne cessaient de s’en féliciter. “Quelle chance nous avons ! Nous ne pouvions pas tomber mieux”, déclara Aum Namgay Wangmo.
Au milieu de cette foule agitée, qui se poussait du coude, Tsomo eut tout de même un sentiment de malaise. Autour du lama, des gens arrogants, pénétrés de leur importance, cherchaient à se l’approprier au détriment des autres fidèles ; ils ressemblaient à des chiens montant la garde autour d’un morceau de viande. Non, il ne fallait pas nourrir des pensées négatives, surtout dans ce lieu bénit, se dit-elle. L’assistance était si nombreuse qu’elle pouvait à peine voir le lama de là où elle était assise. Seuls les policiers avec leurs matraques étaient partout visibles. La voix du lama lui parvenait, toutefois, et elle s’en contenta. Mais les effets d’un long voyage ainsi que la suffocante chaleur de ces plaines eurent bientôt raison d’elle et de son enthousiasme, faisant du même coup fondre sa gratitude des premiers instants. Elle éprouva une grande fatigue, eut la sensation de perdre ses forces et aussi ses repères. Tsomo allait souvent dormir pendant les prières. Ce n’est que quelques jours après avoir assisté aux cérémonies rituelles qu’elle découvrit qui était le lama et quelles initiations il donnait. Et quand elle priait, c’était sans ferveur, sans entrain, le cœur vide. Elle s’efforçait d’avoir des pensées positives, mais l’angoisse et un sentiment de solitude immense les chassaient aussitôt. Son ventre gonflé et l’inconfort qui en résultait se rappelaient constamment à elle. Elle essayait malgré tout de se convaincre qu’elle avait de la chance, car les bénédictions profitent à tous les êtres doués de sensations. Sauf qu’elle ne ressentait rien. Elle restait assise des heures durant, dolente et accablée, parmi les fidèles enthousiastes qui vivaient de grands moments et se laissaient aller à l’euphorie ambiante.
Quand les cérémonies d’initiation arrivèrent à leur terme et que le nombre des fidèles diminua, elle éprouva un certain soulagement. Elle alla avec ses compagnes visiter tous les sites de pèlerinage importants, fit ses offrandes de beurre de yack et pria. Sur tous les sanctuaires de la région, Yeshila en connaissait un rayon. Et il n’était pas avare d’explications. Il se mouillait les lèvres à plusieurs reprises avec sa grosse langue rose, se raclait la gorge chaque fois qu’il avait une information importante à communiquer. Quand le groupe s’arrêtait dans une pagode ou un sanctuaire, Yeshila et Ani Deki psalmodiaient de longues prières pendant que les autres se prosternaient et allumaient des lampes à beurre. Il n’était pas rare que Tsomo se joignît aux prières, cependant, car elle se rappelait encore celles qu’elle entendait lorsque, en catimini, elle profitait des leçons que Père donnait à ses élèves. Ses compagnes étaient très impressionnées par ses connaissances.
“Comment se fait-il que tu connaisses toutes ces prières ? lui demandèrent-elles.
— Je les ai apprises par cœur, en répétant après des gens qui savaient lire.
— Mais tu dois savoir lire et écrire, insista Yeshila.
— Non, je ne sais même pas faire la différence entre ka et kha.
— Vous voyez bien qu’elle sait lire, puisqu’elle connaît ka et kha”, dit Aum Namgay Wangmo. Tous avaient vu qu’une grande tristesse s’était abattue sur Tsomo peu après leur arrivée à Bodh Gaya et ils s’efforçaient de l’en sortir en plaisantant avec elle, en la taquinant.
Au bout d’une semaine passée à Bodh Gaya, il fut décidé que tant qu’à faire d’être venu jusque-là, le groupe pourrait pousser un peu plus loin jusqu’au Népal. La plupart d’entre elles n’avaient presque rien dépensé hormis ce qu’il fallait pour acheter du beurre de yack, de l’encens et quelques offrandes. Pendant toute la durée des initiations, de la nourriture était distribuée gratuitement chaque jour par de riches bienfaiteurs, si bien que, parmi elles, personne n’avait eu besoin d’acheter de victuailles. Elles s’étaient contentées de ce qu’on leur avait donné et n’avaient commencé à puiser dans leurs provisions qu’après les initiations. Elles n’avaient pas non plus dépensé quoi que ce soit pour se loger, car il avait fait suffisamment bon pour que tout le monde puisse dormir à la belle étoile.
Le problème était que Yeshila n’était jamais allé au Népal, et qu’il appréhendait tout naturellement de les y emmener. “Femmes insatiables que vous êtes. Ce que vous venez de vivre ne vous suffit donc pas ? Vous pourriez aller au Népal une autre fois”, les réprimanda-t-il.
Mais toutes déclarèrent vouloir aller à Katmandou et l’implorèrent. Il en fut touché, mais refusa de s’engager.
“L’année prochaine, si vous me voulez, je viendrai.
— Non, ce serait une perte de temps et d’énergie. Si je rentre, je risque de ne jamais pouvoir repartir, dit Namgay Wangmo, avec de la tristesse dans la voix. Pourquoi ne pas repartir d’ici ?”
Convaincue, Tsomo fit chorus. Elle était soudain très excitée à l’idée d’aller au Népal, lieu de pèlerinage sacré entre tous, puisque c’était là que le Bouddha était né. “Je t’en prie, emmène-nous au Népal. Pas longtemps ! Juste visiter les sites les plus importants.”
Yeshila commençait à fléchir. “J’ai dit à ma famille que j’allais seulement à Dorjiten, vous savez, ils m’attendent. Mais bon, je vais voir.”
La chance leur fut de nouveau favorable. Elles firent la connaissance d’un groupe de Bhoutanais qui se rendaient au Népal et acceptèrent de faire route avec elles. Ils formaient désormais un grand groupe de pèlerins bhoutanais et, quoique aucun d’eux ne fût allé au Népal, le fait d’être en plus grand nombre les rendit plus confiants et plus aventureux.
Il ne leur fallut que quelques jours pour atteindre Katmandou. Arrivés là-bas, ils s’enquirent aussitôt de l’endroit où se trouvait le chorten Boudhanath, ou Grand Stûpa, point de départ de tout pèlerin bhoutanais au Népal. Devant ce chorten, Tsomo éprouva d’emblée quelque chose de très fort. Comme si les yeux de la statue pouvaient voir au plus profond d’elle-même. Tout en étant irrésistiblement attirée par ces yeux, elle avait le sentiment de ne rien pouvoir leur cacher, ce qui eut pour effet de la rendre plus humble, mais aussi de l’effrayer un peu.
Elle en parla à Ani Deki, qui se lança aussitôt dans un de ses grands sermons : “Ya, Tsomo, c’est parce que tu as un mauvais karma. Tu es attirée par le chorten comme l’insecte qui tourne autour de la flamme, se brûle et meurt. Quand tu auras acquis davantage de mérites, tu n’éprouveras que de la joie, au contraire, en présence de ce grand chorten. Moi, je n’éprouve que de la joie. C’est parce que tu es pleine de sentiments contradictoires, comprends-tu ?
— Ani Deki, j’ai déjà entendu parler de cette histoire d’insecte et de flamme. Mais je croyais que ces insectes étaient des gardiens du temple qui avaient gardé pour eux les offrandes de beurre des fidèles au lieu de les consacrer au temple.
— Je sais. Mais je te parle d’une signification au second degré. Qui sait, cela dit, tu es peut-être la réincarnation d’un de ces gardiens de temple ?”
Tsomo plissa les yeux et regarda la nonne. Etait-ce une plaisanterie, ou bien était-elle sérieuse ?
“Tout est possible, renchérit Ani Deki. Tu sais, Tsomo, tout est possible.”
Tsomo aurait voulu lui demander : “Si tu n’éprouves que de la joie, pourquoi fronces-tu les sourcils en permanence ?” Mais Ani Deki était une vieille nonne et Tsomo lui devait le respect, aussi prit-elle le parti de se taire.
Ils trouvèrent, près du stûpa, une famille tibétaine qui louait des chambres aux pèlerins. Les six se partagèrent une chambre. Le poêle était bruyant, mais il fonctionnait bien. La véranda attenante à leur chambre leur fit office de cuisine. Chaque jour ils se levaient très tôt et, après avoir pris un petit-déjeuner comportant du thé et un pain blanc rond appelé bun roti, tous s’en allaient déambuler autour du stûpa. Dans le silence et la brume du petit matin, avant que les lieux ne soient pris d’assaut par la foule et les automobiles, les psalmodies et la marche circulaire autour du stûpa eurent un effet magique sur Tsomo qui se sentit le cœur plus léger. Cela signifiait-il qu’elle était libérée de son mauvais karma, ou bien qu’elle était attirée par le chorten comme l’insecte par la flamme ? Elle n’aurait jamais dû se confier à la nonne. Cela n’avait fait qu’ajouter à sa confusion. Mais elle déambulait des heures. Ses compagnes avaient souvent envie d’aller en ville : “Allez viens, on va voir les boutiques et acheter quelque chose à rapporter chez nous.
— Je préfère rester ici à vous attendre. Je me sens mieux ici.” Elle craignait de piétiner sur place des heures durant, d’autant que la station debout lui était pénible et qu’elle avait toujours une peur panique de la circulation. Il leur arrivait de s’attarder, si longtemps parfois que Yeshila lui-même s’impatientait. “Si vous ne vous dépêchez pas, je vous laisse toutes seules”, les menaçait-il.
Tsomo, qui se fatiguait vite, préférait donc rester au chorten. Elle se reposait à l’ombre de l’énorme statue quand elle en ressentait le besoin, après quoi, détendue, tranquillisée, elle reprenait sa marche. Parfois des maîtres lamas venaient au stûpa et, même si elle ne connaissait pas leur nom ou celui de l’école à laquelle ils appartenaient, elle se réjouissait de pouvoir profiter de leurs bénédictions. Après le départ d’un lama, les spéculations allaient bon train : “Etait-ce un lama Sakapa ou un Nyingmapa Trulku ?” Mais pour Tsomo cela ne faisait aucune différence. Quand elle se prosternait pour recevoir leur bénédiction, certains apposaient les mains sur son crâne. D’autres la tenaient par les épaules et approchaient leur front du sien. C’était un geste de compassion et d’humilité de leur part, vu qu’elle n’était qu’un simple pèlerin, avec un corps si déformé qu’on devait certainement la trouver repoussante, tout au moins était-ce ce qu’elle pensait. Ces gestes de bienveillance lui faisaient venir les larmes aux yeux. Parfois de riches pèlerins distribuaient des aumônes à tous ceux qui déambulaient autour du stûpa. Elle hésita, au début, à prendre l’argent qui lui était offert, pensant qu’il ne devait être destiné qu’aux mendiants, ce qu’elle n’était pas. Mais elle finit par accepter ces dons, se disant que si des gens cherchaient à acquérir des mérites en faisant l’aumône, il fallait bien que quelqu’un l’acceptât. La propension de Tsomo à trouver une justification à tout ce qu’elle faisait l’aidait parfois à prendre les choses comme elles venaient.
Accepter l’aumône l’incita à une réflexion plus approfondie qui lui fit prendre conscience que charité et partage étaient deux choses bien différentes. C’était généralement les pauvres qui partageaient ce qu’ils avaient, tandis que les riches faisaient la charité. Les pauvres partageaient sans motivation aucune, pas même pour acquérir des mérites. Ils partageaient, poussés par une compassion qui leur venait de leur propre expérience. Ils savaient ce que signifiait avoir faim ou manquer de chance. Le pauvre vieil homme qui donnait la moitié de son chapati2 à un mendiant, la jeune femme qui se privait de son vieux châle pour couvrir un jeune inconnu dormant sur un morceau de carton posé à même les dalles de pierre froides autour du chorten : leur compassion était vraie, inconditionnelle. Elle se demanda si elle avait jamais ressenti une telle compassion. Peut-être pas, sinon elle ne serait pas ici, au Népal, toute seule. Si elle avait eu de la compassion, elle n’aurait pas eu d’objection à ce que Wangchen prenne sa sœur comme seconde épouse. Mais elle se dit que cela ne servait à rien de ressasser le passé. Pourquoi ne parvenait-elle pas à les oublier tous et à vivre sa vie ? Ils l’avaient probablement tous oubliée, depuis le temps. Quand elle priait ou allumait des lampes à beurre, c’était à sa famille qu’elle pensait. Elle pensa même à Wangchen et à Kesang, un jour, dans un grand moment de pardon et de générosité, et, allumant les lampes, elle dit : “Et pour eux aussi”, mais elle ne put se résoudre à prononcer leur nom dans ses prières.
Tôt un matin, alors qu’elle allait au stûpa, elle vit une nonne qui marchait lentement devant elle. Elle psalmodiait l’Om Mani Padme Hung d’une voix étrangement familière, tout en faisant tourner un moulin à prières. Quelque chose, chez cette nonne, attira l’attention de Tsomo et, sans toutefois la rejoindre, elle la suivit à plusieurs reprises autour du chorten jusqu’au moment où celle-ci s’arrêta pour se reposer. C’était Ani Decho, qu’elle avait rencontrée sur la route de Trongsa. Elle avait vieilli. Tsomo s’approcha, mais Ani Decho ne la reconnut pas. La retrouver ainsi, c’était merveilleux pour Tsomo. Quelle coïncidence ! Avant de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle prit ses deux mains dans les siennes : “Ani Decho, Ani Decho !”
Ani Decho fronça les sourcils et recula, scrutant le visage de Tsomo. “Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sur la défensive.
— Nous nous sommes rencontrées il y a plusieurs années sur la route de Trongsa. Vous ne vous souvenez pas de moi ?”
Les traits d’Ani Decho se détendirent, un sourire éclaira son visage. “Ay Tsomo, tu es Tsomo de Wangleng ?
— Oui, c’est moi, Tsomo de Wangleng.
— J’ai entendu dire que tu étais avec Wangchen. Où est-il, et qu’est-ce que tu fais ici, dans ton état ?
— Je suis au Népal précisément à cause de mon état. Si je n’étais pas malade comme ça, je serais encore la femme de Wangchen. Il est marié avec ma sœur, désormais, et ils sont à Wangleng. Quant à moi, ça fait plusieurs années que j’erre ainsi.
— Mais où est le père de ton enfant ?
— Je cherche un père pour cet enfant”, plaisanta Tsomo, sereine, se sentant soudain très proche d’elle. Ani la regarda, avec l’air de ne pas comprendre.
“C’est une maladie karmique que je porte, pas un enfant. Je la porte partout où je vais. Cela fait des années que je suis comme ça.”
Ani Decho hocha la tête et claqua la langue. Puis, songeuse, regardant au loin : “A événements funestes, maladies funestes. J’ai entendu dire qu’au Tibet, avant que les communistes ne l’envahissent, les femmes donnaient naissance à des formes étranges et démoniaques. J’ai connu quelqu’un qui connaissait une femme à Kham qui avait accouché d’un morceau de chair sans forme et sans vie. C’était un mauvais présage, annonciateur de ces diables de communistes. As-tu fait procéder à une divination ? As-tu vu un médecin ?
— Ani Decho, n’essayez pas de me faire peur. Je suis sûre que ce mal ne concerne que moi, c’est ma maladie karmique. On m’a dit que j’en guérirais, mais que ce serait une longue maladie chronique. Je l’espère ! Oui, je suis aussi allée voir des médecins. Je vous ai tout dit de moi. Maintenant parlez-moi de vous.
— Je suis venue ici de Kalimpong après que le lama Karsang Drakpa Rinpotché a procédé à la cérémonie des vœux d’une Tibétaine que je connaissais. Nous étions disciples des mêmes lamas au Tibet et nous avons suivi beaucoup d’enseignements ensemble. Sais-tu qu’on dit que les liens entre condisciples sont plus forts que les liens entre parents et enfants, ou entre frères et sœurs ou même entre époux ? Entre Tsewang Lhamo et moi, c’est comme si le même sang coulait dans nos veines. Nous habitions chez des parents à elle, près du chorten. Mon frère Dhondupla viendra à Kalimpong dans quelques mois et je retournerai au Bhoutan avec lui, mais je vais rester ici encore un mois ou deux. Tu pourrais rentrer avec moi.” L’évocation de Dhondupla, son ex-beau-père, réveilla en elle un sentiment étrange. Tsomo ne l’avait jamais revu après s’être mariée avec Wangchen. Elle avait entendu dire que la famille de Wangchen lui en avait beaucoup voulu d’avoir quitté sa femme. Tsomo s’était efforcée de ne pas penser à ses beaux-parents. Ce serait fou de les rencontrer ici, au Népal. Elle éprouva soudain une vive inquiétude : comment pourrait-elle affronter Dhondupla ?
“Je suis restée plusieurs mois à Kalimpong et j’ai suivi les enseignements, mais je ne vous ai pas vue.
— Cela aurait été difficile. Il y avait une telle foule ! Et en plus on avait attribué des places spécifiques à tous ceux qui portaient la robe rouge, devant, près du trône du lama. Je suis heureuse que tu aies pu assister à ces enseignements. C’est une chance extraordinaire que de pouvoir participer à une initiation comme celle-là au moins une fois dans sa vie. Je suis pleinement satisfaite, à présent. Je ne demande rien d’autre. Maintenant que j’ai reçu tous ces enseignements, que j’ai été bénie par tous ces lamas, je peux mourir en paix”, soupira Ani Decho, et son sourire alla droit au cœur de Tsomo. Un pli joyeux au milieu de la figure. Tsomo était sûre qu’elle pensait chaque mot qu’elle avait dit.
Tsomo se fit la réflexion que cette femme paraissait comblée, totalement épanouie. Si seulement elle pouvait être comme ça. Trouver sa voie, être un peu moins tourmentée. Ani Decho l’invita à venir chez elle et, autour d’un thé, elles parlèrent de tout ce qui leur était arrivé avant leurs retrouvailles. Elle proposa à Tsomo de venir vivre avec elle jusqu’à son départ pour Kalimpong. Sans doute parce qu’Ani Decho était une parente de son ex-mari et qu’elle la connaissait un peu, qu’elle connaissait sa vie, Tsomo se sentit très vite proche d’elle.
“Dis-moi, qu’as-tu fait pendant toutes ces années ?
— Rien de spécial, j’ai erré.
— Moi aussi j’ai beaucoup erré avant de trouver du réconfort dans la religion et de devenir nonne.”
Tsomo, qui voulait en savoir plus, attendit. Mais rien ne vint. La nonne regardait au loin, ses lèvres remuant en prières silencieuses.
“Croyez-vous que je puisse moi aussi trouver ce réconfort ?
— Je ne sais pas.
— Et vous, aviez-vous des raisons de chercher du réconfort ?”
La nonne continua de regarder au loin et ne se donna pas la peine de répondre à la question. “Regardez-moi avec cette maudite maladie, poursuivit Tsomo. J’ai dû être une sacrée pécheresse dans une autre vie pour avoir été affligée d’un karma pareil. Ani Deki dit que j’ai dû être un gardien de temple peu scrupuleux dans ma vie précédente et que c’est pour cela que je souffre aujourd’hui.” Tsomo ne pouvait pas oublier ce qu’Ani Deki lui avait dit, même si elle essayait de ne pas y penser.
Ani Decho resta un moment silencieuse à tourner son moulin à prières. “Ah bon, Ani Deki a dit ça ? Il faut toujours qu’elle mette son grain de sel partout, celle-là. Mais ne prends pas au sérieux ce qu’elle t’a dit, elle voulait sans doute te taquiner.”
Après un long silence, elle se tourna vers elle. “Tsomo, j’ai réfléchi à ce que tu as dit tout à l’heure, que tu étais là à cause de ton état, et je crois avoir compris. Serais-tu venue si tu allais bien et que tu étais heureuse en mariage avec une ribambelle d’enfants pendus à tes basques ? Ta maladie t’a conduite à t’éloigner des tiens, à venir ici. Tu as vu plein de lamas, tu as été bénie. Tu es allée prier dans de nombreux sites sacrés. Tu es en train d’accumuler beaucoup de mérites. Que veux-tu de plus ? Sois reconnaissante de n’être qu’un humble pèlerin. Tu ne dois rien à personne. Tu es libre d’aller où tu veux. Pour un pèlerin solitaire et sans attaches, tous les choix sont possibles. Choisis bien. Ce n’est pas facile, pour nous autres femmes, de faire ce genre de choix. Mais tu sais, même les plus grandes bouddhistes ont souffert d’avoir choisi la voie de la religion. Khandro Yeshi Tsogyel paraît si belle, si sereine quand on la voit auprès de Guru Rinpotché. Crois-tu qu’elle n’a pas souffert ? Elle a souffert à un point que tu ne peux même pas imaginer. As-tu lu son histoire ?
— Je ne sais ni lire ni écrire, dit Tsomo d’un air chagrin, tout un passé de discrimination et d’injustice remontant soudain à la surface.
— Ton père ne t’a pas appris ?”
Ce fut comme si Ani Decho venait de rouvrir une vieille plaie.
“Accepteriez-vous de me lire son histoire ? demanda Tsomo, préférant ne pas s’étendre sur le sujet.
— Tu m’aurais demandé ça il y a dix ou quinze ans, je l’aurais fait, mais maintenant je ne vois plus assez bien. Cela étant, je peux encore te la raconter.”
Pour la première fois, Tsomo remarqua qu’Ani Decho avait les yeux chassieux, manifestement pas en très bon état.
“Non, tu ne vas pas renoncer à ta vie de laïque pour porter la robe de nonne et entrer en religion. Peut-être plus tard, mais pas tout de suite”, déclara subitement Ani Decho, un matin que Tsomo était en train de servir le thé. Tsomo était venue s’installer chez Ani Decho quand ses compagnes de voyage étaient rentrées au Bhoutan. Prise de court, Tsomo ne sut que répondre.
Ani Decho poursuivit : “Je t’ai bien observée ; j’ai vu tous les efforts que tu fais chaque matin pour te préparer, et je t’ai vue rougir, t’agiter chaque fois qu’un homme passait par là. Malgré ton ventre gonflé tu es encore jeune, séduisante et sensuelle, et tu le sais. Ce n’est pas vrai ?”
Puis Ani Decho prit son moulin à prières, se mit à le faire tourner avec vigueur tout en psalmodiant des mantras, et renvoya Tsomo. Vexée, ne sachant trop que penser, celle-ci sortit de la maison sans dire un mot et prit la direction du chorten. Elle aurait aimé pouvoir rejeter ces accusations, mais elles n’étaient pas tout à fait infondées. Il était vrai qu’il lui arrivait souvent, la nuit, étendue sur son lit, de penser à Wangchen, et de rêver d’un peu de tendresse avec lui. Il était vrai aussi qu’il lui arrivait de regarder avec intérêt certains hommes qui venaient au chorten. Et si elle se consacrait à la prière, pensait à sa propre mort, elle n’avait pas pour autant renoncé à ses belles kiras colorées pour prendre l’habit rouge. Oui, malgré son ventre, elle aimerait encore avoir une vie normale. Elle n’avait même pas osé y penser, se disant que pour une femme affligée d’une telle maladie, la religion était le seul réconfort, le seul refuge. Ce n’était pas seulement les yeux du chorten qui avaient vu en Tsomo, mais aussi Ani Decho, dont la tranquille déclaration disait assez qu’elle avait compris le trouble qui régnait dans son cœur.
“Ani Decho, quand j’étais jeune mon plus grand désir était de pouvoir lire et écrire et être instruite des choses de la religion, mais mes parents ont réussi à me convaincre de ce qu’en tant que femme je n’avais pas droit à ce privilège. J’ai essayé d’être une femme accomplie, mais mon mari s’est lassé de moi. J’ai failli être mère, mais mon enfant est mort-né. La seule possibilité qu’il me restait était d’aider ma sœur à élever l’enfant qu’elle avait eu de mon mari. Etait-ce un choix ou bien un tourment ? Aujourd’hui, si je voulais, j’aurais le temps d’apprendre à lire et à écrire, je pourrais me consacrer à la religion, mais c’est ma maladie ma plus grande préoccupation, en réalité, et je n’arrive pas à me concentrer sur autre chose que ma petite personne. J’ai beau prier pour libérer les êtres de leurs douleurs et de leurs souffrances, je sens que mes prières sont vides, qu’elles manquent de sincérité. Tout ce que je veux, en réalité, c’est aller mieux, faire quelque chose pour me racheter et prouver que je peux m’en sortir toute seule. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?”
A part la petite lueur sur l’autel, la nuit était noire, calme. Elle ne pouvait pas dormir. Et même si Ani Decho avait déclaré : “A présent je vais me coucher. Toi aussi, va te coucher”, Tsomo savait que la nonne ne dormirait pas. Elle resterait assise dans son lit, le dos contre ses oreillers, à psalmodier des mantras, comme à son habitude. Il n’y eut pas de réponse, juste le cliquetis des perles du chapelet qu’elle égrenait dans le noir. Tsomo attendit. “Ne t’inquiète pas trop, va ; continue de prier. Si tu dois devenir nonne, tu le deviendras. Si tu veux prouver quelque chose, tu y arriveras peut-être un jour. Pour le moment, continue tes pèlerinages. Evidemment, avec un ventre comme ça, il serait difficile de ne pas y penser. Mais avec tous ces médicaments qu’ils ont maintenant, peut-être qu’on pourrait te guérir. Aujourd’hui les gens n’arrêtent pas de parler d’opérations. C’est peut-être ce qu’il te faut”, dit la nonne, insistant sur le mot “opération”, comme si c’était une formule magique.
Tsomo aussi avait entendu parler d’opérations. En fait, elle avait même rencontré quelqu’un qui en avait subi une. Mais comment peut-on se faire opérer, ça doit coûter très cher. Elle ne voulait pas y penser maintenant.
Dans le silence de la nuit, Tsomo entendit Ani Decho chercher quelque chose dans son fourretout, un bruit de perles de verre qu’on entrechoque se fit entendre. “Tiens, prends ça, dit Ani Decho. Ce chapelet appartenait à une amie à moi, au Tibet. C’était une nonne elle aussi, mais elle est morte à trente-deux ans, après avoir été malade de nombreuses années. Quand elle a su qu’elle allait mourir, elle m’a donné ce chapelet. Je n’ai pas besoin d’en avoir deux. Ce chapelet est chargé par les milliers de prières que mon amie a dites. Tout le temps qu’elle a été alitée, elle n’a jamais cessé de prier, jusqu’à son dernier souffle. Garde-le et fais-en usage aussi souvent que possible. Continue de prier avec en pensant à elle. Tu sais quoi ? Elle ne priait jamais pour elle-même, elle priait pour tous les êtres sensibles. Ça t’aidera peut-être. Allez, dors, maintenant.”
Tsomo prit le chapelet et le tint un instant dans ses mains avant de le mettre sous son oreiller. Tsomo se dit que l’âme de la nonne à qui il avait appartenu était encore dans ces perles, et un frisson la parcourut. Elle se demanda à quoi ressemblait cette nonne, quel était son nom, et de quelle maladie elle était affligée. Elle finit par s’endormir sur ces questions. Quand elle se réveilla le lendemain matin, elle crut avoir rêvé de la nonne. C’était un beau rêve, quoique confus. Il semblait n’avoir ni queue ni tête, et elle ne put en comprendre le sens. Mais elle se sentit mieux, moins tourmentée. Elle avait la certitude que la morte approuvait le geste d’Ani Decho.
“Quel était le nom de la nonne dont vous m’avez donné le chapelet hier soir ?
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Ani Decho surprise par la question.
— J’ai dit que j’aimerais savoir le nom de la nonne qui vous a donné ce chapelet, répéta Tsomo.
— Elle s’appelait Ani Jamyang Choini. Non, non, ça c’était l’autre. Celle qui m’a donné le chapelet, c’était Ani Choni Lhayant. Un très grand lama l’avait ordonnée, c’était une excellente nonne. Pourquoi veux-tu savoir son nom ?
— Parce que vous m’avez dit de penser à elle en disant mes prières.
— Le nom n’a pas d’importance. Ne peux-tu penser à quelque chose sans lui donner un nom ?” lui lança la nonne avant de retomber dans le silence. Tsomo savait qu’elle ne désirait plus parler. Chaque fois que Tsomo essayait d’en savoir plus sur la nonne, Ani Decho se contentait de lui répondre : “C’était une excellente nonne.”
Quand Dondhupla vint chercher sa sœur, Ani Decho invita Tsomo à rentrer à Kalimpong avec eux. Mais quelle qu’ait pu être la raison, elle ne se sentait pas prête. “Serais-tu venue, si Wangchen était avec nous ?” la taquina Dhondupla.
Si Wangchen avait été là, serait-elle repartie avec eux ? Elle se posa la question. Ce serait comme tout recommencer à zéro.
“Non, pas cette fois. Même si Wangchen était avec vous”, dit-elle sur un ton résolu.
Les allusions à sa vie avec Wangchen étaient inévitables dans les conversations avec eux. Comme son fils, Dhondupla s’étonna sincèrement de ce qu’elle n’ait pas accepté que Wangchen soit également le mari de Kesang. Elle se surprit à parler de son passé au côté de Wangchen avec calme, sans trop d’émotion. Elle pouvait même dire leur nom, Wangchen et Kesang, sans que montât la colère, comme avant. Les discussions ne s’arrêtaient que lorsque Ani Decho intervenait : “Ecoutez, pourquoi parler d’un mariage qui n’a pas marché ? Leur relation karmique devait s’arrêter là et elle s’est arrêtée, un point c’est tout.” Ainsi c’était cela, une relation karmique, se dit Tsomo, et elle s’efforça de ne plus y penser.
Ses hôtes, qui étaient bons, bienveillants, ne lui demandèrent pas de loyer pour la chambre qu’elle avait occupée avec Ani Decho. “Vous pouvez rester aussi longtemps que vous voudrez, lui dirent-ils.
— Mais je n’ai pas besoin d’une chambre à moi toute seule, répondit Tsomo, très émue par leur proposition. Je peux dormir dans un coin ; n’importe quel coin de la maison fera l’affaire.”
Mais ils insistèrent : “Il vous faut une chambre à vous pour pouvoir vous reposer et vous détendre quand vous en aurez besoin.”
Hélas, sans Ani Decho, ce n’était plus pareil. Elle était tourmentée à nouveau et éprouvait le même sentiment de solitude qu’avant. A ses problèmes de ventre vinrent s’ajouter des douleurs à la jambe dues à des varices. Elle ne pouvait plus marcher autour du chorten. Elle alla consulter un médecin sherpa, qui lui dit que des ponctions pourraient la soulager. Sentant une amélioration dès la première fois, elle retourna le voir. Chaque fois, il choisissait une veine dans sa jambe droite et lui faisait une incision à l’aide d’un couteau bien aiguisé. Un sang épais et noir en sortait. En voyant ce mauvais sang couler, elle crut que la maladie sortait de son ventre, le dégonflant. Mais hors une sensation de légèreté temporaire dans tout le corps, son ventre resta comme avant. Les veines ponctionnées ressortaient, noueuses, faisant de vilaines petites bosses sous la peau. Et bien qu’elle les massât, appliquant un baume que le médecin lui avait donné, les petites bosses demeurèrent, même après que tout se fut bien refermé. Elle marchait en boitant jusqu’au chorten et s’asseyait devant, le dos appuyé contre un de ses murs, trouvant un peu de réconfort et de sécurité à son contact.
Tout en continuant de prier, elle regardait les autres déambuler, apparemment sans souci, se sentant seule, abattue, étrangère en ces lieux. Elle décida que dès qu’elle trouverait des pèlerins bhoutanais en route pour Kalimpong, elle leur demanderait de rentrer avec eux.
Tsomo resta ainsi, triste, abattue, jusqu’au jour où de nouveaux pèlerins firent leur apparition : Kinlay Dorji, de Trashigang, sa femme Kesang Choden et deux autres femmes de Mongar, qui venaient de Phuentsholing. Mais ils ne faisaient pas route vers Kalimpong. Ils allaient à Tso Pema, sur le site sacré de Rewalsar, dans l’Etat du Himachal Pradesh. Tso Pema, c’était le lieu où Guru Rinpotché avait transformé un bûcher funéraire enflammé en un lac aux eaux paisibles. Père y était allé jeune homme et lui avait rapporté que c’était un site chargé d’une telle énergie spirituelle que personne n’en revenait sans en être transformé d’une façon ou d’une autre. C’était vraiment un lieu sacré, disait-il. Pourtant, c’était à Kalimpong que Tsomo voulait aller, pas ailleurs. Aller plus avant en Inde lui faisait peur, elle craignait de se faire avaler par sa vastitude. La prédiction de Pema Bhuti : “Bien sûr que tu reviendras, où irais-tu, sinon ?” allait se réaliser, se dit-elle. Elle se sentait fortement attirée par cette ville qui avait été sienne plusieurs années durant. Elle regrettait amèrement d’avoir perdu deux occasions de rentrer à Kalimpong, d’abord avec ses compagnes de voyage, puis avec Ani Decho. Pourquoi n’était-elle pas repartie avec eux ? Le chorten l’avait ensorcelée et maintenue sur place.
Elle ne pouvait pas partir avec Kinlay Dorji, mais ne pouvait pas non plus rentrer à Kalimpong toute seule. “Nous allons passer plusieurs jours ici, lui suggéra Kinlay Dorji ; attends de voir si tu rencontres quelqu’un qui repart pour Kalimpong et, si tu ne trouves personne, viens avec nous. Nous n’allons à Tso Pema que pour quelques jours, et après nous rentrerons à Kalimpong. Ce n’est qu’une question de jours. Pourquoi te presser ?”
Tsomo se renseigna autour du chorten, mais personne n’allait à Kalimpong. “Au fond pourquoi pas ? se dit-elle pour finir. C’est une occasion ; je peux attendre encore quelques jours avant de rentrer.” Non sans appréhension, mais avec enthousiasme tout de même, elle repartit donc dans la direction opposée, s’éloignant un peu plus du lieu où elle avait eu l’intention de retourner.