Tsomo commençait à s’inquiéter de ce que les affaires de Lhatu le réclamaient plus souvent que prévu à Phuentsholing, et qu’elles le retenaient parfois plusieurs semaines d’affilée. A chaque nouveau départ, il emportait un peu plus d’affaires avec lui, faisant croire à Tsomo qu’il préparait leur installation définitive là-bas. Elle finit par apprendre qu’il y rejoignait une maîtresse, une fille bien plus jeune qu’elle. C’était donc ça, ces fameuses affaires, si prometteuses, se dit-elle amèrement. Bien que depuis des années elle se fût préparée à cette éventualité, le fait accompli la laissa terriblement triste et désemparée. Elle voulut se convaincre qu’elle était trop âgée pour lui, que la nécessité seule avait fait d’eux un couple. Qu’il avait été un poids pour elle plutôt qu’un soutien, et qu’elle était libre, désormais, de faire ce que bon lui semblerait. Chaque fois que la colère et l’amertume montaient dans son cœur, elle se raisonnait, s’efforçait de se calmer en se raisonnant.
Ce n’était pas tant la colère et la solitude, mais l’idée de compter aussi peu pour lui qui lui faisait mal. Comment pouvait-il la rejeter ainsi, après tant d’années ? Leur vie ensemble n’avait pas toujours été heureuse, certes, mais ils se devaient bien quelque chose l’un à l’autre. Du respect, de la considération. Incapable de penser plus avant, elle donna libre cours aux larmes qu’elle retenait depuis un moment. “Je ne vaux rien”, se disait-elle, désespérée.
Au bout de plusieurs semaines d’absence, Lhatu revenait, mais ne tenait pas en place, s’énervant à tout bout de champ.
“Quand un homme est amoureux, non seulement il se comporte de façon étrange, mais il a l’air niais”, lui dit Aum Kuenlay Pem.
Des hommes amoureux d’elle, il y en avait eu tellement, avant qu’elle ne tombât amoureuse de son tailleur de mari, qu’elle en connaissait un rayon sur le sujet.
“Comment ça, niais ?
— C’est facile à voir, observe-le bien.
— Tu veux dire transi, rêveur ?
— C’est ça.”
Lhatu avait bien l’air transi. Il n’y avait aucun doute : il était amoureux. Et si cet air niais signifiait qu’il était amoureux, alors il était évident qu’il n’avait jamais été amoureux d’elle. Car jamais elle ne lui avait vu cet air-là au cours des années qu’ils avaient passées ensemble. Mais tempêter ou pleurer ne servirait à rien. Elle devait rester maîtresse de ses émotions. Pas une seule fois elle ne lui donna à penser qu’elle savait quelque chose de ses amours. Mais le jour où il emporta ses dernières affaires et monta dans le bus pour Phuentsholing, l’idée la prit subitement de l’accompagner. Elle acheta un billet et monta s’installer à côté de lui. En la voyant, Lhatu ouvrit de grands yeux ahuris et tenta de la persuader de descendre du bus. Elle rit, le taquina. Elle savait qu’en public il aimait toujours se conduire comme un gentleman. L’opinion des autres lui importait tellement qu’il n’éleva même pas la voix, n’essaya pas non plus de la faire descendre de force. Mais il y avait de la colère dans la douceur même avec laquelle il parlait.
“Voyons, Tsomo, tu ne peux pas faire ça. Sois raisonnable.
— Quoi de plus raisonnable qu’une femme qui accompagne son mari ? le défia Tsomo, que son traquenard amusait soudain beaucoup.
— Viens la prochaine fois. Mais pas cette fois.”
Tsomo se mit à bavarder avec d’autres passagers, ignorant son mari qui continuait de la supplier de descendre. La surprise de Lhatu se mua en panique, puis en véritable colère quand le bus klaxonna, puis démarra et sortit de la gare routière. Pendant tout le trajet il resta assis dans un silence glacé et refusa de bouger de son siège lors des haltes ou pour le repas de midi. A la fin de la journée, il avait le teint gris, l’air complètement épuisé. Mais il s’était creusé les méninges pour trouver une solution.
“Nous irons à l’hôtel, parce que notre appartement est encore en travaux, déclara-t-il, butant légèrement sur le mot « notre ».
— Ce serait de l’argent gaspillé. Qu’il soit en travaux ne me dérange pas du tout”, dit Tsomo, feignant d’être enjouée, en réalité malade de jalousie.
Lhatu se renfrogna.
“Le propriétaire ne veut pas qu’on y habite pendant les travaux.”
Elle savait qu’il mentait. Sa lèvre supérieure remuait légèrement quand il mentait. Elle avait passé assez de temps avec lui pour le savoir.
Tsomo céda tout de même et accepta de prendre une chambre dans un petit hôtel situé près du marché aux légumes. Elle n’avait pas l’intention de rester plus que quelques jours, d’autant qu’elle ne se rappelait pas avoir fermé à clé la porte de leur chambre à Kalimpong. La curiosité, seule, une curiosité incoercible, l’avait poussée à faire cette folie de venir voir à quoi ressemblait la nouvelle femme de son mari. Ce mari qui fut d’une humeur de chien pendant tout le temps que dura leur dîner. Ils étaient assis face à face, les yeux de Lhatu exsudant une colère et une haine qui se déversaient jusque dans la nourriture, la rendant proprement immangeable. Tous deux finirent par repousser leur assiette encore pleine. Ils partagèrent le même lit, mais il se plaignit d’abord des punaises, puis de la chaleur, pour l’accuser ensuite de prendre toute la place et finir par se lever. Et c’est sans réaction que Tsomo l’entendit sortir et marmonner quelque chose ayant à voir avec un peu d’air frais. Elle dormit profondément cette nuit-là.
Quand elle se réveilla, il était dans la chambre en train de siroter du thé dans une grande timbale tout en la regardant d’un air abattu. Il lui passa un peu de thé. Tsomo but un breuvage tiède et trop sucré, qui lui donna la nausée. Sans plus de cérémonie, il alla droit au but.
“Tu ferais mieux de rentrer à Kalimpong immédiatement, dit-il. J’ai trop à faire pour m’occuper de toi, tu vas t’ennuyer, et en plus tu n’as peut-être même pas fermé notre porte à clé.
— On dirait que tu as quelque chose à cacher, ici, à Phuentsholing. Mais moi, j’aime bien cet endroit. Je crois bien que je vais y rester avec toi.”
Lhatu devint cramoisi, ses yeux lancèrent des éclairs, mais il préféra en rester là. Comme toujours, la colère le rendait muet. Il se leva lentement, sans la quitter des yeux, puis se hâta de sortir en répétant sa phrase habituelle : “Je reviens dans un moment.”
Tsomo pensa que ce serait un long, très long moment. Elle n’allait pas l’attendre, cette fois. Elle avait assez attendu comme ça.
Phuentsholing s’était beaucoup étendue depuis qu’elle y avait séjourné, des années auparavant. Elle tomba sur des marchands qu’elle connaissait de Kalimpong et qui la saluèrent aimablement. Elle rencontra aussi d’autres amies qu’elle avait connues à Kalimpong et qui l’invitèrent chez elles pour bavarder du bon vieux temps, mais elle n’avait qu’une idée, en réalité : quitter cette ville au plus vite. Elle avait le pressentiment que quelque chose de terrible allait arriver si elle restait. Mais dès le premier jour de son arrivée à Phuentsholing, une amie lui avait montré l’immeuble où Lhatu avait son appartement et elle ne put résister à l’envie de le voir. C’était un vieil immeuble délabré qui avait manifestement besoin de réparations, mais il n’y avait aucun signe de travaux en cours. Le soleil était juste en train de baisser à l’horizon, projetant partout une lueur mate orangée. Elle passa devant l’immeuble et dans la lumière du soir reconnut une jeune fille qu’elle avait souvent vue à Kalimpong. Elle avait à peine seize ans et attendait un enfant. “Elle porte l’enfant de mon mari, constata Tsomo, sentant son cœur se déchirer. C’est la deuxième fois que j’aurai vu une femme porter l’enfant de mon mari.” La fille aperçut Tsomo, peut-être même la reconnut. Elle s’immobilisa un instant, comme une biche apeurée, puis s’éloigna d’un pas vif, gracieux malgré sa grossesse avancée. Elle était jeune, avait de longs cheveux lisses et noirs qui lui tombaient en cascade sur les épaules. Elle était jolie, radieuse. Tsomo sut instinctivement que cela signifiait que c’était fini. Elle resta plantée là un long moment dans la tiédeur du soir, transie de froid. Combien de temps ? Elle aurait été incapable de le dire. Elle essuya les larmes qui coulaient sur ses joues et porta machinalement ses mains à ses cheveux, courts et si ordinaires, qu’elle n’avait même pas coiffés. Elle les détestait. Elle se détestait. Elle revint lentement à son hôtel, se sentant soudain fatiguée, très vieille, et très stupide. Elle s’était accrochée en vain à un rêve. Ce n’était qu’un rêve. Sa curiosité avait été satisfaite, mais à quel prix ? Elle l’avait cherché. Elle n’aurait pas dû insister.
Tsomo décida de rentrer à Kalimpong par le prochain bus. A quoi bon s’accrocher à un mariage moribond ? Une fois de plus, elle avait perdu. Elle partirait donc humiliée, tête basse. Mais ce n’est pas ce qui arriva, car le lendemain, elle rencontra une femme qu’elle connaissait depuis des années. Elles se saluèrent devant la droguerie située à deux pas de l’hôtel, puis, baissant la voix, la femme demanda : “Pourquoi espionnais-tu la jeune femme de ton mari ? Elle a dit que la vieille femme de Lhatu était venue l’espionner hier soir.
— Vieille, c’est bien ça qu’elle a dit, n’est-ce pas ? C’est vrai que je suis vieille. Mais sait-elle qu’elle non plus ne restera pas jeune toute sa vie ?”
C’était une réponse stupide, mais c’était exactement ainsi qu’elle se sentait : stupide.
Anodins en d’autres circonstances, les mots “vieille femme” eurent cette fois pour effet de la mettre en rage. Peut-être était-ce leur vérité, surtout, qui était dure à entendre. Leur différence d’âge était une question délicate qu’elle et Lhatu avaient toujours évité d’aborder. Tsomo se promena en ville, allant d’une boutique à l’autre pour tenter d’oublier ce qui venait de lui être dit, mais elle bouillonnait. C’était elle qui aurait eu quelque chose à redire, si tant est qu’il y eût quelque chose à redire. Comment la maîtresse de Lhatu osait-elle la traiter de vieille femme ? L’image de la jeune fille avec sa jolie frimousse et ses cheveux de reine obsédait Tsomo. Mais dans son esprit, la jeune fille qui lui apparaissait n’était plus du tout désemparée, ni craintive, ni seule. Elle arborait un sourire cruel et la conspuait : “Alors, la vieille, tu as perdu ton mari. Tu ne sais donc pas faire le bonheur de ton mari ? La vieille ! La vieille !”
Tsomo avala d’un trait son deuxième verre de rhum. Une sensation de brûlure lui piqua la gorge, gagna la poitrine puis l’estomac, et une chaleur revigorante se propagea dans tous ses membres. Pensant qu’un petit verre de rhum la calmerait, elle était entrée dans un bar. Mais le rhum avait eu l’effet opposé, la rendant plus agitée encore, et aussi plus sûre d’elle, si bien que, la sensation étant agréable, elle en avait commandé un autre. Tsomo rentra à l’hôtel dans un état second, alla fourrager dans son sac et y trouva le canif qu’elle utilisait pour couper les fils quand elle tissait. Le froid contact du canif dans sa main lui donna un sentiment de puissance qui se renforça quand elle aiguisa la lame contre une pierre. Mais elle n’était pas encore tout à fait sûre de ce qu’elle allait en faire. Le temps avait réduit la lame à une mince lamelle. Il avait appartenu à Mère, qui le tenait de sa grand-mère. A cette pensée, Tsomo fut transportée dans son village, des années en arrière. Elle devait avoir neuf ou dix ans. Elle jouait sous le porche quand elle avait entendu un brouhaha et vu plusieurs femmes se ruer vers la maison pour voir Mère. On venait toujours la consulter quand il y avait un conflit parmi les femmes. A leur mine alarmée, Tsomo avait compris qu’un conflit venait d’éclater et ouvert grands les yeux et les oreilles pour savoir de quoi il retournait.
“Vous savez quoi ? Pema a coupé un bout du nez de Nazom.”
Tsomo avait tendu l’oreille pour ne rien manquer.
“Comment est-ce arrivé ?
— Pema sait tout. Nazom lui a volé son mari.”
Tout le monde s’était mis à parler en même temps. Elles étaient en émoi et, baissant la voix, chuchotaient plus qu’elles ne parlaient, tout en lançant des regards en biais. Il y avait de l’excitation dans l’air, de la stupeur, de l’effroi aussi. Les femmes étaient capables de se faire des choses terribles, jusqu’à se mutiler. Tsomo s’était jointe aux femmes, choquée elle aussi, mais aussi gagnée par l’excitation ambiante. Et après, qu’est-ce qui s’était passé ? Elle voulait tout savoir.
“Pourquoi le nez ? Pourquoi pas une autre partie du corps ?” avait demandé Tsomo à sa mère quand elles furent seules.
Mère l’avait regardée, étonnée. Comme elle ne répondait pas, Tsomo l’avait suppliée.
“Ma foi, c’est toujours le nez. Pourquoi ? Je n’y ai jamais vraiment réfléchi, mais j’imagine que c’est parce que c’est la partie la plus proéminente du visage. C’est la première chose qu’on voit. Peut-être parce que le nez est caractéristique, il te définit. Je ne sais pas, en tout cas c’est une ancienne coutume. C’est toujours le nez. Ceux qui sont à l’origine de cette coutume devaient avoir une bonne raison.”
Eh bien là, une fois de plus, il y avait une bonne raison. La jeune fille lui avait volé Lhatu et Tsomo voulait un morceau de son nez. Sachant enfin ce qu’elle voulait, Tsomo se dirigea vers l’appartement de son mari, le couteau à la main. Elle ne s’appartenait plus, comme si son corps, mû par une énergie qui lui était totalement étrangère, agissait de lui-même. Elle avançait comme une tornade, avec, en tête, un leitmotiv : “Un morceau de son nez, un morceau de son nez.”
Tsomo vit l’immeuble et devant, comme par hasard, la maîtresse de Lhatu, qui accrochait son linge à un fil, le corps souple et gracieux, une petite brise agitant ses beaux cheveux noirs. Un moment d’égarement et Tsomo eut une vision de sang coulant de son nez, se répandant partout. Puis deux bras puissants retinrent Tsomo et la secouèrent violemment. “Auriez-vous perdu la tête ? Je vous avais pourtant dit qu’il ne fallait jamais saisir un couteau quand on est en colère !”
Cette voix douce et bienveillante… Tsomo la reconnut, mais elle mit un moment avant de reconnaître l’homme qui était devant elle, en robe de moine. Gélong Sherab lui tenait les deux mains avec l’une des siennes, de l’autre lui arrachait le couteau qu’elle serrait dans la main droite. Sherab replia lentement le canif et le lui rendit.
“Prenez soin de ce canif. Vous en aurez besoin pour couper les fils de vos tissages.”
Embarrassée, Tsomo accepta le canif. Au même moment, du coin de l’œil elle aperçut la jeune fille qui passait non loin d’eux. Elle se retourna pour les regarder brièvement, puis disparut dans l’immeuble. Tsomo ne l’avait pas touchée.
“J’allais lui couper un morceau de nez”, dit Tsomo d’un air bravache, comme s’il l’avait empêchée d’accomplir un exploit.
Un chien grogna en réponse à un chat agressif, un enfant passa en sautillant devant eux, tandis qu’ils restaient plantés là face à face.
“Pourquoi m’en avez-vous empêchée ? demanda Tsomo.
— Parce que vous alliez faire quelque chose que vous auriez regretté toute votre vie. Vous en auriez fait quoi, d’ailleurs, de ce bout de chair ? Ce n’est pas ça qui aurait fait revenir votre mari. Arrêtez de trembler comme ça. Calmez-vous et réfléchissez. Réfléchissez, voyons.
— Réfléchir, je ne fais que ça depuis toujours ; je suis fatiguée de réfléchir. Je voudrais agir, pour une fois.
— Les femmes devraient voir un peu plus loin que le bout de leur nez, justement. Pourquoi s’accusent-elles les unes les autres quand leur mari les trompe ?
— Parce qu’elle m’a volé mon mari. Nous savons tous qu’un homme est un homme et qu’il peut faire un faux pas de temps à autre, mais s’il est marié, une femme doit le savoir et ne pas chercher à le séduire.” Gélong Sherab claqua la langue et hocha tristement la tête, l’air consterné. Tsomo se sentit soudain mal à l’aise. Gênée, parfaitement stupide. Doublement stupide. Gélong Sherab avait raison. Tsomo osa tout à coup penser autrement. Elle voulait punir une femme qui était encore une enfant pour quelque chose qu’un adulte, un homme qui aurait pu être son père, avait fait. Oui, les femmes cherchaient toujours l’ennemie en elles, ou parmi elles, et laissaient les hommes s’en sortir avec un petit sourire suffisant, les confortant dans la certitude qu’ils ont le droit d’agir à leur guise parce qu’ils sont des hommes. C’était clair, parfaitement limpide, tout à coup.
Et Tsomo de se rappeler le rire sonore d’une joyeuse et insouciante Pem Doma, dans son village, il y avait de cela des années, changée en un être desséché, diminué, maladif, les yeux vidés de toute gaieté. Elle n’avait plus desserré les lèvres après avoir été agressée par une bande de femmes du village qui l’accusaient de voler leurs maris. Malgré ses dénégations, elles lui avaient infligé des choses terribles. “Je n’ai pas volé vos maris. Ils sont venus chez moi, ce sont eux qui m’ont suppliée. Suis-je jamais venue chez vous ? Oui, tous, ils sont venus et m’ont promis le mariage.”
Pem Doma était belle, libre, elle aimait la vie, et tous les hommes du village se seraient damnés pour avoir le privilège de coucher avec elle. Coucher au moins une fois avec elle, c’était comme un rite de passage pour devenir un homme, faire partie de la société des hommes. Les arguments de Pem Doma n’eurent pour résultat que de faire enrager les femmes, qui continuèrent de la blesser et de l’humilier. Elle mourut à l’âge de vingt-quatre ans, complètement déshumanisée.
Tsomo pensa à sa sœur dont elle avait toujours dit qu’elle lui avait volé Wangchen, son mari. Elle en était là parce qu’elle avait cru que sa sœur avait mal agi envers elle. Tsomo pensa à la première femme de Wangchen, celle qu’il avait quittée pour elle. Tsomo lui avait pris son mari et sa première femme ne le lui avait probablement jamais pardonné. Les femmes gardaient leurs problèmes et leurs griefs pour elles, pensant toutes être fautives, se volaient mutuellement leurs maris et vivaient dans le soupçon et la haine. “Gélong Sherab a raison, se dit Tsomo. Nous faisons toutes fausse route. Il faut que nous repensions nos rôles, et nos devoirs. Nos devoirs envers nous-mêmes, mais aussi nos devoirs les unes envers les autres.”
Le lendemain, Gélong Sherab accompagna Tsomo à la gare routière. Après avoir passé plusieurs années au Sikkim, il allait à Paro rencontrer un très grand lama tibétain qui méditait dans le monastère de Taktsang, et il était tombé sur Tsomo par hasard. Il avait été choqué de la voir un couteau à la main, une horrible expression sur le visage, marchant comme une démente.
“Vous aviez le même air, exactement, que le jour où vous avez détruit le tissu qui se trouvait sur votre métier, à Delhi, et j’ai tout de suite su que vous alliez faire une bêtise, lui dit-il plus tard au restaurant où il l’entraîna pour boire une tasse de thé et l’aider à se calmer.
— J’ai bu du rhum.
— Ce n’était pas que le rhum. Vous avez peut-être avalé du rhum, mais pas le fait que votre mari parte avec cette jeune femme. Inutile d’y penser, de toute façon, vous ne pouvez rien y changer. Pensez plutôt à ce que vous allez faire, maintenant.”
Gélong Sherab attendit à côté du bus tandis que Tsomo montait prendre un siège près d’une fenêtre, puis ils continuèrent à bavarder. Quand le moteur se mit en marche, il la regarda soudain avec tristesse, puis, spontanément, ôta sa montre et la lui passa par la fenêtre. Tsomo regarda la montre, chaude encore du poignet de Sherab, puis elle se retourna et regarda la silhouette brune devenir de plus en plus petite jusqu’à disparaître tout à fait de sa vue, et de sa vie. Ce fut la dernière fois qu’elle vit Gélong Sherab. Elle n’entendit plus jamais parler de lui, mais elle était sûre que c’était un bon moine, comme l’aurait dit Ani Decho. Quant à son mari, la rupture se fit sans un mot l’un pour l’autre. Il n’y avait pas de document à signer, pas de pension alimentaire à payer. Les années qu’ils avaient passées ensemble ne représentaient plus rien. C’était comme si une lampe à beurre s’était éteinte, il n’en restait rien, hormis un peu de fumée. En fait, elle ne l’avait revu qu’une fois depuis le matin où ils avaient bu ce thé trop sucré, qui lui donne encore la nausée, rien que d’y penser. Son ex-mari vécut ouvertement avec la jeune femme dès qu’elle-même fut partie de Phuentsholing. Mais elle entendit parler de lui par des amis mutuels.
“Comme il est beaucoup plus vieux que sa femme, il a tellement peur de la perdre qu’il a complètement changé. Il ne sait que faire pour lui plaire, lui raconta un jour une amie.
— Lui apporte-t-il son thé au lit ? demanda Tsomo en riant, pensant à toutes les fois où elle l’avait fait.
— Absolument. Sa jeune femme aime dormir tard et elle adore avoir son thé au lit”, dit-elle d’une voix neutre.
Tsomo ne put s’empêcher de sourire. C’était un vrai sourire, dépourvu de tout désir de vengeance ou de méchanceté. C’était le sourire plein d’humour d’une femme qui se représentait son ex-mari se levant tôt le matin pour faire le thé à sa jeune épouse. Personne ne reste éternellement le même ; tout le monde peut changer.