UNE PROPOSITION DE MARIAGE

 

Tso Pema allait être le centre d’une nouvelle initiation religieuse. Les gens affluaient, de plus en plus nombreux. Ayant dû se débrouiller comme ils pouvaient avec les quelques mots de hindi qu’ils connaissaient, Tsomo et ses nouveaux compagnons arrivèrent fatigués par un long voyage en bus et en train. Même si venir ici n’avait pas été à proprement parler une décision de sa part, Tsomo était heureuse que les circonstances l’y eussent conduite. Mais elle se demandait pourquoi elle était ainsi poussée d’un site sacré à un autre. Etait-ce la réalisation d’une dernière volonté dans une vie antérieure ou bien le papillon qui continuait de tourner autour de la lampe à beurre ? Elle s’efforça de chasser ces pensées mélancoliques de son esprit et de se laisser pénétrer par l’enthousiasme des pèlerins.

On avait monté une immense tente colorée, près du lac sacré, et construit un podium élevé pour le lama. Tsomo s’était attendue à une atmosphère de grande tranquillité. Au lieu de quoi, avec force cris et bousculades, les fidèles se battaient pour avoir les meilleures places, aussi près que possible du podium. Elle-même resta loin de la foule, de peur d’être écrasée en cas de sauve-qui-peut général.

Le premier jour, Tsomo tomba sur un couple dont elle avait fait la connaissance à Kalimpong, et qui l’invita à demeurer avec eux dans la petite hutte qu’ils s’étaient construite. Au bout de quelques jours, ils s’en allèrent, lui disant qu’ayant passé là suffisamment de temps, ils rentraient et qu’elle pouvait garder leur hutte. Encore quelques jours et elle aussi rentrerait mais, en attendant, elle leur en fut reconnaissante. Des gens continuaient d’arriver de partout pour visiter le site sacré et recevoir la bénédiction du grand lama.

Parmi eux, Tsomo tombait parfois sur quelqu’un qu’elle connaissait, comme ce vieil homme de Trongsa répondant au nom d’Ap Thinlay, mais qu’elle appelait “oncle” et qu’elle avait rencontré plusieurs années auparavant. Un jour, celui-ci vint la voir pendant une pause dans les enseignements. “Ah, te voilà, Tsomo ! J’ai cru ne jamais te trouver. Je voudrais te parler tranquillement, en privé.”

Ils s’éloignèrent de la foule pour aller s’asseoir à l’ombre des arbres, en haut de la colline, appréciant la brise qui permettait de respirer un peu dans cette chaleur étouffante, encore plus pénible avec la proximité de tant de corps humains. “Mais qu’est-ce qu’il peut bien avoir à me dire ? se demanda Tsomo avec inquiétude. Peut-être m’apporte-t-il des nouvelles de chez moi”, et elle eut hâte, tout à coup, de savoir de quoi il retournait.

“Voilà, commença-t-il, après quelques plaisanteries d’usage. Tu es seule, et bien loin de chez toi. Je me fais du souci pour toi. Je te considère un peu comme ma nièce et il me paraît de mon devoir de te donner un conseil.” Il avait parlé vite, mais parut soudain hésiter. Tsomo pensa aussitôt : “Il a de mauvaises nouvelles, il essaie de me préparer au choc.” Elle retint sa respiration.

“Tu as besoin d’un mari”, reprit-il, insistant sur chaque mot.

Tsomo en resta coite. Certes, il était comme un parent pour elle, mais rien d’autre. Ce vieil homme avait-il perdu la tête pour venir lui faire une proposition de mariage au beau milieu d’un événement de cette ampleur ? Elle eut très chaud tout à coup et sentit monter l’indignation à la vue de ce beau parleur trop plein d’amabilités pour être honnête. Lui était calme, plongé dans ses pensées, la tête penchée, regardant sans vraiment la voir une herbe qu’il avait distraitement arrachée. Tsomo se demanda si elle devait simplement le planter là, ou bien lui dire ce qu’elle pensait des hypocrites de son espèce, quand il poursuivit : “Gomchen Lhatu est un homme bon, sans compter qu’il est très instruit. Je dois te dire qu’il est d’une excellente famille, des gens qui paient des impôts, comme les tiens. Il n’a pas une goutte de sang serf. Mais il est seul et il m’a demandé de lui trouver une femme. Il m’a supplié de l’aider à trouver une femme mûre, quelqu’un de simple, d’humble. Je lui ai dit que tu étais la femme qu’il cherchait.”

Soulagée, tout à coup, Tsomo éclata de rire. Elle était tellement sûre qu’Ap Thinlay lui-même lui proposait le mariage. A présent c’était à son tour de la regarder d’un air incrédule. “Pourquoi ris-tu ? demanda-t-il tranquillement, l’air inquiet.

— Oh ! c’est une pensée qui m’a traversé l’esprit, répondit Tsomo, puis elle rit de nouveau.

— Mon ami Lhatu va me demander une réponse.”

Comprenant le sérieux de la situation, Tsomo s’arrêta de rire.

“Je porte le vêtement laïque et n’aurai jamais l’instruction d’une religieuse ; mais mon intention est de pratiquer la religion. Et le mariage m’empêcherait de continuer dans cette voie”, déclara-t-elle, se rappelant soudain l’histoire d’Ashi Nangsay et des obstacles qu’elle avait rencontrés avant de pouvoir se consacrer à la religion. Elle se sentit portée par cet exemple. Mais le marieur, que ne rebutait manifestement pas la résistance de Tsomo, au contraire, insista. Ce serait trop facile et pas drôle s’il n’y avait aucune résistance. Sûr de lui, il se comportait comme s’il lui faisait une grande faveur. “Mon ami Lhatu lui-même pratique, c’est un gomchen et il t’aidera. Tout ce qu’il veut, c’est une compagne.”

Qui que fût ce Lhatu, il connaissait probablement bien cet homme et avait choisi son marieur avec soin, se dit Tsomo.

Mais elle était décidée à ne pas le laisser poursuivre dans cette voie. “Tu ne devrais pas faire ça, oncle. C’est toi qui as mis cette idée dans la tête de ton ami. Comment pourrait-il vouloir comme compagne une personne qu’il ne connaît pas ? A moins que tu ne lui aies déjà parlé de moi. Sait-il que j’ai le corps déformé ? Allez, arrêtons ça et retournons aux enseignements.” Tsomo s’éloigna, mais il la rattrapa.

“Il te connaît de vue, il t’a vue plusieurs fois.” Il fit une pause, puis, avec un sourire absurde sur le visage : “Il aime ce qu’il a vu de toi.”

A cette idée son cœur se mit à battre plus vite. “Ainsi les hommes voient encore en moi une femme, pas seulement un énorme ventre”, se dit-elle, et là, soudain, elle éprouva un vague désir de voir à quoi ressemblait cet homme. Mais elle mit aussitôt un frein à ces folles pensées. “Allez, je t’en prie, ne me parle plus de ça, jamais. De toute façon, je ne suis ni simple ni humble, et j’ai déjà fait mon choix”, dit résolument Tsomo, et sur ce elle le quitta.

Ap Thinlay lui refit la même proposition plusieurs fois au cours des jours suivants, à quoi Tsomo répondit chaque fois par la négative. Elle pria avec ferveur, s’efforçant d’effacer de son esprit toute pensée concernant la chair, mais elle était encore jeune, avait encore le sang chaud. Elle restait souvent éveillée la nuit, souffrant de la solitude, nostalgique de quelque chose qu’elle ne pouvait nommer. Au point qu’un jour, elle commença à se demander à quoi ressemblait ce Lhatu. Elle se surprit en train de regarder la foule, non en tant que masse, mais en tant qu’individus dotés de caractères particuliers. Chaque fois qu’elle voyait un gomchen, elle se demandait si c’était Lhatu. Elle se voyait habillée en nonne, en compagnie d’un gomchen d’un certain âge qui la guiderait avec patience et douceur dans la religion. Elle s’imaginait nonne, vieillissant avec lui. Mais elle avait beau l’imaginer, elle ne pouvait mettre un visage sur cet homme. Ses résistances fondaient peu à peu. Peut-être que ce mystérieux prétendant était la réponse à sa solitude ? Peut-être pourrait-il vraiment l’aider dans sa pratique religieuse ? Même assise parmi les fidèles pour recevoir la bénédiction du lama, elle continuait de ruminer toutes ces pensées.

“Un pèlerin a toujours le choix. Choisis avec sagesse”, lui avait dit un jour Ani Decho. Où était-elle, cette sagesse ? Que devait-elle faire ? Sa voie lui parut tout à coup incertaine, ses objectifs flous. Comment pratique-t-on la religion, au fond ? Elle avait beau réfléchir, son seul horizon consistait en un long chemin, étroit et sinueux, qui ne menait nulle part. Devrait-elle choisir le chemin inconnu de la religion et rejeter la promesse d’un compagnonnage dont elle rêvait, ou le contraire ? Elle se sentait déchirée. Tout ceci eut des effets sur elle. Son indécision lui pesait, mais aussi son ventre, qui lui parut plus lourd que jamais. Elle restait assise dans sa hutte, un chapelet dans les mains, l’esprit trop agité pour prier, répétant les mantras comme un perroquet. Son agitation lui valut d’être de plus en plus délaissée par ses compagnes, qui la laissèrent plus seule que jamais. Elle leur en voulut. Leurs conversations tournaient autour de leurs enfants, de leurs parents, de leurs maisons au Bhoutan. Elle se sentit exclue, isolée. Comment pouvaient-elles ne pas voir qu’elles avaient tout et qu’elle n’avait rien ?

Tsomo est dans sa hutte, comme tous les soirs, à regarder tomber la nuit et chacun rentrer chez soi avec ses amis, sa famille, quand elle voit une silhouette apparaître soudain sur le pas de la porte. Est-ce un mirage ? Non, c’est un homme grand, vêtu d’un vieux go décoloré et élimé qui s’effiloche sur les bords. Il transporte une assez grande natte roulée sous le bras. Il porte un sac en bandoulière bourré à craquer, avec une énorme poignée de quelque chose en cuivre qui en sort. C’est un homme fort avec un visage rond. Une épaisse moustache recouvre sa lèvre supérieure, mais il n’a qu’un mince filet de poils bien taillés en guise de barbe. Il a les cheveux coupés court. Il se tient à l’entrée, balayant le petit abri du regard. Tsomo reste assise où elle est, se demandant qui est cet intrus. “Ap Thinlay m’a parlé de vous, dit-il. Je suis Lhatu, son ami. Il m’a dit que je pouvais venir et rester avec vous.”

Et s’étant ainsi présenté, le voici qui déroule sa natte dans un coin et cherche un clou au mur pour y accrocher son sac. Tsomo est totalement abasourdie. Des images, des événements fugaces ou simplement imaginés se bousculent dans sa tête, un flot de mots inintelligibles monte dans sa gorge, mais sa langue reste collée au palais. Elle est incapable de parler. Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle n’a pas vu Ap Thinlay depuis des jours et la dernière fois qu’elle a vu le vieux renard, il y a environ cinq jours, ils n’ont même pas parlé de Lhatu. Finalement elle réussit à dire : “Où est Ap Thinlay ?

— Il est parti ce matin au Bhoutan, et il a vendu sa hutte à quelqu’un qui voulait que je déménage aussitôt. Je la partageais avec lui.”

Tsomo reste sans réaction. Elle ne peut pas détacher les yeux de cet homme, ce mystérieux prétendant qu’elle a imaginé, qui a maintenant un visage et qui est là, bien réel, remplissant tout l’espace. Ap Thinlay s’est bien moqué d’eux. C’est déjà ça qu’ils ont en commun. Mais elle se demande si cet homme grand, apparemment sûr de lui, n’est pas aussi vulnérable qu’elle. Aussi loin des siens, seul et désespérément en quête de compagnie qu’elle. Et à force de le regarder avec bienveillance, il se transforme en un homme fragile et sans défense, qui n’a nulle part où aller. Elle se sent fondre, reste là à le regarder sans rien dire.

Puis, tout à coup, une voix grave, mais pressante, résonne à ses oreilles : “Je n’ai pas eu le temps d’avaler quoi que ce soit aujourd’hui. Auriez-vous quelque chose à manger ?”

Comme dans un état second, Tsomo se dirige vers son petit poêle à pétrole dans le coin de la pièce. Elle l’allume d’une main légèrement tremblante et chauffe le thé qui lui reste du déjeuner. Assis par terre, Lhatu évite son regard. Quand le thé est chaud, elle pose la casserole devant lui et ouvre un sac de riz concassé. Il plonge la main dans son propre sac, en sort un énorme bol en bois dont la laque est presque entièrement partie et le remplit de thé. Il tire le sac en plastique vers lui et se sert, non sans avoir lancé un rapide coup d’œil en direction de Tsomo. Finalement, il remet le couvercle sur la casserole à présent vide, la pousse vers elle et referme le sac en plastique, quasiment vide, lui aussi. Aucun d’eux ne dit mot. Il demeure assis, ne sachant trop que faire de lui-même tandis qu’elle s’active à laver et à ranger la casserole. Tout à coup, le voici qui se lève en disant : “Je sors un moment”, et il disparaît aussitôt dans la nuit.

Tsomo est heureuse d’avoir un moment à elle. Elle a besoin de réfléchir à ce qui lui arrive. Doit-elle se réjouir, ou bien chasser cet homme qui a débarqué si soudainement dans sa vie ? Et qui a pris les choses en main dès qu’il est entré. Oui, il a demandé à être nourri, et elle s’est dépêchée d’obtempérer. Il a repoussé la casserole vide, et elle s’est précipitée pour la laver et la ranger. Elle n’aime pas du tout ça. L’homme n’a absolument rien d’un gomchen. Il ressemble davantage à un marchand qui aurait été victime de bandits ou au serviteur d’une maison cossue que l’on aurait congédié. Elle décide que cet homme ne sera jamais le guide religieux qu’elle recherche. Il faut le chasser. Elle est assise dans le noir à égrener le chapelet que lui a donné Ani Decho. Elle s’efforce de se concentrer sur les mantras qu’elle psalmodie. Le geste de faire tourner les perles dans sa main la calme, elle commence à se détendre. Finalement, elle étend sa natte et se couche, persuadée que l’homme ne reviendra pas. Elle ne sait pas combien de temps elle a dormi quand elle se réveille avec une drôle de sensation. Un gros ronflement monte de l’autre bout de la pièce. A tâtons, ses mains cherchent la torche et, dans le faisceau lumineux, elle voit l’homme qui dort sur sa natte. Son sac de toile lui sert d’oreiller, il s’est recouvert de son go. Il continue de dormir et elle de regarder cette forme endormie qui semble prendre toute la place de sa petite hutte.

Tsomo ne peut plus du tout dormir. L’homme est trop réel, elle ne parvient tout simplement pas à faire comme s’il n’était pas là. Aux premières lueurs du jour, elle allume son poêle et se prépare un thé léger, comme à son habitude. Elle tente de voir clair en elle-même, mais en vain. L’homme remue dans son sommeil et murmure : “Il fait jour, déjà ?” Il demande cela avec familiarité, comme s’il s’adressait à sa femme ou à quelqu’un qu’il connaîtrait intimement.

Bêtement, elle rougit et bafouille : “Oui, il fait grand jour et mieux vaudrait vous lever et vous en aller aussitôt.”

Il se contente de se retourner et se rendort. Elle s’approche de lui dans l’intention de le réveiller mais, chaque fois qu’elle allonge le bras pour le toucher, elle hésite. Si bien qu’il continue de dormir jusqu’à ce que le soleil inonde la hutte. Il finit par se lever, se rhabille en hâte. Cela fait si longtemps qu’elle n’a pas vu un homme s’habiller qu’elle est obligée de regarder ailleurs. Il sort se laver au robinet, puis revient s’asseoir près du poêle, s’essuyant le visage avec l’intérieur de ses manches. Sans même y penser, et au lieu d’user des menaces qu’elle a pourtant bien répétées dans sa tête, la voilà qui lui verse du thé dans sa tasse. Elle se sent rougir en l’entendant dire qu’il n’a pas bu un aussi bon thé depuis longtemps. Il lèche son bol, le remet dans sa poche, se lève et va chercher son sac à bandoulière accroché au mur. Il en sort une énorme louche en cuivre et l’accroche à l’endroit où était son sac. Il se passe son sac sur l’épaule et s’en va en disant : “Je reviens dans un moment !”

Tsomo voudrait dire : “Non, ne reviens pas”, mais c’est le mot “quand” qui sort de sa bouche.

Il ne répond pas à la question. Peut-être ne l’a-t-il pas entendue, ou bien ne l’a-t-elle pas posée. Tout est si confus dans sa tête.

Il y a encore un peu de temps avant que ne commencent les enseignements et, de nouveau seule, elle a le temps de réfléchir à ce qui lui arrive. Toutes ses aspirations à se consacrer à la religion se seraient-elles envolées d’un coup ? A-t-elle un lien karmique avec cet étranger ? Elle est totalement déstabilisée par cette présence matérialisée par sa natte, sur le sol, et par la louche en cuivre accrochée au mur.

Et c’est ainsi, de cette étrange manière, qu’ils devinrent compagnons. Lorsqu’il parlait, ce qui était rare, c’était avec brusquerie, impatience. Tsomo apprit qu’il venait de quelque part du côté de Trashigang d’où, adolescent, il était parti pour devenir gomchen auprès d’un lama de Kalimpong. Il n’était pas retourné au Bhoutan, dans sa famille, et avait continué de vivre à Kalimpong ou dans ses environs ainsi que du côté de Darjeeling, de la charité qui lui était faite. Il avait également vécu de l’argent qu’il gagnait en lisant les textes sacrés. Il ne s’était jamais marié. Tsomo lui parla un peu d’elle-même, mais son passé, ses origines ne parurent pas l’intéresser outre mesure. Leurs conversations étaient toujours un peu forcées, ils parlaient peu, mais chacun finit par s’habituer à la présence de l’autre.

Cet homme avait tout bouleversé en entrant dans sa vie. Il était censé être gomchen mais jamais elle ne l’entendait psalmodier, et elle ne savait pas s’il assistait aux prières ou s’il était occupé ailleurs. Il partait en disant : “Je n’ai pas le temps” le matin, et revenait tard le soir. Et pourtant, malgré ses interrogations, elle lui préparait de bons petits plats, attendait avec impatience le moment des repas. Un mot gentil de sa part la rendait heureuse, et sa forme endormie, ses ronflements sonores à l’autre bout de la pièce lui devinrent familiers, rassurants. Il ne contribuait pas d’une seule roupie à la nourriture et ne lui offrit pas une seule fois de l’aider à préparer les repas ou à laver son linge. Mais elle ne le lui reprochait pas, sa présence lui suffisait. Elle n’attendait rien d’autre de lui.

Au bout de quelques jours de cet étrange compagnonnage, une nuit qu’il faisait particulièrement froid, n’ayant que son go pour se couvrir, il se glissa sous la couverture de Tsomo et s’étendit près d’elle, le contact de son corps suscitant en elle une émotion, un frisson qu’elle n’avait pas éprouvés depuis longtemps. Tendue, dans l’attente de quelque chose, elle se tourna vers lui. Il se tourna vers elle, lui aussi, et ce fut ainsi, maladroitement, sans passion, que ce que l’on pourrait appeler leur mariage fut consommé. Ensuite elle se tourna vers lui et, blottissant sa tête dans le creux de son bras, elle leva les yeux vers son visage. Il la regarda avec tendresse l’espace de quelques secondes, ou en tout cas le crut-elle, puis il s’endormit. Elle aurait aimé pouvoir parler avec lui, mieux le connaître, mieux connaître sa vie. Mais ses efforts dans ce domaine s’avérèrent vains. Jamais il ne se laissait entraîner à parler ni ne répondait, sauf en cas d’absolue nécessité. Soit il avait un terrible secret qu’il ne pouvait pas révéler, soit il ne savait tout simplement pas s’exprimer. Elle était désolée pour lui, d’une certaine façon, mais parfois elle avait le sentiment qu’il se servait d’elle, qu’il avait seulement besoin d’un endroit où habiter, de quelqu’un pour s’occuper de lui. Mais elle ne laissait pas ce genre de pensée la perturber trop longtemps parce qu’elle lui était attachée.

“Tu voulais tellement aller à Kalimpong. Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda Kinlay Dorji, faisant un gros effort pour ne pas sourire.

— Elle a décidé de devenir nonne, la nonne d’un gomchen”, se moquèrent les autres. Mais elle ne put que sourire et dire au revoir à ses amies. Sa chance avait si vite tourné. Quand elle avait dit à Lhatu qu’elle voulait rentrer elle aussi, il avait eu l’air sincèrement étonné. “Mais tu ne peux pas partir comme ça ! Nous sommes ensemble, à présent. Nous irons ensemble partout où nous mènera le destin.”

Et le destin, qui prenait parfois de drôles de détours, les avait réunis. C’était donc ensemble qu’ils voyageraient.

Ils étaient plus que des compagnons, désormais. Ils étaient mari et femme, mais rien n’avait vraiment changé. Ils dormaient ensemble, collés l’un à l’autre en quête d’un peu de chaleur et de bien-être. Tsomo se raccrochait à leurs moments de passion avec une énergie qu’elle n’aurait jamais cru avoir. Lui était toujours l’homme bourru, acerbe qui se levait tard le matin, juste pour le petit-déjeuner, et qui, après avoir annoncé qu’il n’avait pas le temps, disparaissait pour le restant de la journée en disant : “Je reviens dans un moment.”

Le père de Tsomo avait souvent dit que les gens qui se rendaient à Tso Pema en revenaient transformés d’une façon ou d’une autre. Tsomo rit en pensant à l’ironie du changement qui avait affecté sa vie. Mais son père se référait à quelque chose de hautement spirituel. Or le changement qui était intervenu dans sa vie n’avait rien de spirituel ! Ce compagnonnage que lui offrait Lhatu, c’était quelque chose qu’elle attendait depuis des années. En dépit des mystères qu’il faisait, elle aimait sa présence et tenait à lui. Elle se sentait en quelque sorte responsable de lui.

Le jour où elle lui dit qu’il ne leur restait plus beaucoup d’argent, il lui tendit dix roupies, en petites pièces, d’un geste royal, comme si c’était le plus beau cadeau qu’il pût lui faire. Cet argent les aida à tenir jusqu’à la fin des enseignements. Elle réussit à vendre leur hutte pour dix roupies de plus, juste avant qu’ils ne partent pour Dehradun. Lhatu connaissait un très grand lama qui y demeurait et auprès de qui il était persuadé de pouvoir rester quelque temps. Tsomo accepta volontiers. Ensemble, ils iraient partout où le destin les mènerait.

Elle constata assez vite que tout en ne possédant rien, cet homme avait l’assurance d’un général de brigade, et une arrogance bien au-delà de son statut. Il lui rappelait ces garba ou fonctionnaires royaux qui venaient réclamer les impôts aux contribuables quand elle était au Bhoutan. Elle mit plusieurs années à comprendre qu’il était bel et bien son percepteur. Il était venu collecter ce qu’elle lui devait, sans doute dans une vie antérieure, et quand il la quitta une quinzaine d’années plus tard, il la laissa au plus bas, tant sur le plan émotionnel que financier.

Tsomo fut très impressionnée par la façon dont il organisa leurs déplacements. Le voyage se fit en douceur, sans la nervosité et la pagaille qu’elle avait connues jusque-là. Il paraissait savoir très exactement ce qu’il voulait, qui contacter, quel train prendre et à quelle heure. Il parlait avec assurance aux Indiens, avec le sourire, une grande patience et une non moins grande courtoisie. Cet homme avait de nombreuses facettes qu’elle ne connaissait pas encore.

Le grand lama était un gros homme jovial qui rayonnait de chaleur et de compassion. Il devait avoir à peu près soixante-dix ans, pensa Tsomo. Il était assis sur un matelas dans le coin d’une pièce, devant un autel splendide. Le sourire aux lèvres, il la regarda faire, péniblement, les trois prosternations coutumières devant lui. Elle n’avait pas dû s’y prendre comme il le fallait, parce qu’avant qu’elle ait eu le temps d’arriver à lui pour la bénédiction, il étendit ses deux mains vers elle en la regardant, l’air inquiet, et répétant : “Ningche, ningche.” (“Pauvre petite, pauvre petite.”) Alors qu’elle se penchait pour être bénie par lui, il mit ses deux grosses mains sur la tête de Tsomo et la caressa doucement. Elle en eut la chair de poule, et aussi les larmes aux yeux, la vraie compassion du lama l’ayant touchée au plus profond d’elle-même. Dès cette première rencontre, il l’appela “Drukpai Achi”, ou la Bhoutanaise. Ce grand Rinpotché les traita non comme de pauvres pèlerins, mais comme des invités d’honneur, et demanda à ses serviteurs de leur apporter du thé. Leurs humbles présents, qui consistaient en un cône de thé, une bouteille de jus d’orange et un paquet de biscuits, furent immédiatement déposés sur l’autel pendant qu’ils s’asseyaient pour boire le thé.

Tsomo éprouva une grande paix en présence de ce gigantesque Rinpotché originaire de Kham, dont elle ignorait jusqu’au nom. Un parfum de fleurs fraîches flottait dans la pièce. De plus, l’odeur sucrée de l’encens, mêlée à celle des pilules sacrées faites d’un mélange d’herbes et de substances odorantes, la mit dans un état second de grande félicité. Son mari était assis à ses côtés, les paumes pressées l’une contre l’autre en un geste de respect. Il parlait d’une voix basse, humble, qui n’était pas la sienne. Le Rinpotché se tourna vers elle et demanda qui elle était. Son mari sourit, l’air gêné, et dit qu’ils s’étaient rencontrés aux initiations de Tso Pema. Le Rinpotché plissa les yeux, secoua la tête, puis partit d’un grand rire. “Lhatu, Lhatu, ne t’ai-je pas déjà dit que tu avais un sérieux problème de concentration ? Tu vas à des initiations et, au lieu de rester concentré sur la prière, tu trouves le moyen de te concentrer sur la recherche d’une femme. Pauvre petite.” Son mari rougit, elle vit que de la sueur perlait sur son front, mais il sortit la langue et la fit claquer en signe d’accord, à la manière des vrais Tibétains.

Ayant bu plusieurs gorgées de thé, le Rinpotché se tourna de nouveau vers elle et demanda : “Drukpai Achi, depuis combien de temps es-tu malade ?”

Elle fut incapable de répondre, la question l’ayant prise totalement au dépourvu. Rinpotché était la première personne à avoir immédiatement su que son gros ventre était une maladie, et non un bébé. Pensant qu’elle n’avait pas entendu ou compris la question, Lhatu se tourna vers elle pour l’inviter à répondre, mais Rinpotché l’en empêcha d’un geste de la main. “Laisse-la parler.”

Tsomo leva les yeux et vit que, le corps porté en avant, la tête penchée vers elle, Rinpotché la regardait avec intensité, les yeux souriants.

“Cela fait des années que je suis comme ça, Rinpotché, répondit-elle tout bas.

— Ningche ! Et tu n’as pas trouvé d’aide ?

— J’ai vu des tas de médecins, mais aucun n’a réussi à me soulager. C’est sûrement une maladie karmique.”

Rinpotché resta un moment silencieux avant de parler : “Peut-être, en effet. Mais sais-tu que non loin d’ici, il y a un endroit qui s’appelle Mussoorie ? Il paraît qu’il y a un hôpital américain, là-bas. Je suis sûr que leurs médecins pourraient faire quelque chose pour toi.”

Tsomo, qui avait perdu tout espoir de se débarrasser de cette maladie, eut le cœur battant à l’idée que cela fût encore possible. Un long silence s’ensuivit. On entendait le cliquetis du chapelet de Rinpotché. Sur son siège, Lhatu s’agitait. Il avait manifestement quelque chose à dire, mais attendait le bon moment pour ce faire.

Le silence s’éternisait, Rinpotché semblait les avoir oubliés. Lhatu se racla la gorge, brisant le silence, et le lama se tourna vers lui. “Si je peux me permettre, nous nous demandions si Rinpotché accepterait de nous prendre à son service.”

Le Rinpotché continua de faire claquer les perles de son chapelet un bon moment, puis dit enfin : “Si c’est vraiment ce que vous voulez, eh bien oui, restez aussi longtemps que vous le désirez. Vous êtes les bienvenus. Parfait. Vous pouvez habiter dans le cabanon attenant à la cuisine. Je dois aller passer plusieurs mois au Bhoutan, Lhatu pourrait aider à la copie des textes sacrés.”

Il se tourna vers Tsomo et partit d’un grand rire. “Lhatu a une écriture en pattes de mouches, mais j’ai besoin qu’on m’aide à copier certains manuscrits. Sais-tu qu’il arrive aussi à ton mari de mentir ?”

Tsomo ne put s’empêcher de sourire. C’était probablement la façon dont il l’avait dit. Mais pourquoi Rinpotché rabaissait-il son disciple ? Son mari, pendant ce temps-là, le visage sombre, renfrogné, essuyait la sueur de son front tout en s’efforçant de sourire. “Pauvre Lhatu”, se dit Tsomo.

“Quant à toi, Drukpai Achi, j’espère que tu nous distilleras l’ara comme seules savent le faire les Bhoutanaises. J’aime beaucoup l’ara bhoutanais. Il est plus fort et meilleur que les nôtres.”

Etait-ce une plaisanterie, ou bien était-il sérieux ? Tsomo décida qu’il valait mieux répondre. “Oui, Rinpotché, je peux distiller l’ara, mais il n’est pas toujours bon.”

Rinpotché répondit à cela en se tapant sur les cuisses et en riant si fort que tout son corps trembla. “Tu verras que je peux boire n’importe quel ara.”

Le cabanon que Rinpotché leur avait permis d’habiter aussi longtemps qu’ils le voudraient était composé d’une pièce qui se trouvait à quelques mètres seulement du logement de Rinpotché. Plusieurs années auparavant, Rinpotché, qui était connu et respecté dans le monde bouddhiste tibétain, était arrivé du Tibet en réfugié, un vrai, sans ressources, les mains vides, avec pour seuls vêtements ce qu’il portait sur lui, aussi éveillé qu’un “vrai Bodhisattva”, comme disaient les Tibétains. Très vite, ses bienfaiteurs lui avaient offert cette maison et les terres adjacentes, et cet endroit, devenu très animé, attirait de nombreux jeunes moines en quête d’un maître. Rinpotché, comme beaucoup d’autres lamas tibétains à l’époque, consacrait une bonne partie de son temps à transcrire des manuscrits bouddhistes, parce que la plupart avaient fui leur pays sans leurs textes sacrés et que les Chinois avaient entrepris une destruction systématique de tous les objets et textes religieux sur lesquels ils pouvaient mettre la main. Les transcrire était donc le seul moyen non seulement d’assurer la survie de ces textes, mais aussi de les faire connaître. Les copistes doués d’une belle écriture étaient très recherchés et, pour la première fois, Tsomo se sentit réellement fière de son mari. Non seulement il savait lire et écrire, mais ses qualités de calligraphe étaient reconnues jusque dans ces hautes sphères.

“Pourquoi le Rinpotché t’a-t-il taquiné comme ça ?” demanda-t-elle à son mari, dès qu’ils eurent refermé la porte de leur cabanon.

Son mari fit semblant de n’avoir pas entendu, une stratégie qu’il employait toujours lorsqu’il ne voulait pas répondre. Mais cette fois, il n’allait pas s’en tirer comme ça. Elle insista. “Ah mais ! Suis-je vraiment obligé de tout te dire ? siffla Lhatu en se tournant vers elle.

— Non, pas tout. Juste pourquoi le Rinpotché s’est comporté comme ça avec toi”, demanda-t-elle, sans se laisser démonter.

Un long silence.

“Il y a quelques années, à Kalimpong, Rinpotché m’a demandé de copier des textes, j’ai accepté, et j’ai reçu trois paiements d’avance, mais je n’ai jamais eu le temps de faire le travail.

— Pourquoi dis-tu sans arrêt que tu n’as pas le temps ? Qu’as-tu à faire, qui te prend tant de temps ?

— Comment oses-tu me soumettre à un interrogatoire comme ça ! Ma mère elle-même n’oserait pas !” cracha-t-il, quoique sans élever la voix.

Plus tard, lors de conversations avec les autres moines, Tsomo découvrit que le cabanon avait appartenu à un serviteur de Rinpotché, un homme âgé qui avait succombé à la tuberculose. “Cette maladie tue beaucoup de Tibétains. C’est à cause du climat dans ces plaines subtropicales humides de l’Inde où nous sommes venus vivre, tellement différent de l’air frais et sain des montagnes de notre pays natal. C’est une maladie terrible.”

Après la mort du moine, le cabanon était resté inhabité. En bois, avec un toit en tôle ondulée, il était composé d’une seule pièce, vide, à l’exception d’une table qui n’avait que trois pieds. Tsomo vit des traces de fumée sur le mur, dans un coin où le moine faisait cuire ses aliments. Le cabanon avait dû abriter pas mal de souris entre-temps, car le sol en terre battue était jonché de restes de nourriture mâchouillée, de papiers et de bouts de tissu déchiquetés. Tsomo promena son regard autour de la pièce, tout excitée à l’idée de ce qu’elle allait pouvoir en faire. Elle était grande, et Tsomo savait qu’elle en ferait un lieu chaleureux et confortable.

Son mari, lui, prit l’air dégoûté. “Ces gueux de réfugiés, ce qu’ils sont sales ! grommela-t-il en faisant la grimace.

— Tu ferais mieux de faire attention à ce que tu dis ; non seulement ces gueux, comme tu les appelles, nous ont accueillis, mais ils nous offrent un abri. Ils ont été contraints de venir se réfugier ici, eux, alors que nous, nous sommes devenus des gueux par notre propre faute.

— Shooyud, pourquoi faut-il toujours que tu me contredises ?” dit-il en sortant du cabanon avec la mine boudeuse d’un petit garçon en colère. Ces derniers temps, il employait souvent cette expression quand il s’adressait à elle. “Shooyud” se disait quand on voulait faire peur à un enfant, un subordonné, ou bien chasser un chien. Dans son village, quand quelqu’un employait ce mot, on rétorquait aussitôt : “Suis-je ton esclave ou ton domestique pour que tu m’envoies ton shooyud à la figure ?” Lhatu, lui, le disait si souvent, et avec une telle hargne, qu’elle se demandait chaque fois ce qu’elle était vraiment pour lui.

Il y avait un balai, vieux mais encore bon, contre le mur, dont Tsomo se servit aussitôt pour balayer la pièce, le sol, mais aussi les murs et le plafond où pendouillaient des toiles d’araignée et des dépôts de suie. Elle mit toutes ces saletés dans une boîte en fer qui traînait par là et alla les jeter. Puis elle rapporta de l’eau dans la boîte, dont elle aspergea le sol avant de le rebalayer. La pièce parut comme neuve. Elle était épuisée, couverte de poussière, avait les yeux qui brûlaient, les narines et la bouche pleines de poussière. Quand elle eut posé les photos et les offrandes rituelles sur la table qu’elle avait stabilisée avec des briques et des pierres pour remplacer le quatrième pied, son mari réapparut. Il s’arrêta sur le seuil et promena son regard sur leur nouveau logement. Puis il la regarda, un sourire de contentement aux lèvres, et dit : “Tu as beaucoup travaillé. Allez, va te laver, pendant ce temps-là j’installerai l’autel et je ferai le thé.”

Il avait parlé d’une voix douce, avec gentillesse. Elle sentit renaître en elle l’espoir qu’ici les choses s’arrangeraient peut-être.

Tsomo alla se laver au robinet qui se trouvait près de la maison de Rinpotché. Comme il n’y avait personne autour, elle souleva sa kira au-dessus du mollet et dégrafa les fibules sur ses épaules dans l’intention de se laver plus à fond quand, soudain, elle sentit plusieurs paires d’yeux qui la regardaient par les fenêtres. Elle devait faire attention. Elle était une femme, au milieu de nombreux hommes.

A son retour, le thé était prêt, son mari l’avait agrémenté de petits gâteaux qu’il avait achetés au marché. Ils sortirent le peu de vêtements qu’ils possédaient de leurs sacs et les accrochèrent aux clous qui se trouvaient sur les murs. La grosse louche en cuivre trouva sa place dans un coin à un gros crochet que l’occupant précédent avait fixé au mur.

Ils furent accueillis avec chaleur et gentillesse par tous les moines excepté Samphel, le vieux cuisinier de Rinpotché, qui se montra revêche, et à vrai dire peu aimable. Jusqu’au moment où, passant la tête chez eux, il aperçut Tsomo, penchée sur le poêle, en train de faire la cuisine. Sa mauvaise humeur fondit en un instant. “Je pensais que vous deux viendriez manger avec nous, dit-il avec un large sourire. Je me fais vieux et un grand nombre de bouches à nourrir signifie davantage de travail pour moi. Rinpotché n’arrête pas d’inviter des nouveaux venus à sa table.” Puis il parut réfléchir et ajouta : “Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à venir me le demander, Drukpai Achi.”

Tout le temps qu’elle resta à Dehradun, Samphel fut son meilleur ami et conseiller. Elle apprit qu’il avait été cuisinier dans une famille aristocratique bien connue à Lhassa. Ensuite les communistes l’avaient arrêté, mais la prison n’était pas sous haute surveillance et il avait réussi à s’enfuir par la frontière népalaise, voyageant de nuit, se cachant le jour. Tourmenté par la culpabilité d’avoir fui sans sa famille, il était retourné à Lhassa, pour être aussitôt arrêté une fois de plus et emprisonné plusieurs mois, après quoi il avait de nouveau réussi à s’échapper. Il était arrivé tout récemment en Inde et avait proposé ses services à Rinpotché. Toujours à la recherche des siens, il se précipitait sur tout nouvel arrivant dans l’espoir d’obtenir des nouvelles de sa famille. Jamais il ne perdit espoir. Tsomo eut bientôt un immense respect pour chaque ride, chaque sillon de son visage, car chacun d’eux était la marque d’une inquiétude et d’une souffrance profondes. Il venait souvent chez eux avec des restes de la cuisine de Rinpotché. “Par cette chaleur, rien ne se garde, disait-il. Tout se gâte très vite, ce n’est pas comme au Tibet.”

Puis il se mettait à parler du Tibet. Les deux passaient un moment ensemble chaque fois qu’ils en avaient le loisir. Il lui racontait les splendeurs de Lhassa, la guidait dans les rues, l’entraînait au Jokhang, lui montrait le Jowo. Elle se l’imaginait très bien, grandiose, dominant la ville. Elle le suivait à l’intérieur, en faisait le tour avec lui au milieu de la foule des pèlerins et des marchands. Il lui décrivait les lieux en détail, les couleurs, les sons, au point qu’elle eut bientôt l’impression d’en connaître chaque recoin. C’était comme si elle y était allée. Il lui parlait des richesses de la vie religieuse et des prodigalités de la noblesse, mais toutes leurs conversations se terminaient dans la tristesse d’avoir vu les communistes détruire, violer et profaner tout ce qui était sacré au Tibet. Il l’écouta aussi patiemment lui parler de sa vie et raconter comment elle avait atterri ici, à Dehradun. Elle ne lui cacha rien, il était comme un père pour elle, désormais.

Les moines n’appréciaient guère l’arrogance et les manières bourrues de son mari, en revanche, et elle fut blessée, choquée même, un jour que Samphel lui dit : “Sais-tu comment les moines appellent ton mari ?

— Non. Comment l’appellent-ils ?

— Ils l’appellent Gomchen Kopka.”

Tsomo ne dit mot, mais elle en fut offensée, un peu comme une mère si on lui avait dit que son fils avait fait une bêtise. “Mais pourquoi l’appellent-ils l’idiot ?” songea-t-elle. Rinpotché leur avait pourtant permis de rester là parce qu’il avait besoin d’un bon calligraphe. Lhatu était un bon calligraphe. Ainsi, cette vilaine habitude de se donner des noms d’oiseaux était courante même chez les moines ? Elle s’énervait souvent, se mettait même parfois très en colère contre son mari, mais nul autre qu’elle n’avait le droit de le critiquer. Peu à peu, pourtant, elle ne put ignorer le fait qu’il était parfois à la limite de l’idiotie. Il avait toujours une excuse pour ne pas travailler sur les manuscrits. Il paraissait perdre une bonne partie de son temps en commérages futiles dans les petites échoppes des faubourgs de la ville. Mais il ne pouvait tout simplement pas passer tout son temps à bavarder, il devait bien faire autre chose. Aller en ville était chez lui une obsession. Il se sentait obligé d’aller au marché tous les jours. A la fin de la journée, il rentrait chez lui comme après une dure journée de travail. “Je suis si fatigué, aujourd’hui”, déclarait-il, l’air content de lui.

Lhatu était quelqu’un de bizarre. Le Rinpotché, dans sa compassion, ne le réprimandait pas, il se contentait de le taquiner. “Lhatu, j’espère que tu as au moins fini de transcrire la première page du premier manuscrit.” Son mari répondait en rougissant de colère et d’humiliation, mais se mettait au travail, tout au moins pendant les quelques jours qui suivaient.

Tout ce que savait Tsomo de Rinpotché, c’était ce que lui en avait dit Samphel. On ne savait pas grand-chose sur lui, à vrai dire, sauf que la vie de bouddhiste qu’il menait était un exemple pour tous ceux qui le connaissaient. Rinpotché était originaire de l’Est du Tibet. Après ses études, il avait passé le plus clair de son temps à méditer dans des grottes, errant dans la solitude des montagnes du Tibet. A ce qu’on savait, il n’avait jamais eu de maison, ni appartenu à un monastère tant qu’il était dans son pays. Il était parti sans rien, couchant dehors et ne mangeant que lorsque des aliments lui étaient offerts. Arrivé en Inde, il s’était installé dans la maison qui lui avait été donnée, invitant tout le monde à la partager avec lui. Il n’y occupait qu’une seule pièce et n’avait même jamais visité le reste de la maison. Il consacrait tout son temps à la copie de manuscrits, mangeait peu, aimait boire du thé et, récemment, de l’alcool en grande quantité. Il ne possédait rien et riait beaucoup. Tout le faisait rire.

Un jour, Tsomo acheta du millet et du riz au marché, les fit cuire ensemble, puis en éparpilla les grains sur une bâche propre. Quand le mélange eut refroidi, elle y ajouta de la levure donnée par Samphel et mit le tout dans des pots qu’elle avait empruntés à un laitier indien qui venait chaque jour vendre du lait aux moines. Ce laitier, au demeurant très gentil, lui donnait chaque fois une tasse de lait gratuite. “Je pense que tu as besoin de prendre des forces, lui avait-il dit le premier jour où il l’avait vue. Bois du lait, ça te requinquera.” Elle gardait le lait pour le thé de son mari.

Le grain cuit mélangé à la levure reposait à présent dans un coin. Au bout de quelques jours, quand une odeur familière, légèrement doucereuse, emplit la pièce, elle sut qu’elle avait réussi. Utilisant des casseroles et des poêles qu’elle emprunta à la cuisine de Rinpotché, elle distilla de l’ara, un ara bon et fort. Puis elle en remplit deux bouteilles et apporta son premier ara à Rinpotché. Quand elle entra dans la pièce, elle le vit profondément concentré sur la lecture d’un texte. Sans même lever la tête de son livre, il dit : “Bien, Drukpai Achi. Ma tasse est là sur l’étagère, remplis-la et apporte-la-moi”. Il marqua avec soin la page qu’il était en train de lire, referma le livre et prit la tasse. “Dès que je t’ai vue, j’ai su que tu ferais du bon ara”, dit-il après l’avoir goûté. Il vida sa tasse et Tsomo la remplit à nouveau. De quelque part dans les nombreux plis de son vêtement, il sortit un billet de dix roupies qu’il fit glisser vers elle en disant : “Continue de faire de l’ara.” Puis il rit de bon cœur, la regarda bizarrement et ajouta : “Ningche, ningche.”

Tsomo refusa de prendre l’argent, mais il insista, lui tendant le billet de dix roupies jusqu’à ce qu’elle le prenne.

Elle s’aperçut vite que Rinpotché n’était pas le seul amateur d’ara dans le coin. Toutes sortes de Tibétains vinrent lui demander “l’ara de Drukpai”. Des moines, aussi, sauf qu’eux disaient toujours que c’était pour des libations rituelles. Tsomo vendait ce qu’elle produisait et avait toujours un peu d’argent à elle. Elle n’avait nul besoin de savoir ce qu’ils faisaient de l’eau-de-vie qu’ils achetaient.