C’est soutenue par Sita, la femme de “ton magicien”, comme l’appelait Lhatu, que Tsomo sortit de l’hôpital, lentement, en traînant les pieds. Sita avait beaucoup plus de force que son apparence fluette ne le laissait supposer, et elle porta presque tout le poids de Tsomo en plus de ses affaires dont elle avait fait un baluchon avec un dessus-de-lit. Tsomo fut obligée de se reposer à plusieurs reprises avant d’arriver chez elle, dans le bâtiment en aval de l’hôpital. Sita n’arrêtait pas de parler, quand bien même Tsomo ne comprenait rien à ce qu’elle disait. Leur chambre était verrouillée, Lhatu n’était visible nulle part. Elle n’éprouva ni surprise ni colère, juste une sorte de résignation tranquille. Elle s’était plus ou moins attendue à ça. Il savait le jour et l’heure de sa sortie de l’hôpital, elle le lui avait dit plusieurs fois.
Sans attendre, Sita se délesta d’une de ses épingles à cheveux, l’inséra dans la serrure, la tordit et la tourna avec beaucoup de doigté. Puis, le front plissé de concentration, l’oreille tout contre la serrure, elle attendit, écoutant avec la plus grande attention. Au bout de quelques clics, elle céda. “A quoi bon verrouiller une porte ?” se dit Tsomo tout en se dirigeant vers le lit qui n’était pas fait. Elle était encore très faible et ne pouvait pas rester debout bien longtemps. L’endroit sentait la souris, le renfermé, et elle se prit soudain à regretter les odeurs de désinfectant et de médicaments auxquelles elle s’était habituée à l’hôpital. Sita alla dehors chercher de l’eau au robinet et revint avec un bidon plein d’eau fraîche. Ensuite elle alluma le poêle et y posa une casserole d’eau. Voyant Tsomo immobile, bien silencieuse, elle s’approcha d’elle, le visage empreint d’une grande sollicitude. Tsomo lui tendit les mains. Elle aurait voulu lui dire merci, mais ne put se rappeler le mot en hindi. Elle le connaissait, pourtant, les infirmières le lui ayant appris, mais elle n’arrivait plus à s’en souvenir, si bien qu’elle le dit en bhoutanais. Sita regarda Tsomo d’un air interrogateur. Tsomo pointa son index sur Sita, puis sur elle-même et répéta les mots qui lui semblaient exprimer le mieux sa gratitude. “Bhain, bhain”, répéta-t-elle jusqu’à ce que Sita le répète à son tour, l’air de comprendre ce qu’elle voulait dire, riant et tapotant la joue de Tsomo. Elle avait les mains rêches, calleuses à force de nettoyer les toilettes de l’hôpital. “Peut-être est-ce ces mains-là qui ont jeté ma maladie”, se dit Tsomo, frissonnant à cette idée.
Elle avait rêvé de se préparer un repas bhoutanais à peine arrivée chez elle, mais rien que de marcher jusqu’à sa chambre l’avait épuisée. Elle resta étendue sur le lit et s’endormit dès que Sita l’eut quittée. Un sifflement la réveilla. Elle comprit aussitôt que l’eau de la casserole s’était évaporée et que le fond allait brûler si elle ne se levait pas pour l’arrêter. Elle entendit son mari arriver juste au moment où elle posait le pied par terre. Rien n’avait changé. “Quand es-tu rentrée ? dit-il, sur un ton parfaitement inexpressif.
— Il y a déjà un moment”, répondit-elle, puis elle s’avança en direction du poêle, vacillant sur ses jambes.
Il n’essaya même pas de savoir comment elle était entrée. Mais c’était aussi bien. Elle n’aurait pas à le lui expliquer.
“Qu’est-ce que tu as l’intention de faire, là ? Assieds-toi donc et repose-toi pendant que je prépare quelque chose à manger”, dit-il en la soutenant par la taille pour la reconduire jusqu’à son lit.
Il remplit d’eau fraîche la casserole à présent vide et la remit sur le poêle. Puis il essaya de faire un semblant d’ordre en tirant les couvertures sur le lit. Tsomo remarqua qu’il ne semblait pas très à l’aise. Elle se demanda quand il avait fait le lit pour la dernière fois, ou même dormi dedans, d’ailleurs. Devrait-elle le lui demander ? Elle décida que non.
Lhatu sortit un panier et un petit récipient en aluminium de son sac, disant qu’il avait préparé un repas dans la maison d’un ami mais qu’il avait été retardé par un travail important. Les aliments étaient encore chauds. Il avait acheté du riz, un basmati assez onéreux dont le parfum rappelait à Tsomo une variété de riz bhoutanais qu’elle adorait. Le parfum à lui seul la mit en appétit. Le récipient en aluminium contenait du cœur de porc relevé de piment et de gingembre. Son mari devait savoir qu’elle n’était pas très friande d’abats de porc, mais c’était la viande la moins chère et elle ne voulut pas le lui reprocher. C’était la première fois qu’il lui faisait la cuisine depuis leur rencontre, et il fallait reconnaître qu’il ne s’était pas mal débrouillé.
“C’est vraiment très bon. Tu cuisines très bien.”
Lhatu regarda ailleurs, l’air gêné, et grommela : “Ça va, ça va.” Puis, alors qu’elle continuait à manger, un semblant de sourire apparut sur son visage.
Assis sur le lit dans cette chambre sombre, miteuse, la nourriture entre eux, ils partagèrent leur repas en silence. Leur karma les avait de nouveau réunis.
Malgré l’état de leurs finances devenu préoccupant, Lhatu ne faisait rien pour trouver du travail. La plupart des Tibétains qu’ils connaissaient gagnaient leur vie en travaillant sur des chantiers, et il ne pouvait pas ne pas savoir qu’on embauchait des journaliers sur plusieurs chantiers situés en dehors de la ville. Mais Lhatu se contentait de secouer la tête avec véhémence en disant : “Ah non ! Je ne m’abaisserai pas au niveau d’un simple coolie.
— Les coolies gagnent honnêtement leur vie et il n’y a aucune honte à travailler comme coolie”, dit Tsomo, essayant de le raisonner, mais il ne voulut plus en entendre parler. En ce qui le concernait, le sujet était clos.
Mais que savait-il du travail et de la dignité ? “Même avec mon ventre malade, j’ai travaillé sur les routes avec des coolies, et je serais prête à recommencer s’il le fallait”, dit-elle un soir qu’ils étaient assis à manger la soupe qui leur servait de repas quotidien, car leur budget était désormais très restreint.
Il la regarda un long moment, plissant les yeux de colère. “Tu veux vraiment me couvrir de honte, on dirait ?” demanda-t-il, sur un ton presque implorant.
C’était comme si la conscience de ce qu’un mari devait pourvoir aux besoins de sa femme lui pesait ; il était frustré de ne pas y arriver. Il ressemblait à un petit garçon qui ne voulait pas grandir et assumer ses responsabilités. Tsomo avait pitié de lui.
Il était toujours très occupé, mais rentrait chaque soir les mains vides. Pendant ce temps-là, et malgré leur situation financière quasi désespérée, Tsomo retrouvait peu à peu ses forces et avec elles un optimisme grandissant. Elle avait envie de se promener, de faire toutes les choses auxquelles sa maladie l’avait obligée à renoncer. Elle se sentait comme neuve, posait un regard ému sur tout ce qu’elle voyait. La moindre fleur sur un chemin la mettait en joie, la petite marguerite pliant sous le vent, tout comme les rhododendrons qui enflammaient les collines. Elle se disait qu’elle avait dû se promener les yeux fermés, toutes ces années, pour ne pas avoir vu la magnificence de la nature. Elle avait retrouvé la joie de vivre, se sentait rajeunie. Au souvenir des jeux sauvages auxquels elle s’était prêtée, jadis, dans la mare de son village, elle se dit qu’elle pourrait presque se laisser de nouveau aller à des plaisirs comme ceux-là. Hélas, s’il arrivait à son mari de la toucher, ce n’était jamais de lui-même. Quand elle se serrait contre lui, il la regardait, l’air éteint, et la laissait faire.
Au cours de ses interminables promenades dans les rues de la ville, elle découvrit une ou deux échoppes qui vendaient des écheveaux de laine. Elle se dit qu’elle pourrait se remettre à tisser. Le médecin, qu’elle consulta sur ce point, lui conseilla cependant d’attendre encore un peu. En attendant, Tsomo sortit les dernières roupies qu’elle avait cachées dans un mouchoir, sous son oreiller, et alla acheter de la laine. Les couleurs n’étant pas tout à fait celles des laines aux teintures végétales du Bhoutan, elle passa des heures dans la boutique, à choisir des laines dont les couleurs avaient l’air naturelles. A son retour, elle étala la laine sur le lit et prépara un assemblage de couleurs. Elle en tremblait littéralement d’excitation. Elle mit la laine en pelotes et commença l’ourdissage. Quand elle vit que les outils rudimentaires qu’elle se fabriqua elle-même pour l’ourdissage fonctionnaient, elle fut toute joyeuse. Elle demanderait à son mari de fabriquer le reste des outils avec le beau couteau qu’il portait toujours à sa ceinture.
Lhatu accepta de mauvaise grâce et sortit son couteau. Mais, au grand étonnement de Tsomo, il eut le plus grand mal à s’en servir. Il était d’une maladresse sidérante et paraissait surtout préoccupé de ne pas émousser la lame. “Même son arme n’est là que pour la galerie”, se dit Tsomo, découragée.
Le regarder travailler sur les précieux morceaux de bois qu’elle avait récupérés ici et là faisait peine à voir. Il était d’une lenteur désespérante.
Un jour, elle profita de ce qu’il dormait encore, comme il en avait l’habitude, au-delà de midi pour lui emprunter son couteau et fabriquer elle-même toutes les pièces dont elle avait besoin sans se soucier de l’émousser. Finalement, quand le métier à tisser fut prêt, elle le posa contre le mur près de la fenêtre pour tirer un maximum de profit de la lumière. Assise devant le métier, elle repensa à sa mère et à toutes les fois où celle-ci, venue s’installer à côté d’elle, l’avait regardée par-dessus son épaule avec une sévérité bienveillante, guidée et corrigée avec une infinie patience pour qu’elle apprît à tisser. L’image était si vivace qu’elle eut la sensation que sa mère était là, qu’elle entendait sa voix. Son mari fut brutalement réveillé par les battements de l’épée. Voyant de quoi il retournait, il resta un moment assis sur le lit, jambes pendantes, se frottant les yeux, l’air mécontent d’un petit garçon qu’on aurait tiré du sommeil sans ménagement. Il la regarda un moment travailler puis se précipita sur son couteau qui traînait par terre. Il s’en saisit, l’examina de près. Non seulement il ne coupait plus, mais il avait été endommagé, car Tsomo s’en était également servie comme d’un marteau. L’air soudain mauvais, Lhatu ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il n’en sortit qu’une espèce de grognement inintelligible, après quoi il secoua la tête et fit claquer sa langue en signe de désapprobation. Tsomo lui opposa une indifférence bravache, presque enfantine, et ne put s’empêcher de sourire intérieurement.
Le bruit du battant attira nombre de voisins dans leur chambre. Des femmes, surtout, qui restèrent un moment à regarder Tsomo travailler, lui posèrent des questions. Tous ceux qui virent son tissu voulurent l’acheter, mais son mari s’y opposa, prétextant qu’il devait servir à payer le médecin. Le jour où sa première pièce fut terminée, elle l’enleva du métier à tisser et, selon la coutume, fit une offrande aux divinités. Dans sa prière, elle demanda à vivre assez longtemps pour fabriquer quantité de pièces comme celle-là. Le soir même, son mari roula le tissu, le fourra dans son sac et l’emporta chez le médecin. Ce n’était que le premier des nombreux tissus que, pendant des années, Tsomo tisserait pour payer le médecin. Elle eut bien quelques doutes le jour où elle entendit dire que l’hôpital américain était un hôpital chrétien qui soignait gratuitement les pauvres, mais Lhatu avait une explication bien à lui : “Ton opération à toi était très spéciale, qui a duré plusieurs heures. Les médicaments prescrits étaient très chers. Tu ne t’imagines tout de même pas que c’était gratuit ?”
Tout cela, bien entendu, il le tenait du médecin lui-même et du personnel de l’hôpital avec qui il pouvait parler. Tsomo, elle, qui ne pouvait pas communiquer avec eux, était obligée de s’en remettre à Lhatu. A qui d’autre pouvait-elle s’adresser ? Cela étant, elle était si reconnaissante au médecin de lui avoir donné une nouvelle vie qu’elle était prête à tisser pour lui jusqu’à la fin de ses jours.
Entre deux yatra, ces pièces de laine épaisse avec des motifs brochés destinées au médecin, elle tissait des sacs à bandoulière. Elle avait espéré que son mari se chargerait de les assembler mais même cela, il ne le faisait pas. “Si j’ai le temps, avait-il dit.
— Tu as le temps, là, pourquoi ne le fais-tu pas ?” insista Tsomo en lui tendant une aiguille et du fil. Il prit l’aiguille et le fil, au grand soulagement de Tsomo, les tint dans ses mains un moment… puis il les reposa doucement sur la table. “Attends, attends, pas maintenant. Plus tard. Je m’en occuperai plus tard”, dit-il, et il sortit.
Tsomo tissait le jour, mais tôt le matin et le soir elle n’osait pas, par peur de déranger les voisins, certains s’étant déjà plaints du bruit. Les cloisons du bâtiment étaient si minces qu’on pouvait entendre les voisins roter, cracher ou éternuer. Quand elle ne tissait pas, elle préparait les fils et la laine, ou assemblait les morceaux, ce qui signifiait qu’elle se levait tôt et se couchait tard. Chaque fois qu’un sac était fini, son mari l’emportait pour le vendre. “Bien, très bien. Je m’en charge”, disait-il d’un air important. Il était sincèrement ravi de les vendre, mais il ne fut plus jamais question de l’aider à les assembler. Tsomo décida que le faire elle-même lui demanderait moins d’efforts que le supplier de l’aider. C’était comme s’il avait peur de se lancer dans quoi que ce fût qui demandât de la concentration, un effort quelconque. Elle s’aperçut qu’il perdait son temps à rester assis des heures à regarder dans le vide. Les sacs se vendaient cinq à sept roupies chacun. C’est en tout cas ce qu’il disait, et elle le crut.
Lhatu et Tsomo étaient déjà depuis plusieurs mois à Mussoorie quand ils apprirent que Rinpotché était rentré du Bhoutan. Elle choisit sa plus belle pièce de tissu, remplit trois bouteilles d’ara spécialement fabriqué pour Rinpotché et réussit à persuader son mari d’aller à Dehradun avec elle. A peine furent-ils arrivés dans la demeure du lama que tous les moines qui les connaissaient se rassemblèrent autour d’eux. A la voir si différente, ils ne laissèrent pas de s’étonner. Samphel s’approcha d’elle et lui murmura, l’air espiègle : “Si Gomchen Kopka n’était pas là, je te ferais la cour maintenant que tu es si belle.
— Veux-tu t’en aller ; tu es bien trop vieux”, lui répondit Tsomo en lui donnant une petite tape amicale dans le dos.
Les jeunes moines qui étaient près d’eux les entendirent, mais sans comprendre. “Trop vieux pour quoi ? demanda l’un d’eux.
— Ça, c’est notre secret”, répondit Samphel avant que Tsomo puisse dire quoi que ce soit, et tous deux partirent d’un grand rire.
Son mari les regarda d’un air soupçonneux mais ne dit mot. L’idée qu’il fût jaloux effleura l’esprit de Tsomo, et un flot de tendresse inonda son cœur.
Rinpotché demanda aussitôt une bouteille d’ara, avant même de jeter un œil au yatra que Tsomo avait mis grand soin à tisser. Il pria l’un des moines de lui remplir sa propre tasse puis la tendit à Tsomo. “Bois, Drukpai Achi.” Pour ne pas profaner la tasse de Rinpotché, Tsomo voulut d’abord verser le contenu de sa tasse dans la sienne, mais il insista. Hésitante, elle approcha ses lèvres de la tasse et but une gorgée d’ara. Comme il était trop fort pour elle, elle voulut le passer à son mari, mais Rinpotché intervint. “Ne lui donne pas l’ara, il en a déjà tiré tout le suc.” Tous deux le regardèrent, intrigués.
“Tu te rappelles ce qui s’est passé ce matin-là quand tu te préparais à venir me voir”, continua Rinpotché. Puis il fit une pause et, le sourire aux lèvres, il recula un peu sur son siège, en position d’attente.
Ça lui revint, tout à coup. Elle était en train de préparer l’ara quand son mari avait insisté pour avoir la première distillation. Tsomo, qui avait eu l’intention de l’offrir à Rinpotché, ne voulut pas la donner à Lhatu. Fâché, il était resté près du poêle, l’air sombre, renfrogné, ne disant mot, jusqu’au moment où elle avait fini par lui donner une tasse pleine, non sans avoir auparavant fait, en pensée, une offrande à Rinpotché. Son mari devait s’en souvenir également, car il se confondit aussitôt en excuses, les yeux pleins de vraies larmes de honte. Rinpotché riait, à présent. “Quand il s’agit d’ara, je suis très difficile”, dit-il comme si de rien n’était, puis il en but une tasse et se pourlécha avec délectation. “Tu en as pris le suc, mais pas le goût.”
Tsomo était persuadée que Rinpotché ne parlait pas que de l’ara. C’était, dans son immense compassion et son infinie sagesse, sa façon à lui d’aider son mari, un gomchen dévoyé, à devenir meilleur pratiquant. C’est comme ça qu’elle le comprit. “Mon mari est paresseux, souvent stupide et arrogant, mais ce n’est pas un mauvais homme”, pensa-t-elle à cet instant. Tsomo faillit sursauter en entendant Rinpotché dire : “Tu crois vraiment ?” Rinpotché venait de répondre à ses pensées, cela ne faisait désormais aucun doute pour elle.
Elle eut des doutes, en revanche, sur la façon dont son mari interpréta l’incident.
Rinpotché s’émerveilla de la transformation de Tsomo. “Fascinant, ce que la médecine moderne peut faire. Vraiment fascinant. Qu’est-ce qu’ils ont dit que tu avais ?
— Ils ont parlé de tuméfaction, de maladie. J’ai essayé d’en savoir plus mais je n’ai pas pu communiquer avec eux.
— C’est vrai que lorsqu’on ne parle pas la même langue, on se sent souvent bête, Ningche. Donc tout ce que tu sais, c’est que c’était une maladie. Et maintenant que tu as un nouveau corps, une nouvelle vie, que vas-tu en faire ?”
Comment répondre à cette question ? Voulait-il dire avec son nouveau corps ou avec sa nouvelle vie ? “Je ne sais pas”, dit-elle honnêtement.
Une lueur brilla dans les yeux de Rinpotché, puis il se mit à rire. “C’est parfaitement exact. Evidemment que tu ne sais pas. Qui peut savoir ce qu’il fera de son corps, ou de sa vie ? Mieux vaut vivre ici et maintenant.”
“Toi et ce vieux cuisinier tibétain, pourquoi a-t-il fallu que vous m’humiliiez devant tous ces moines, aujourd’hui ?” demanda Lhatu à peine furent-ils rentrés. Elle dut faire un effort pour comprendre ce qu’il voulait dire. “Oh, ça ? dit-elle en riant. Samphel et moi sommes bons amis, et il adore me taquiner, ajouta-t-elle tout en mettant de l’eau à bouillir pour le thé.
— Bons amis, répéta-t-il. Je te préviens, je ne supporterai pas ces bêtises. Si vous continuez de m’humilier, tes bons amis et toi, je te démolis.” Tsomo ne sut trop que penser de cet accès de colère. Devait-elle se réjouir de ce que son mari se montrait jaloux, ou bien n’était-ce pas plutôt qu’il n’avait pas supporté de se sentir humilié ? Lhatu était si chatouilleux sur ce qu’il croyait être sa dignité. Il disait souvent à Tsomo qu’il fallait toujours garder sa dignité, en toutes circonstances.
Rinpotché les ayant invités à revenir à Dehradun, ils retournèrent chercher leurs affaires à Mussoorie. Elle était en train de remplir deux gros sacs de jute quand Sita, sa behen1, apparut sur le pas de la porte, essuyant une larme. Quoique ne pouvant toujours pas communiquer verbalement, elles étaient devenues proches. Leur amitié n’avait nul besoin de mots. Tsomo était triste de laisser Sita, tout en étant très heureuse de rentrer chez Rinpotché. En fait, elle allait demander à Rinpotché s’ils pourraient revenir dans la maison qu’ils habitaient avant, quand celui-ci lui avait dit : “Ta maison est vide. Tu viens quand tu veux”, comme si, une fois de plus, il avait lu dans ses pensées.
A trente ans, Sita était enceinte de son cinquième enfant. Les quatre autres, toujours à moitié nus, avaient pris l’habitude d’entrer à tous moments chez Tsomo pour réclamer quelque chose à manger. Elle s’arrangeait toujours pour avoir une petite chose à leur donner. C’était comme s’ils faisaient partie de sa famille. Ram Prasad, le plus âgé, qui aidait son père, était la plupart du temps absent. Si l’enfant de Tsomo avait vécu, il n’aurait que quatre ans de plus que Ram Prasad, qui avait treize ans. Avec ses yeux immenses, Mira, une petite fille toute fluette, ressemblait comme deux gouttes d’eau à sa mère. Elle souriait tout le temps et rappelait à Tsomo son frère, Kincho Thinlay. Cette enfant d’un naturel doux était toujours prête à rendre service. Elle lavait les plats et les casseroles du voisinage et rapportait quelques roupies à la maison chaque semaine. Sa mère lui huilait abondamment les cheveux, puis lui faisait une longue natte qui lui arrivait aux genoux et qui traînait après elle comme une queue. Kilshore, un petit garçon joufflu doté d’un appétit féroce, était de tous celui qui venait le plus souvent la voir. Il entrait dans sa chambre et montrait du doigt les casseroles qui traînaient là en disant : “Aunty, is mai kaya haï ?” (“Tatie, qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?”), sur quoi Tsomo soulevait d’abord des couvercles de casseroles vides, laissant pour la fin un récipient qui contenait quelque chose, un morceau de pain, ou une pomme de terre bouillie, ou encore un bol plein de riz qu’il avait la joie de découvrir lui-même. Son enthousiasme était tel, alors, que c’était un véritable plaisir pour Tsomo que de jouer à ce petit jeu chaque fois qu’il venait. Bimla était la plus jeune. Et aussi la fillette la plus mélancolique que Tsomo eût jamais vue. Elle avait une figure triste en permanence et de longs cils toujours humides de larmes. Elle passait le plus clair de son temps assise toute seule, dans son coin, le regard perdu dans le vague. Tout le monde l’aimait, lui prodiguait des marques d’affection, mais personne n’arrivait à capter son regard.
Plus tard, Tsomo apprit d’une connaissance commune que Mira était morte quelques jours seulement avant que sa mère ne donne naissance à son cinquième enfant. Ils allaient tous beaucoup manquer à Tsomo. Elle n’était pas riche, mais avant son départ elle voulut donner quelque chose à Sita. Elle sortit dix roupies de sa bourse et les mit avec insistance dans la main de Sita qui tenta de l’en dissuader. Finalement, celle-ci accepta le cadeau mais elle ôta prestement deux bracelets en verre de couleur de son poignet, qu’elle passa à celui de Tsomo, en insistant un peu parce qu’ils étaient légèrement trop petits pour elle. Ces bracelets, Tsomo ne devait les enlever que lorsqu’elle prononcerait ses vœux de nonne, bien des années plus tard. Tsomo entendit Sita pleurer doucement alors qu’elle passait devant sa porte. Sur le chemin, en descendant la colline, elle se retourna. Debout au milieu des vêtements qui claquaient sur les cordes à linge de la véranda, Sita, appuyée contre la rambarde, s’essuyait les yeux avec le bout de son lumineux sari orange, Bimla assise à cheval sur sa hanche, légèrement tournée de côté pour que l’enfant puisse elle aussi voir Tsomo. Tsomo emporta avec elle cette image de son amie, telle une photo de famille.
Au bout de plusieurs mois à Dehradun, le Rinpotché leur conseilla d’aller à Delhi. Il leur dit que l’impression de textes bouddhistes était là-bas en plein essor et qu’il y avait une forte demande de copistes pour transcrire des manuscrits rares et anciens. Il dit aussi que la capitale indienne serait un marché à fort potentiel pour les sacs bhoutanais de Tsomo. “Tous les gens que je connais à Dehradun ont déjà un de tes sacs. Ici, tu n’arriveras plus à en vendre.”
C’était vrai. Elle vendait tous ses sacs, certains, même, avant de les avoir enlevés du métier à tisser. Les moines choisissaient leurs couleurs, leur motif, et la payaient généreusement. Ils adoraient ses motifs compliqués, très colorés, sans doute en raison de l’extrême simplicité de leur vêtement. Tsomo et son mari étaient à présent très à l’aise, car Lhatu s’était enfin décidé à se mettre aux écritures qui lui avaient été demandées et ils avaient à eux deux un revenu plus important qu’il ne l’avait jamais été. Tsomo priait pour que la bonne volonté et la constance de son mari ne fissent pas long feu. Elle était encore obligée de tisser un yatra de temps à autre pour l’envoyer au médecin. Elle espérait chaque fois que ce serait le dernier. Mais son mari disait : “Quoi ? Tu crois que quelques yatras suffisent à payer les honoraires du médecin et tous ces médicaments hors de prix ? Tu es vraiment stupide. Nous lui en devons encore beaucoup.”
1 Mot signifiant “petite sœur” en hindi.