SCORPIONS ET COMPASSION

 

L’homme grave au visage allongé qui était assis à son bureau décocha un sourire professionnel à Tsomo quand il la vit entrer. C’était un médecin. Ses yeux bleus perçants brillaient d’une intensité presque inquiétante derrière ses grosses lunettes rondes. Il parlait lentement, d’une voix grave, et lui posa de nombreuses questions par l’intermédiaire d’un interprète tibétain. Intrigué par sa kira, il voulut savoir d’où elle venait. Il dit qu’il avait entendu parler du Bhoutan mais que c’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un venant de ce pays. Il se leva aussitôt de sa chaise, son grand corps se dressant au-dessus d’elle. Elle était obligée de pencher la tête en arrière pour le regarder. Avec un zèle excessif, mais l’air très officiel, il ramena ses longues jambes ensemble et s’inclina devant elle tout en parlant.

“En tant que première personne bhoutanaise que je rencontre, je vous salue”, traduisit l’interprète, ajoutant que le médecin prenait des notes sur tous les gens qu’il était amené à rencontrer. Tsomo fit un mouvement sur son siège, se demandant si elle devait lui rendre son salut, quand ses longues mains poilues se posèrent sur son bras d’un geste rassurant, l’invitant à rester assise. Puis, redevenu sérieux, toute trace de sourire ayant disparu, il commença à l’examiner. Il parlait doucement. Elle ne comprenait pas ce qu’il disait, mais le ton était chaleureux, aimable, radicalement différent de celui des autres médecins qu’elle avait vus dans le passé. Il ne s’énervait pas, ne riait pas de ses patients et surtout, surtout, il écoutait. Tsomo eut le sentiment qu’il la crut immédiatement quand elle lui dit qu’elle n’était pas enceinte. Tsomo avait beaucoup souffert de ce qu’on ne la croyait pas, plus encore que de la douleur au ventre. Il l’examina, puis lui donna des médicaments et lui demanda de revenir dans cinq jours. Tsomo se sentit bien, elle eut immédiatement confiance en lui.

En dépit du confort matériel et de la tranquillité d’esprit dont elle jouissait à Dehradun, sa santé s’était détériorée, la douleur était plus présente, et aussi plus aiguë. Son ventre était devenu aussi dur qu’un ballon trop gonflé, plus lourd aussi, et elle n’avait plus d’appétit. Elle perdait rapidement du poids, son corps lui faisait penser à l’un de ces fantômes affamés du bardo, qui sont une représentation de l’état intermédiaire entre la mort et la renaissance. Ces fantômes ont un ventre énorme, un cou extrêmement fin et un trou minuscule en guise de bouche. Son propre reflet dans le miroir lui faisait peur. “Regarde ce que l’avidité fait de nous, lui avait dit son père en lui montrant ces personnages sur les peintures des murs d’un monastère. Trop avides pour manger ce qu’ils ont, trop avides aussi pour donner aux autres. L’avidité insatiable comme fin et comme moyen. Ça peut arriver à n’importe lequel d’entre nous.”

Et c’était à elle que cela arrivait. Elle paniqua, mais ne se rappela pas avoir jamais été avide à ce point. Pourtant cela avait dû être le cas, puisqu’elle était devenue comme ça. Pareille à un fantôme affamé.

Elle fut bientôt obsédée par son corps. Et de plus en plus perturbée à force de se regarder. Quel drôle de mélange ! D’abord un insecte voletant autour d’une flamme rien que pour s’y brûler les ailes, et à présent un fantôme affamé. N’y avait-il rien de bon dans sa vie ? se demandait-elle. Rinpotché lui proposait souvent de venir s’asseoir auprès de lui pour bavarder. Elle lui rappelait sa sœur. Même des moines extrêmement avancés dans leur pratique avaient du mal à se libérer de l’attachement à leurs proches. Le Rinpotché, à l’instar du cuisinier Samphel, n’avait pas de famille auprès de lui. Il s’était enfui seul de sa grotte. Sa famille vivait dans une autre région. Il ne lui avait jamais parlé de sa sœur, sauf pour lui dire qu’elle lui ressemblait. Soit que ce fût trop douloureux pour lui d’en évoquer la perte, soit qu’il fût réellement parvenu à intégrer, dans sa propre vie, la nature transitoire de toutes choses. Au cours d’une de ses fréquentes visites à Rinpotché, elle lui parla de ses angoisses. Il la regarda d’un air totalement inexpressif pendant quelques instants, au point qu’elle eut peur d’avoir dit quelque chose qu’il ne fallait pas, puis soudain il éclata de rire. Il rit comme elle ne l’avait jamais vu rire jusque-là. A s’en déchirer la panse, à en pleurer, appelant son aide entre deux hoquets de rire, et demandant à Tsomo de répéter ce qu’elle venait de lui dire. De la compassion apparut sur le visage de l’aide, mais il n’y trouva là rien de drôle. Si bien que Rinpotché tapait dans ses mains, secouait la tête et riait d’eux deux, à présent. Enfin, parvenant à calmer son hilarité, il dit, s’adressant à son aide : “Tu es toujours si sérieux. Tu ne trouves pas ça drôle ? Moi je trouve ça très drôle !” Puis à Tsomo : “Va chercher ton mari.”

Et quand son mari apparut : “Emmène Drukpai Achi à Mussoorie demain et va à l’hôpital américain. Si elle doit se faire opérer, envoie-moi un message pour me dire quel jour et à quelle heure aura lieu l’opération et prends bien soin d’elle”, ordonna Rinpotché, puis il la bénit. Il lui donna un paquet de reliques sacrées et lui mit un cordon sacré autour du cou. Il posa ses grosses mains chaudes sur son crâne un long moment tout en disant des mantras. Elle laissa les larmes qui lui vinrent aux yeux couler le long de ses joues jusqu’à son menton, où elles restèrent accrochées un moment avant de tomber sur le bord du siège de Rinpotché, formant une petite tache d’humidité.

Ils avaient pris une chambre en ville, pas trop loin à pied de l’hôpital, dans un grand bâtiment gris à deux étages dont les fenêtres et les portes d’un vert écaillé tremblaient sur leur passage. La véranda était littéralement festonnée de cordes à linge auxquelles toutes sortes de vêtements étaient suspendus, lourds, encore gorgés d’eau, ou secs, agités par le vent. Une odeur de moisissure flottait partout dans l’air. L’assortiment de vêtements de couleurs vives ajoutait une note gaie à la grisaille de l’immeuble qui était plein à craquer. Le moindre espace était occupé et ils eurent de la chance de trouver une chambre libre. Minuscule, mais bon marché. Un Tibétain dont ils avaient fait la connaissance au marché les avait aidés à l’obtenir. Beaucoup de leurs voisins étaient balayeurs mais il y avait aussi des Tibétains qui avaient de petits kiosques et d’autres dont Tsomo ne connaissait pas l’activité.

On entendait les balayeurs partir chaque matin armés de leurs faisceaux de brindilles. Parmi eux, il y avait une Tibétaine dont Tsomo découvrit qu’elle travaillait à l’hôpital et, bien qu’il leur fût difficile de communiquer, celle-ci paraissait toujours contente de la voir.

Le médicament que prenait Tsomo lui donnait envie de dormir et ne lui faisait aucun bien. Son ventre était douloureux, comme si elle avait des contractions de femme enceinte. “Je ne crois pas que ces médicaments m’aident beaucoup, dit-elle, désespérée, à Lhatu au bout du quatrième jour.

— C’est à moi, un gomchen, que tu dis ça ? Mais est-ce que tu réalises que tu es traitée par un médecin américain ? Il n’y a pas de meilleurs médecins au monde que les Américains. Je t’ai emmenée voir le meilleur médecin américain”, dit-il, insistant bien sur le mot “américain”, qu’il prononçait “amé-ri-kain”, comme si le son lui plaisait. Mais elle ne voulait pas de leçon sur les médecins américains ; elle voulait juste lui dire qu’elle n’éprouvait aucun soulagement. Sans doute aussi susciter un peu plus de compréhension de sa part. Mais pas une fois il ne lui demanda comment elle se sentait, sans compter qu’il ne restait jamais avec elle. Il prétendait toujours avoir quelque chose d’important à faire.

Un jour, alors qu’elle était alitée, elle sentit la présence de quelqu’un à la porte. Elle leva les yeux et vit le balayeur qui vivait à côté. C’était un homme grand, mince, à la peau sombre. Il portait un pull-over d’une facture grossière mais chaud et il souriait de toutes ses dents. Avec des gestes doux et gentils, il lui demanda ce qui lui était arrivé. Tsomo montra son ventre, mima la douleur. Les mêmes gestes qu’elle avait employés pour communiquer avec son frère Kincho Thinlay. Comprenant de quoi il retournait, il s’approcha d’elle et l’examina un long moment, puis il promena son regard autour de la pièce et dit quelque chose que Tsomo ne comprit pas. Plus tard dans la soirée, quand il vit que Lhatu était rentré, il revint, s’entretint avec lui un moment, puis regarda du côté de Tsomo. Lhatu le considérait d’un air sceptique, un sourire méprisant aux lèvres.

“Cet homme dit qu’il peut te guérir par des moyens magiques. Mais c’est probablement un charlatan. Il faut se méfier de ces gens-là.

— Si c’est un charlatan, c’est facile à voir. Demande-lui combien nous coûtera sa magie”, dit-elle, prête à tout pour soulager sa douleur.

A la question que lui répéta Lhatu, le balayeur répondit par un petit rire bienveillant et déclara qu’il ne demandait rien du tout pour sa magie. Il ajouta qu’il ne pouvait pas supporter de voir Bara Didi souffrir. Pas très convaincu, Lhatu dit que si c’était gratuit, cela ne devait pas valoir grand-chose.

Mais Tsomo insista : “Je t’en prie, laisse-le essayer. Il n’y a pas de mal à tenter le coup. Tout plutôt que cette douleur et cette gêne.

— Ah, les femmes ! Vous êtes toutes les mêmes, incapables de supporter la moindre douleur. Très bien, laissons-le essayer”, dit Lhatu à contrecœur.

Le balayeur retourna à sa chambre pour en rapporter un long chapelet de rudraksha1. Soudain Tsomo eut peur, car elle avait toujours associé ces perles au surnaturel. Devrait-elle lui dire d’arrêter ? C’était trop tard, il était déjà en train de psalmodier les mantras. Malgré son enthousiasme initial, elle se demanda si elle n’aurait pas dû écouter Lhatu. Le balayeur se passa les perles autour du cou et enduisit le front de Tsomo d’une substance liquide gluante sortie d’un petit bol en cuivre qu’il tenait dans sa main. Elle sentit le froid du liquide sur son front, comme une eau glacée qui serait entrée en contact avec un nerf à vif quelque part. Puis, psalmodiant des mantras à voix basse, il se mit à faire le tour de la pièce. Chaque fois qu’il roulait des yeux, sa voix augmentait d’un ton. Le cœur de Tsomo se mit à battre au rythme de sa psalmodie. Assis à son chevet, le sourire figé, son mari observait le magicien d’un air désapprobateur. Tsomo était envoûtée. Elle avait la sensation de bouger en même temps que l’homme qui n’arrêtait pas de danser autour de la pièce avec souplesse et agilité, ses jambes fines mais robustes frappant le sol à grands coups précis et bien pesés. Tsomo sentit bientôt son cœur battre à l’unisson. Puis, soudain, il cria un ordre bref en hindi, que Lhatu eut l’air de comprendre. Celui-ci se leva et alla allumer une bougie. Pendant ce temps le magicien, qui s’était approché du lit, agitait une drôle de créature, dont elle ne sut qu’après que c’était un scorpion, au bout de ses doigts, marmonnant quelque chose. Il paraissait se réjouir de sa victoire.

“Il dit que c’est la cause de ta maladie, interpréta son mari soudain devenu un très enthousiaste participant au rituel. Quelqu’un a pratiqué une magie noire sur toi et la magie est maintenant devenue sa créature. Il faut la tuer.” Le scorpion essayait de se sauver. Il n’arrêtait pas de soulever sa queue pour planter son dard mortel, mais le magicien le tenait de façon à l’en empêcher. A la fois fascinée et dégoûtée par la créature, Tsomo fit un geste indiquant qu’elle voulait qu’il l’éloigne d’elle. Souriant d’un air triomphant, le magicien retourna le scorpion sur le dos, mettant à nu son ventre brun clair.

Il dit de nouveau quelque chose que Lhatu traduisit : “Comme ta douleur est localisée dans le ventre, il faut que le scorpion ait mal au ventre aussi.” Ensuite, le magicien fit fondre de la cire sur la flamme de la bougie et la renversa sur le ventre du scorpion, lequel se tortilla et se recroquevilla jusqu’à s’immobiliser tout à fait.

Tsomo n’était pas très sûre de ce qu’il avait finalement pratiqué sur le scorpion parce qu’elle avait arrêté de regarder. Elle n’ouvrit les yeux que lorsqu’elle entendit le mot “hogiya”, qui signifiait que c’était terminé, ce qu’elle regretta presque, les effets du rituel lui ayant fait du bien dans tout le corps. C’était bien un magicien. Certains pratiquaient une magie noire, occulte, d’autres une magie blanche, bienfaisante, qui guérissait, notamment par la prière et les pratiques religieuses. Tsomo voulut croire que le balayeur avait de véritables pouvoirs spirituels et que la magie qu’il avait pratiquée était celle-là.

Elle sortit un billet d’une roupie de son portemonnaie et le lui tendit, mais il secoua la tête et sortit de la pièce sans mot dire, l’air triomphant, d’une démarche assurée et pleine d’entrain. Il laissa Tsomo avec sa roupie au bout des doigts, se demandant comment elle pourrait le remercier pour ses services. Son mari la regarda avec mépris : “Range-moi ce billet et réveille-toi. Tu ne vas tout de même pas me dire que tu crois à cette comédie.

— Si tu penses vraiment que c’était une comédie, pourquoi y as-tu participé avec autant d’enthousiasme ?” Lhatu la regarda, mais ne répondit rien.

N’ayant jamais vu de scorpion jusque-là, Tsomo était persuadée que c’était une créature magique jusqu’au jour où elle en vit un qui détalait devant elle. Elle hurla de peur, croyant que cette créature du diable était revenue lui faire du mal. Elle se précipita chez ses voisins en criant : “Bhoot, bhoot”, ce qui signifiait “fantôme”, en réalité, mais c’est le seul mot qui lui vint pour expliquer ce qui se passait. Le magicien et sa femme, vite accourus, ne furent pas longs à trouver le scorpion caché sous le bord du tapis. Mais quand ils soulevèrent le tapis, l’animal décampa à toute vitesse. Le magicien s’avança sur la pointe des pieds, puis s’immobilisa, jetant des regards dans toutes les directions. Tsomo était sûre qu’il allait recommencer sa danse et ses battements de pieds. Mais il ne bougeait pas d’un poil, on pouvait même entendre sa respiration, régulière, contenue, puis quelque chose bougea et le scorpion réapparut. Le magicien réagit en une fraction de seconde. Il attrapa la louche en cuivre qui pendait au mur et l’abattit sur l’animal, heurtant le sol avec un bruit qui résonna dans toute la pièce. Pour une fois que la louche en cuivre servait à quelque chose ! Tout ce tapage avait attiré nombre de voisins dans la chambre. Quand Tsomo leur expliqua ce qui s’était passé, ils eurent l’air désappointés. “Quoi ? Tout ça pour un scorpion ? Mais avec l’arrivée de la saison des pluies, on en voit partout !”

Cette expérience ne la fit pas changer d’avis pour autant au sujet des effets magiques du rituel pratiqué par son voisin. Le soulagement avait été instantané quoique temporaire, elle se sentait en dette vis-à-vis de lui. Elle lui donnait des poignées de sucre chaque fois qu’elle le rencontrait. Il avait une passion pour les fourmis qui pullulaient sur la colline. Il aimait les nourrir. Il observait ces armées de petites créatures qui avançaient en ligne, portant leurs petits cristaux de sucre, émerveillé par leur opiniâtreté.

Au cours d’une nouvelle visite chez le médecin, il fut décidé que Tsomo se ferait opérer. Le médecin voulait que son mari signe un document lui donnant l’autorisation de pratiquer l’opération. Elle supplia son mari d’en informer Rinpotché dès que la date et l’heure seraient choisies, ce qu’il promit de faire. “Oui, j’en informerai Rinpotché. Ne t’inquiète pas.” Cette petite phrase, “Ne t’inquiète pas”, eut un effet merveilleusement apaisant sur elle. Ce genre de petits mots, gentils, rassurants, étaient si rares, de la part de Lhatu, qu’elle les accueillit comme la pluie sur une plaine asséchée. Jusqu’à ce qu’on lui apprît qu’il était nécessaire qu’elle entrât à l’hôpital plusieurs jours avant l’opération. Elle pria Rinpotché, lui demandant de lui donner la force de vivre cette épreuve. Quand les médecins vinrent à son chevet pour faire des prises de sang et d’autres choses inquiétantes avec des instruments tout aussi inquiétants, ce fut la panique. Elle eut peur de mourir et, surtout, qu’il n’y eût personne pour dire au moins quelques prières et pratiquer le powa, rites qui aident les morts à transférer leur conscience en vue de renaître, ou lire le Bardo thödöl qui les guide dans ce passage. Tsomo se mit à trembler. Elle ne voulait qu’une chose : retourner à Dehradun, mourir aux pieds de Rinpotché. Elle avait si souvent pensé à la mort, s’était parfois sentie totalement prête à l’affronter. Mais là, tout à coup, l’idée de mourir lui fut insupportable. Elle s’était dupée elle-même. Elle avait parlé de la mort comme s’il s’agissait de quelque chose de parfaitement neutre. Et maintenant, la voici qui suppliait le médecin de ne pas l’opérer. Le médecin lui prit la main, la pressa doucement et dit quelques mots de sa voix chaude et amicale. “C’est justement parce que le médecin ne veut pas que vous mouriez qu’il veut vous opérer”, traduisit l’interprète.

Les yeux écarquillés par la peur, Tsomo marmonna un “S’il vous plaît, ne me laissez pas mourir”, puis elle se cramponna à la corde sacrée qu’elle avait autour du cou tout en faisant non de la tête pour signifier qu’elle ne voulait pas qu’on la lui enlève. Elle répéta le même geste jusqu’à ce qu’elle ait l’impression qu’ils avaient compris, ce qui l’apaisa un peu, mais elle resta agitée jusqu’au moment où on lui fit une piqûre qui parut la calmer tout à fait.

Il y avait quelque chose d’absurde dans tout cela. Depuis des années, maintenant, elle cherchait à guérir de sa maladie, par tous les moyens. Quand elle avait entendu parler des prodiges que pouvait accomplir une opération, elle avait de nouveau espéré guérir. Et maintenant qu’on allait procéder à l’opération, elle suppliait le médecin de l’annuler. La veille de l’opération, Lhatu lui dit qu’il avait fait envoyer un message à Rinpotché, lequel avait répondu qu’il prierait tout spécialement pour elle à l’heure dite. Le lendemain, on l’emmena dans une salle impeccablement propre et glacée, où, éblouie par une lumière vive, elle essaya de se concentrer sur le visage de son maître. Puis on lui posa un drôle de masque sur le visage.

Quand Tsomo rouvrit les yeux, elle était seule dans la chambre. Une petite brise soufflait qui agitait le rideau de la fenêtre. Elle essaya de fixer les yeux dessus, mais sa vue se brouilla et le rideau se changea en une centaine de drapeaux de prières venant vers elle, claquant au vent. Elle referma les yeux et attendit que les drapeaux disparaissent mais c’était comme s’ils s’étaient imprimés dans son esprit. Son corps lui parut comme en état d’apesanteur, et pourtant quelque part, quelque chose la lancinait. Elle ouvrit doucement les yeux, clignant des paupières pour apprivoiser cette lumière vive qui lui faisait mal aux yeux, mais soudain, tout tourna autour d’elle. Elle voulut s’agripper à quelque chose, mais on lui avait immobilisé les mains et elle sentit une vive douleur monter dans les bras quand elle essaya de les bouger. Un gémissement de douleur avait dû monter de sa gorge, car une silhouette nimbée de blanc entra dans la chambre et s’approcha d’elle. La silhouette lui dit des mots incompréhensibles mais apaisants, et la toucha avec douceur. Et là, elle retomba dans un sommeil profond.

Il lui fallut beaucoup de temps pour venir à bout des effets de l’anesthésie. Le médecin lui dit que c’était en raison d’une faiblesse due au fait qu’elle ne s’était pas nourrie correctement avant l’opération. Quand elle put enfin bouger les mains, elle les passa sur son ventre plat, pour l’heure recouvert d’ouate et de gaze. Elle se demanda ce qu’on lui avait fait. Quelque part au fond d’elle-même, elle eut soudain conscience de ce que son “mauvais karma”, comme elle l’appelait, était fini. Elle sombra à nouveau dans un sommeil profond après s’être demandé à plusieurs reprises : “Quel mauvais karma ? Qu’est-ce que c’était que ce karma ?” pensant à son ventre, à cette protubérance dont on venait de la débarrasser. Mais où était-il, ce karma, qu’en avait-on fait, en quoi consistait-il ? Dès qu’elle se réveillait, elle pensait à son karma. Elle voulait savoir ce que c’était.

Quand le médecin passa pour l’examiner, elle lui demanda en quoi consistait la grosseur qu’il avait enlevée, à quoi il répondit par une longue explication, que l’interprète tibétain se contenta de résumer par ces mots : “C’était une maladie”, rien d’autre.

Bien sûr, elle le savait mieux que quiconque, que c’était une maladie, mais elle voulait savoir quelle maladie, ce qui l’avait causée, de quoi elle était faite.

“On a enlevé la maladie de votre corps et on l’a jetée comme c’est l’habitude à l’hôpital”, dit une fois de plus l’interprète.

Elle eut tout à coup la sensation d’une grande perte. On avait jeté un morceau de son corps qui avait fait partie d’elle pendant tant d’années, comme ça. Elle ne saurait jamais ce que c’était. Longtemps après l’opération, cette grosseur l’obséda, lui donna même des cauchemars pendant son sommeil. Etait-ce un morceau de chair sans vie, sans forme, comme ceux dont lui avait parlé Ani Decho ? Ou bien refusaient-ils d’en parler parce que c’était une créature monstrueuse, démoniaque ? Elle ne saurait jamais. Son mari, lui, se contenta de savoir que l’opération avait réussi, sans chercher plus loin. Oui, elle aussi devrait se faire à cette idée, et surtout se réjouir de ce qu’elle était encore en vie. Mais ne pas savoir la perturbait, l’irritait. Elle se sentait en quelque sorte grugée. Or il n’y avait que le médecin qui aurait pu répondre à ses questions, et lui parler directement était impossible. Elle ne pouvait que lui en être reconnaissante. Ce qu’elle était, éperdument.

Bien que vivant en Inde depuis un certain nombre d’années, elle avait toujours préparé elle-même sa nourriture, appréciant finalement peu la cuisine indienne. Les épices qu’on y mettait n’étaient guère à son goût, si bien que ce qu’on lui servait à l’hôpital ne la tentait pas, même si elle avait faim. Sa cuisine habituelle lui manquait. Elle rêvait de cuisine bhoutanaise, et un jour, elle supplia son mari de lui en apporter : “Ce que tu peux être bête, lui dit-il, ne tenant aucun compte de son désir, il faut que tu manges ce qu’on te donne à l’hôpital, c’est bon pour toi. De toute façon, je n’ai même pas le temps de cuisiner pour moi.” Pour la première fois, elle pleura devant cet homme qui était son mari. Elle pleura parce qu’elle avait faim et parce qu’elle se sentait terriblement seule. Elle pleura parce qu’elle avait survécu à l’opération et aussi parce qu’il lui faudrait vivre avec cet homme qui la regardait d’une manière déplaisante et lui disait qu’elle était bête. Au prix d’un très gros effort, bouger lui étant très pénible, elle parvint à se retourner pour échapper à son regard. Elle ne sut même pas à quel moment il sortit de la chambre.

Ses voisins vinrent lui rendre visite et lui apportèrent des fruits, mais elle ne put manger que les bananes. Elle mangea des bananes tous les jours. Son mari aussi vint la voir, mais il n’arrivait que quelques minutes seulement avant la fin des heures de visite. Il s’asseyait sur le tabouret métallique qui se trouvait à son chevet, mal à l’aise, jetant les yeux de tous côtés d’un air distrait. Il regardait constamment sa montre. Tout le temps que durait sa courte visite, il tambourinait avec ses doigts sur la table en métal, ou agitait les jambes avec nervosité. Tsomo aurait voulu lui dire de ne pas agiter les jambes comme ça, parce que ça portait malheur. Le tabouret couinait au rythme des secousses produites par ses jambes. Elle le regarda faire jour après jour sans rien dire, tandis qu’elle retrouvait ses forces. Une certaine fébrilité s’empara bientôt d’elle à mesure qu’approchait l’heure des visites. Ils ne se parlaient que rarement, et les visites de son mari la laissaient toujours déprimée, dans un état d’extrême anxiété. Un jour, à son réveil, après avoir longtemps dormi, elle trouva Rinpotché à son chevet, qui la regardait avec une rare intensité, le sourire aux lèvres. Elle essaya de se redresser, mais il l’en empêcha d’un geste plein de douceur et dit qu’elle ne devait pas faire d’efforts. “Ningche, Drukpai Achi”, dit Rinpotché en lui imposant les mains sur le crâne.

Tsomo crut qu’elle était en train de rêver. Elle resta étendue à regarder Rinpotché peler une banane et la lui tendre. Elle la prit, puis la mit à sa bouche, comme dans un rêve. Mais le goût familier de la banane ainsi que les voix des autres patients de la salle lui dirent qu’elle ne rêvait pas. Et cette réalité la bouleversa. Voici qu’un des plus grands lamas tibétains, l’un des plus respectés, était assis à son chevet, sur un tabouret en métal rouillé qui couinait lamentablement. Mais lui semblait parfaitement à son aise, sa grande compassion ayant transcendé tout le reste, y compris le manque de confort. Le modeste tabouret était devenu un coussin de brocart brodé et Rinpotché était assis là, une sereine dignité émanant de toute sa personne. Tsomo se sentit aussitôt beaucoup mieux, moralement remontée, physiquement régénérée. Pour la première fois depuis l’opération, son cœur s’emplit de gratitude à l’idée d’être en vie.

“Drukpai Achi, il va falloir te dépêcher d’aller mieux. L’ara de Drukpai me manque beaucoup”, plaisanta Rinpotché alors qu’il se levait pour partir.

Spontanément, elle prit la main droite de Rinpotché dans ses deux mains et la porta à son front, l’y maintenant, s’efforçant de dire une prière silencieuse, mais les seuls mots qui lui vinrent à l’esprit furent : “Mon lama, mon lama, je prends refuge en vous.”

Rinpotché répondit immédiatement à sa prière silencieuse. “Très bien, Drukpai Achi, très bien. A présent mange toutes les bananes que je t’ai apportées” ; puis, montrant un sac en papier qu’il avait posé sur la table de nuit, il quitta la salle, avec sa gaieté habituelle, riant tout seul.

Plus tard dans la soirée, quand son mari vint la voir, il lui dit que Rinpotché avait été invité par la communauté tibétaine de Mussoorie à venir consacrer un monastère récemment construit. Entre deux cérémonies, il avait insisté pour aller la voir, seul.


1 Graines de l’arbre Elaeocarpus ganitrus, utilisées par les bouddhistes et les hindouistes, et supposées avoir des pouvoirs magiques.