LE POIDS DE LA DIGNITÉ

 

La première chose que fit Lhatu en rentrant à Kalimpong fut d’aller rendre visite aux riches bienfaiteurs qui l’avaient aidé par le passé. Au vu des difficultés qu’il traversait à nouveau, et compte tenu de ce qu’il n’avait rien fait de sa vie, ils lui accordèrent de nouveau les mêmes privilèges que par le passé : le gîte et le couvert. “Pauvre Lhatu, dirent-ils. Regardez comme il est démuni, lui qui est si entièrement dévoué à sa quête spirituelle !” Il les gagna à sa cause avec ses belles paroles et sa prétendue dignité. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois qu’ils apprirent qu’il était marié. Lhatu ne leur avait pas parlé de Tsomo, qui vivait seule dans une chambre qu’ils louaient dans le bazar. Dès qu’ils eurent vent de son existence, les bienfaiteurs exigèrent qu’elle leur soit présentée.

“Lhatu, ta femme n’est pas jolie, pourquoi l’as-tu épousée ?” demanda la maîtresse de maison, toisant Tsomo d’un air critique. Les gens ayant statut ou pouvoir s’arrogent le droit de faire ce genre de remarques, et Tsomo ne sut réagir qu’en souriant bêtement. On la traitait comme un animal de foire. Où était donc cette dignité à laquelle tenait tant son mari, lui qui restait là, à essayer de dissimuler un sourire, manifestement amusé qu’il était par la scène qui se déroulait sous ses yeux ? Malgré son manque de beauté, Tsomo fut comblée de cadeaux et de gentillesses qui suscitèrent de la part de son mari le commentaire suivant : “Tu as beau ne pas le mériter, tu bénéficies de mon karma.”

Cet excellent karma leur valut d’avoir une vie relativement aisée pendant les quelques mois qui suivirent. Tout leur était fourni par leurs bienfaiteurs. Cette période de tranquillité et de confort matériel aida Tsomo à se réconcilier avec son métier à tisser. Car, chose curieuse, depuis qu’elle n’avait plus à travailler dur pour se nourrir, elle s’ennuyait. Elle n’avait rien d’autre à faire que s’asseoir et bavarder toute la journée en attendant qu’on l’appelât pour manger. Un jour, elle sortit donc son matériel et monta son métier à tisser. Ses bienfaiteurs ne furent pas longs à lui demander de tisser pour eux. Tsomo devint leur tisserande attitrée. Elle ne tissait plus pour des raisons économiques, mais parce qu’elle avait besoin de faire quelque chose, de se rendre utile.

Lhatu et elle maintenaient un semblant de relations dépourvues de toute passion, qui pouvaient se résumer à une froide indifférence. Leurs désaccords, leurs disputes faisaient partie du passé. Il avait ses amis, au nombre desquels surtout de jeunes Bhoutanaises, comme Tsomo le découvrit bientôt. Tous deux vivaient à présent des vies séparées et ne se retrouvaient que de temps à autre, parce qu’ils étaient mari et femme. Lhatu allait retrouver ses amis sous n’importe quel prétexte, même lorsque ses bienfaiteurs exigeaient sa présence. Mais il ne jouait plus, Tsomo en était sûre, et elle se demanda si Sherab lui avait parlé. Elle se demanda où était Sherab, et si elle aurait dû rester avec lui.

Elle-même renoua avec toutes ses amies, passant le plus clair de son temps en leur compagnie. Elles la pressèrent de questions : “Ça fait si longtemps que tu es partie, raconte.”

“Tsomo, tu devais mourir, au cours de ce voyage, tu te souviens, la taquina Aum Kuenlay Pem. Tu nous as fait si peur. Sais-tu que les autres me rendaient responsable de t’avoir entraînée dans cette aventure ? Peux-tu imaginer à quel point j’étais inquiète ? Et voilà qu’après toutes ces années, tu réapparais, transformée, et avec un mari, en plus !

— Ne te moque pas, Aum Kuenlay Pem. Ça a été une période très dure pour moi, je ne pensais qu’à mourir. Quant à la transformation, eh bien, peut-être que ce sont les bénédictions de tous les lamas que nous avons vus qui ont changé mon karma !

— Et ton mari ? Là tu as vraiment eu de la chance. Il faut que tu nous l’amènes, un jour. J’ai le sentiment que je le connais, d’ailleurs.

— Pour ce qui est de mon mari, je ne suis pas sûre que ce soit de la chance”, dit Tsomo, voulant paraître drôle. Mais elle l’avait dit avec un peu trop de sérieux et Aum Kuenlay Pem la regarda d’un air perplexe.

Pema Bhuti accueillit Tsomo avec une excitation presque enfantine. “Whai Tsomo ! Whai Tsomo ! Regardez-moi ça ! On te reconnaît à peine. Comme je suis contente. Tu vois, je t’avais dit que tu reviendrais à Kalimpong !

— Pema Bhuti, comment te portes-tu ? Après tout ce temps, tu n’as pas changé d’un iota, dit Tsomo, lui prenant les mains et les serrant avec affection.

— Et pourquoi voudrais-tu que j’aie changé, hein, on se le demande. Tout le monde n’est pas comme toi, tu sais.

— Dis-moi, comment vont Dechen et Tenzing ? Pour quand est prévue leur prochaine visite ? J’ai tellement hâte de revoir Dechen Choki.”

Les yeux de Pema Bhuti se voilèrent, l’excitation s’évanouit d’un coup. Elle parla avec lenteur. “Dechen Choki est malade, il faut qu’elle prenne régulièrement des médicaments. Beaucoup de médicaments, et des piqûres. Tenzing va bien mais il se fait du souci pour elle.” Ses yeux brillèrent à nouveau : “Et mon petit-fils est un adorable petit bout de chou.”

Tsomo avait déjà appris, avant de partir, que Dechen Choki était malade, mais elle ne pensait pas que ce fût aussi sérieux. Elle ne sut que dire.

C’est Pema Bhuti qui en reparla. “Dechen Choki a une terrible maladie. Il paraît que c’est la tuberculose. Si tu la voyais ! Elle n’a plus que la peau sur les os.”

Un frisson parcourut Tsomo qui avait entendu dire, à Dehradun, que beaucoup de Tibétains mouraient de cette maladie. L’image d’une Dechen Choki déjà bien mince lui vint à l’esprit, et elle frémit à l’idée qu’elle fût devenue plus maigre encore.

“Peut-on guérir de la tuberculose ? Les médecins peuvent-ils quelque chose ?” Tsomo pensait au médecin de Mussoorie. Lui saurait très certainement comment aider son amie.

Pema Bhuti baissa la voix, comme si elle craignait d’être entendue : “Dechen Choki n’aime pas prendre ses médicaments, et elle a refusé d’aller dans l’hôpital qui traite tout spécialement les patients atteints de tuberculose. Tu sais, c’est toujours la même, tout le temps à rire et à glousser. Tu sais ce qu’elle a dit ? Elle a dit à Tenzing qu’elle préférait mourir heureuse avec lui plutôt que de vivre malheureuse loin de lui dans un hôpital, même avec l’espoir d’aller mieux. Que peut faire mon pauvre fils ? Il lui procure les meilleurs médicaments, l’emmène voir les meilleurs médecins !”

Pema Bhuti s’essuyait les yeux, à présent, et Tsomo aussi. Puis, se taisant, elles se tinrent les mains un moment, pensant toutes deux à la Dechen Choki qu’elles connaissaient.

Malgré ces mauvaises nouvelles, Tsomo trouva un certain réconfort dans la compagnie de ses autres amies. Elles se réunissaient régulièrement pour aller en ville voir les derniers films à l’affiche. C’était leur passe-temps favori. Mais il ne s’agissait pas seulement de cinéma. Leur plaisir, c’était aussi se consulter pour savoir ce qu’on allait voir, se pomponner pour l’occasion, se préparer de bonnes petites choses à grignoter. Sans compter toutes les friandises qu’elles allaient acheter à deux pas du cinéma. Elles s’offraient des momos, des aloo dum1, des channa2, des gram3 chauds, des biscuits, des bonbons qu’elles croquaient ou mastiquaient bruyamment pendant toute la durée du film, avec plus ou moins d’énergie selon l’intensité dramatique de l’action. Tsomo n’en suivait pas toujours bien le fil, mais elle aimait beaucoup l’action. Elle aimait surtout les films indiens et, comme ses amies, n’était pas très amateur de films anglais et de leurs trop longs dialogues ponctués d’interminables scènes de baisers. Ces films-là ne les amusaient pas, et elles n’allaient en voir que si elles n’avaient rien d’autre à faire. Tsomo connaissait le nom de presque tous les acteurs et actrices du cinéma indien. Chacune avait ses préférés, mais toutes s’accordaient à dire que Dev Anand et Asha Parekh étaient les meilleurs. Elles pouvaient parler de cinéma des heures durant ou, comme Aum Kuenlay Pem, chanter ces belles chansons que Dechen Choki chantait avec Tenzing.

Certaines des amies de Tsomo, dont Sonam Deki, qui avait vécu à Kalimpong une grande partie de sa vie, aimaient se maquiller, pour ressembler aux jolis visages vus sur l’écran. Avant de sortir, Sonam Deki s’asseyait devant son miroir et, avec toutes sortes de petits ustensiles, se mettait du rouge aux lèvres, du noir aux yeux et du rose aux joues. Au début, Tsomo s’en amusait. Sonam Deki ressemblait un peu à ces effigies en pâte à sucre qu’on utilisait comme rançon, ou comme bouc émissaire dans le rituel appelé glud4.

“Pourquoi est-ce que tu te peinturlures comme ça ? Tu as l’air d’un glud !

— Et toi, tu parles comme si tu n’étais jamais sortie de ton village. En ville la plupart des femmes se maquillent. J’aime me maquiller. Ça fait des années que je le fais. Sans maquillage, je me sens presque nue. Les hommes aiment les femmes pimpantes, qui prennent soin d’elles-mêmes. Mon mari aime bien que je me maquille. Peut-être que ton mari, aussi, t’aimerait mieux si tu te maquillais.”

L’amusement de Tsomo se mua peu à peu en curiosité, puis un jour elle passa au stade de l’expérimentation. Elle acheta un tube de rouge à lèvres et dans sa chambre, dans le plus grand secret, la porte fermée à clé, elle essaya de s’en mettre. Tenant le petit miroir dans sa main gauche, elle appliqua la substance onctueuse sur ses lèvres et en étudia les effets. Ça lui donnait un drôle d’air : ses lèvres étaient trop rouges et le contraste avec sa peau, trop pâle, faisait ressortir ses petits yeux. Elle se passa la langue sur les lèvres pour goûter le rouge. Le goût ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait. Après bien des essais, elle s’enhardit à sortir maquillée. Se dessiner un trait noir sur la paupière s’avéra plus difficile mais, après plusieurs tentatives, elle finit par y arriver. Mettre du rouge à lèvres, du rose aux joues et du noir aux yeux devint son rituel quotidien. Mais sa curiosité ne s’arrêta pas là. Elle essaya aussi les chaussures à talons. Trottant d’un pas mal assuré, elle se persuada qu’elle marchait comme ces stars de cinéma à la démarche chaloupée qui attiraient des sifflets et des applaudissements parmi les spectateurs masculins chaque fois qu’elles apparaissaient à l’écran. Si son mari remarqua le changement, il n’en laissa rien voir. Et s’il ne le remarqua pas, c’est qu’il était aveugle, ou qu’il n’en avait cure. Le nouveau look de Tsomo ne changea rien à leur relation. Rien ne pourrait plus sauver leur mariage.

Un jour, Tsomo se rendit compte qu’il lui fallait toujours être avec d’autres gens, se distraire, s’amuser. Elle vivait dans une agitation constante, vaguement perturbée par d’obscurs pressentiments. Elle continuait ses rituels quotidiens, les offrandes d’eau et les prières, sans oublier les lampes à beurre qu’elle allumait consciencieusement sur son petit autel, mais tous ses gestes lui paraissaient creux, superficiels. Sa quête spirituelle, si intense quand sa santé était chancelante et qu’elle menait une vie chaotique, précaire, n’était plus qu’un lointain souvenir. Chaque fois qu’elle s’efforçait de penser à la religion, une petite voix lui disait : “Une autre fois, plus tard. Quand je serai plus vieille.” Rinpotché, ou plutôt l’image vivante qu’elle en gardait, était son seul véritable lien avec le spirituel.

Tsomo et son mari furent bien obligés de revenir sur terre quand leurs riches bienfaiteurs annoncèrent qu’ils rentraient au Bhoutan. Ils invitèrent son mari et elle à les accompagner, mais Lhatu trouva une excuse pour se défausser. “Les riches bienfaiteurs, c’est comme le feu, dit-il pour justifier son refus, il faut les tenir à distance. Si on s’approche trop, on se brûle, et si on s’en éloigne trop, on a froid. Il faut toujours maintenir la bonne distance.”

Encore de belles paroles, mais Tsomo le soupçonnait d’avoir peur de s’engager, de perdre sa prétendue indépendance. Tout en appréciant le statut et les avantages matériels que lui procuraient ses bienfaiteurs, il détestait devoir se lever dès six heures du matin et être à leur service. Il détestait être tenu pour responsable de ses actes, car c’était ce que ses bienfaiteurs attendaient de lui. Si bien qu’au bout de quelques mois, ils se retrouvèrent en plan et plus démunis que jamais. Leur ancien propriétaire les autorisa à réemménager dans leur chambre en ville.

Tsomo ne le dit pas, mais elle avait secrètement espéré que son mari retournerait au Bhoutan avec la riche et puissante famille. Elle se serait rachetée devant tout le monde. Elle avait imaginé la surprise des gens de son village, leur envie aussi, en apprenant qu’elle était liée à cette famille. Mais son rêve secret de retrouver l’estime des autres, qui prenait encore une grande place dans sa vie quelques années auparavant, semblait s’être usé ; ce n’était plus qu’une pensée qui la traversait de temps à autre et qui n’avait plus vraiment d’importance. Ce qui était important, en revanche, c’est qu’elle commençait à comprendre qu’elle n’était absolument pas maîtresse de sa propre vie. Qu’elle était le jouet des événements qui se produisaient dans la vie des autres. “Et si nous allions nous installer quelque part ? On pourrait avoir un projet, faire quelque chose par nous-mêmes, demanda-t-elle un jour à Lhatu.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je n’ai pas de projets ? J’ai des projets, je fais des tas de choses. Mais bien sûr, tu ne comprendrais rien à mes projets. Mais attends un peu, tu vas voir.”

Tsomo attendit patiemment qu’il dévoilât ses projets, que quelque chose se produisît. Au lieu de discuter et de se quereller avec lui, elle décida de reprendre le tissage. Les sacs à bandoulière à motifs bhoutanais n’étaient plus aussi demandés parce que de plus en plus d’usines en fabriquaient, qui se vendaient moins cher. Les gens qui préféraient les tissus faits main venaient de temps à autre en commander une pièce. Le yatra était très demandé, surtout les vestes de couleur blanche avec des motifs simples tissés en laines teintées de façon artificielle. Et le travail était simplifié, vu qu’elle allait acheter la laine directement au marché et qu’elle n’avait plus à la préparer.

Dans le même temps, son mari annonça qu’il se lançait dans les affaires. Il n’était quasiment jamais là, ne rentrait que pour manger et laisser ses vêtements à laver. Son passage au service de ses bienfaiteurs avait eu pour corollaire une très nette amélioration de sa garde-robe, et il prenait grand soin de son apparence. Heureusement, comme il détestait faire quoi que ce soit de ses mains, il se salissait peu. Même les manches de son maillot de corps, qu’il retroussait par-dessus celles de son go, restaient impeccablement blanches plusieurs jours durant. Il fallait bien admettre qu’il avait fière allure, “un vrai dasho5”, lui dit Tsomo.

Ce compliment lui donna le sourire des jours durant. “Ah oui, tu crois, vraiment ? Mais tu sais, aujourd’hui, pour avoir l’air d’un dasho, il suffit d’avoir les manches blanches. Tandis que moi je sais ce que c’est que d’avoir de la dignité, et c’est là que tu vois la différence.”

Le compliment lui était monté à la tête, mais il était trop tard, elle ne pouvait plus le retirer. A bien des égards, il se conduisait comme un petit garçon. Un compliment de ce genre, et il était fou de joie, de même que la moindre critique pouvait l’irriter au plus haut point pendant des jours. Il avait constamment besoin d’être rassuré. En Tsomo, il avait trouvé la compagne idéale, quelqu’un qui prenait soin de lui, l’aimait sans trop lui poser de questions, et n’attendait que peu en retour. Mais elle ne ressemblait hélas pas à la femme de ses rêves. Il la trouvait beaucoup trop vieille et, quoiqu’il ne lui eût jamais demandé son âge, il la croyait d’environ dix ans plus âgée que lui et souffrait de ce qu’elle n’était pas jolie. Elle était toujours là pour lui, cependant, et cela le rassurait. Il la trouvait accommodante, pleine de ressources, mais têtue comme une mule, avec des idées très arrêtées, et surtout si peu gracieuse. Pourtant, il ne pouvait pas nier que c’était elle qui l’avait maintenu à flot à l’époque la plus difficile de sa vie. Qui l’avait nourri, aimé sans lui poser de questions et sans rien attendre en retour. Il nourrissait donc un sentiment de gratitude à son égard et, en même temps, lui en voulait de se sentir redevable, sentiments contradictoires s’il en fut, qu’il éprouvait depuis le début de leur relation.

Les problèmes d’identité de Lhatu dataient de l’époque où ses parents, fondant de trop grands espoirs en lui, l’avaient envoyé au monastère.

“Deviens un gomchen accompli. Fais-toi une place dans les hautes sphères de la religion, l’honneur de la famille est en jeu.”

Lhatu avait passé plusieurs années dans le monastère, mais n’était jamais parvenu à devenir un religieux accompli, ni à redorer le blason de la famille. Il avait quitté le monastère pour se mettre au service d’une famille qui était le principal soutien du monastère. Ses beaux discours, ses belles manières et la fausse modestie qu’il affichait en public avaient fait merveille sur les femmes de cette famille. Il fut gâté, nourri, vêtu. Lhatu acquit ainsi un statut à part, qui n’était ni celui de gomchen ni celui de courtisan, mais de choemen bomen, expression signifiant qu’il n’était ni religieux ni laïque, quelqu’un à qui il ne fallait pas trop se fier. Lhatu n’était pas un mauvais bougre, au fond, mais son égoïsme et son statut, qui n’en était pas un, le faisaient apparaître comme un homme sans envergure, un bon à rien n’ayant pas d’autre but que de se laisser vivre.

Lhatu n’était pas retourné chez lui. Il avait trop honte de n’avoir rien à offrir aux siens, surtout de ne pas être parvenu à les tirer de la misère où ils étaient pour les élever à un rang plus digne. Sa famille le considérait comme perdu. Ceux qui le connaissaient pensaient que c’était un bon à rien qui ne serait jamais rien d’autre qu’un parasite. Lhatu lui-même ne sut jamais qui il était, leader spirituel ou courtisan, si bien qu’il ne fut jamais ni l’un ni l’autre, et n’eut jamais la satisfaction qu’aurait pu lui procurer le fait de devenir l’un ou l’autre. Il n’était à l’aise que quelque part entre les deux, ce qui signifiait qu’il n’était rien, quoique avec beaucoup de dignité.

Heureusement, Lhatu avait un don naturel pour la calligraphie, que la discipline et la pratique du monastère avaient affûté. Il pouvait compter sur ce don dans les moments difficiles, mais n’aimait pas la monotonie du travail, qui exigeait de rester assis de longues heures au même endroit, dans des pièces trop faiblement éclairées, les yeux rivés sur des pages détériorées et des lettres rendues quasi illisibles par le temps.

Ap Thinlay et Lhatu s’étaient rencontrés à Tso Pema. Ap Thinlay était persuadé que les problèmes de Lhatu seraient résolus s’il avait une compagne pour prendre soin de lui. Et c’était en cherchant désespérément quelqu’un pour son “frère en religion” qu’il avait trouvé Tsomo. Pour être sûr d’atteindre son but, il avait un peu triché et les avait fait se rencontrer grâce à un pieux mensonge. En faisant de Tsomo et de Lhatu un couple, il avait réuni leurs karmas. Mais depuis quelque temps, ces mêmes karmas les divisaient.


1 Aloo signifie “pommes de terre” en hindi, ici préparées avec des épices.

2 Pois chiches.

3 Diverses graines grillées et épicées.

4 Rituel au cours duquel on libère une personne malade des mauvaises influences qui l’affectent en les reportant sur son effigie.

5 Aristocrate.