UNE PRIÈRE POUR LES PÈRES

 

Tsomo avait bel et bien oublié de fermer à clé la porte de sa chambre, qu’elle retrouva cambriolée. Tout ce qui pouvait servir à quelque chose avait disparu. Elle marcha au milieu du fouillis qui restait et s’assit à même le matelas ; même les draps avaient été emportés. Elle promena ses yeux autour de la pièce, incrédule devant le spectacle qui s’offrait à elle. Son vieux jupon rose avait été lancé sur l’autel où il pendait, comme un bout de rideau, devant les photos des lamas qu’elle vénérait. Elle ne put s’empêcher d’en sourire, puis fut choquée par sa propre irrévérence. Elle se leva et décrocha le jupon, faisant tomber les photos dans sa hâte. Elle ôta la poussière des photos avec ses mains et les tint au-dessus de sa tête en un acte de respect et de pénitence, tout en murmurant des prières. Certains des bols servant aux rituels étaient tombés, l’eau s’était renversée. La bouteille de jus d’orange qui lui servait de vase était la seule chose restée intacte. Elle était là, sur la table, pleine de soucis encore frais. Reprenant peu à peu ses esprits, elle réalisa tout à coup ce que cela signifiait pour elle. Elle avait perdu non seulement un mari, mais aussi toutes ses affaires. “Maintenant, qu’est-ce que je peux faire ? Je n’ai plus rien”, se dit-elle.

Elle avait l’impression d’entendre Lhatu : “Espèce de nulle, de bonne à rien, toutes ces années tu n’as vécu que grâce à mon mérite.” Dans son esprit pour l’heure assez perturbé, elle l’entendait répéter cela dans différentes intonations, et même le chanter, comme le font des enfants pour se moquer de quelqu’un, jusqu’au moment où elle se dit qu’elle était en train de devenir folle.

Promenant à nouveau ses yeux autour de la pièce presque nue, son regard rencontra la louche en cuivre qui pendait dans son coin. Depuis l’instant où Lhatu était entré dans son foyer et dans sa vie, des années auparavant, ils avaient toujours vécu avec. La louche n’avait jamais servi à rien, mais les avait accompagnés partout, faisait partie de leur foyer. C’était un objet familier, qui, à cet instant, curieusement, lui apporta un peu de réconfort. Elle ne l’arracherait pas du mur ni ne la jetterait à terre, de colère, comme elle aurait pu le faire. Il ne restait rien d’utile, en dehors de cet ustensile, mais il lui donna un sentiment de continuité, d’ancrage. C’était tout ce qui restait de leur mariage. Elle crut rire, mais des larmes coulèrent le long de ses joues. Elle rit et pleura en même temps, tandis que, quelque part au plus profond d’elle-même, une petite voix lui disait de se ressaisir, de ne pas se laisser aller.

Elle resta longtemps assise immobile, comme si elle avait peur de bouger.

La nuit tombait quand elle réussit enfin à se lever. Elle ferma la porte à clé, par habitude, car il n’y avait plus rien à voler. Où pourrait-elle aller ? C’était si facile les autres jours, de s’habiller, de prendre son sac, d’aller frapper à la porte d’une amie et de s’annoncer : “Je suis venue bavarder un moment”, ou bien : “Il y a un nouveau film qui passe en ville, tu veux qu’on y aille ?” A présent, que dire ? “Mon mari m’a quittée, veux-tu aller au cinéma ?” ou : “Mon mari m’a lâchée, et j’ai été cambriolée. Et si on bavardait ou qu’on allait au cinéma ?”

Pourquoi était-ce si difficile de demander de l’aide ? Vers qui se tourner ? Elle se retrouva soudain chez son amie Lhadon. Elle n’eut aucun besoin de s’expliquer : en la voyant, Lhadon prit Tsomo par la main et la fit entrer chez elle. Tsomo essaya de lui dire qu’elle avait été cambriolée, mais tout se mélangea dans sa tête.

“Je suis allée à Phuentsholing et Lhatu et moi on a oublié de fermer à clé et il m’a quittée et m’a volée et Sherab est parti”, dit Tsomo, pleurant dans ses mains.

Lhadon comprit aussitôt que quelque chose de terrible était arrivé mais elle commença par essayer de la calmer, l’invitant à ne rien dire pour le moment. Lhadon savait garder la tête froide. Elle avait trois enfants à l’âge de l’adolescence, et donc l’habitude de faire face quand il le fallait. Elle avait grande confiance dans les vertus d’une tasse de thé bien chaud. Si bien qu’elle en prépara et persuada son amie de le boire. Tsomo réussit tant bien que mal à l’avaler, malgré les gros sanglots qui lui secouaient tout le corps.

Enfin, Tsomo se calma peu à peu et son discours se fit plus cohérent. “Je suis allée à Phuentsholing avec Lhatu et j’ai oublié de fermer à clé et on nous a cambriolés. On m’a volé tout ce que j’avais.

— C’est affreux. Es-tu partie précipitamment ? Tu fais toujours tellement attention, d’habitude”, demanda Lhadon, étonnée.

“Peut-être pas assez”, se dit Tsomo, qui se fit aussi la réflexion qu’elle n’aurait jamais dû le laisser partir si souvent comme ça.

“Je suis partie sur un coup de tête parce que Lhatu était…”

Tsomo se remit à pleurer de plus belle. Ce n’était pas vrai : elle n’était pas partie précipitamment, mais au contraire pleine d’une froide détermination, pleine de haine pour une femme qu’elle ne connaissait même pas. Elle ne pouvait pas le dire à Lhadon, parce qu’elle avait elle-même du mal à le reconnaître.

Lhadon ne sut s’il fallait la pousser à continuer ou attendre qu’elle soit prête à parler. Cette femme était fondamentalement bonne, tout le monde la respectait et l’admirait. Ce n’était pas pour rien que, dans l’état de confusion où se trouvait Tsomo, son instinct l’avait guidée vers elle.

“Parce que Lhatu m’a quittée et que je ne pouvais pas le laisser sortir de ma vie comme ça.

— Quoi ? Mais ce n’est pas nouveau, il part sans arrêt à Phuentsholing. Vous êtes-vous querellés ?

— Non, nous ne nous sommes pas querellés, mais j’aurais préféré. Il m’a quittée pour une autre femme.

— Mais qu’est-ce que tu dis là ? C’est bien que vous ne vous soyez pas querellés. Il reviendra.” Tsomo eut un rire sans gaieté. “Si nous nous étions disputés, je saurais au moins pourquoi il m’a quittée. Il m’a quittée sans raison. Sans sourciller, parce que je ne suis bonne à rien et qu’il n’y avait personne pour le retenir.

— Tu n’es pas bonne à rien, ces choses-là arrivent, parfois, entre époux, la raisonna Lhadon, de sa voix douce et paisible.

— Lhadon, je voudrais que tu n’en parles à personne, je t’en prie. Je ne veux pas qu’on le sache. Personne ne soupçonnera quoi que ce soit, puisqu’on a l’habitude de nous voir vivre séparés pendant de longues périodes. Mais cette fois il ne reviendra pas. C’est sûr.”

Tsomo se sentirait terriblement humiliée si ses amies savaient qu’elle avait été délaissée pour une femme plus jeune qu’elle.

Lhadon comprit que son amie était blessée et bien trop affectée pour réfléchir aux priorités. Dans l’immédiat, il fallait la nourrir et lui trouver un endroit où dormir. “Bon, pour aujourd’hui, tu restes chez moi, dit-elle. Demain matin nous irons voir ce qui te manque, ce dont tu as le plus besoin ; ensuite on verra ce qu’on peut faire.”

Tsomo regarda son amie, des larmes lui vinrent aux yeux à nouveau.

“Merci, Lhadon, merci !”

Quand le mari de Lhadon et ses enfants rentrèrent, Tsomo s’était ressaisie. Il avait fallu plusieurs tasses de thé pour obtenir de Tsomo qu’elle se calme et aille se reposer avant le retour de toute la famille. Lhadon leur expliqua brièvement que Tsomo resterait avec eux jusqu’à ce qu’elle puisse de nouveau occuper sa chambre. Lhadon fut très discrète et attentive à ne pas mentionner Lhatu, au grand soulagement de Tsomo.

Au fond, le cambriolage n’avait guère d’importance. Il n’y avait pas grand-chose à voler dans la pièce. Quelques pots, des casseroles, des vêtements usagés. Le voleur avait dû être très déçu. C’était le fait d’avoir perdu Lhatu, surtout, qui l’affectait. Avec le peu d’argent dont elle disposait, Tsomo acheta le strict minimum nécessaire : un poêle à pétrole, un pot, une bouilloire, une assiette et un gobelet. Mises au courant de ce qui lui était arrivé, ses amies vinrent les mains pleines de choses utiles. Moins d’une semaine plus tard, elle était de retour chez elle. Pema Bhuti arriva tôt un matin et commença par la réprimander. “Comment as-tu pu être aussi négligente ? Tu sais, pourtant, qu’on ne peut plus faire confiance à personne. Même les voisins se volent les uns les autres. Ce n’est pas comme au village. N’oublie jamais de fermer ta porte à clé.”

Puis elle ouvrit son grand sac et commença à le vider de son contenu. Tout en continuant de faire la leçon à Tsomo, elle étala les choses sur la table qui se trouvait près de la fenêtre. Elle avait pensé à tout. Il y avait une petite poêle en aluminium dans laquelle elle avait mis du sucre, du sel, du piment en poudre et du beurre. Elle avait également apporté une louche en bois et une cuiller. Pour finir, elle se redressa et demanda : “Qu’est-ce que j’ai oublié ? L’huile et la bouilloire. Mais c’est toi qui viendras les chercher. Je ne peux pas venir jusque chez toi tous les jours. Besoin d’autre chose ?

— Pema Bhuti, j’ai plus de choses, maintenant, que je n’en avais avant d’avoir été cambriolée. Tout le monde a été adorable avec moi. Vous m’avez tellement gâtée. Que puis-je demander de plus ? J’ai tout ce qu’il me faut. Peut-être même qu’à partir de maintenant, je devrais dire que j’ai été volée chaque fois que j’aurai besoin de quelque chose.”

Pema Bhuti rit de son petit rire aigu. “Tu ferais ça ? Eh bien, je vais dire à tout le monde de ne plus rien te donner, fais-moi confiance !” Son visage se fit soudain plus sérieux : “Si tu as peur de rester seule, viens vivre avec moi. Ce n’est pas drôle pour une femme célibataire de vivre seule, surtout dans une ville. Pas drôle et pas très sûr non plus.”

Tsomo n’avait jamais pensé à sa sécurité, et elle avait tellement l’habitude d’être seule qu’elle n’avait peur nulle part. “Je n’ai pas peur et j’aime bien être seule.

— Les temps changent, Tsomo. Les temps changent. Fais attention”, dit Pema Bhuti, et sur ce elle sortit. La vie était-elle plus facile avant ? Pema Bhuti ne manquait jamais de dire qu’elles vivaient une époque sombre, inquiétante.

Un jour, le fils de Lhadon, qui était un collégien de seize ans, vint voir Tsomo accompagné d’un ami, collégien lui aussi. C’était un garçon grand et mince, avec des lunettes rondes, la peau claire et des cheveux châtains. Elle fut sous le charme de ces deux garçons, propres et élégants dans leur uniforme, honnêtes et sincères dans leur travail. Ces garçons faisaient partie d’un groupe, au collège, qui s’occupait de services sociaux et venait en aide aux indigents. Le fils de Lhadon traduisait tandis que le garçon parlait, vite, avec enthousiasme, faisant de gros efforts pour se montrer à la hauteur de sa tâche. Ces jeunes gens prenaient leur mission très à cœur. Ils eurent de longues discussions à voix basse avant de dire quoi que ce soit à Tsomo.

Finalement, le fils de Lhadon parla.

“Il y a des prêtres étrangers qu’on appelle les pères, qui distribuent de la nourriture aux gens dans le besoin. Nous pensons pouvoir vous aider. On nous a dit que vous aviez été cambriolée, si vous venez avec nous, nous vous présenterons aux pères.”

Tsomo se montra tout d’abord peu enthousiaste. “Mais j’ai tout ce qu’il me faut, dit-elle.

— Vous n’avez pas de source de revenus régulière et vous êtes seule. Ce sont les gens comme vous que les pères aident”, insistèrent les deux garçons.

Tsomo y réfléchit un moment, puis se dit : “Pourquoi pas ?” Bien qu’elle ne fût pas totalement indigente, avoir régulièrement de la nourriture ne serait pas de refus et elle accepta de suivre les garçons. Ils traversèrent le marché, passèrent devant le cinéma puis, ayant descendu la rue qui menait au pont Teesta, arrivèrent devant un grand immeuble situé derrière l’école des filles. Tsomo vit de drôles de silhouettes noires qui se déplaçaient comme au ralenti. “Ce sont les pères”, dit le fils de Lhadon en guise d’introduction. Certains étaient grands et minces, d’autres avaient les yeux bleus, comme ceux du médecin qui avait opéré Tsomo. On l’emmena dans une grande salle où il y avait une longue file de gens qui attendaient de recevoir des vivres. Des femmes pour la plupart. Les garçons entraînèrent Tsomo auprès d’un prêtre âgé portant une longue barbe blanche qui lui retombait sur la poitrine, lequel salua les garçons à leur approche. Ils se mirent aussitôt à plaider leur cause, jetant de temps à autre un œil du côté de Tsomo tandis qu’ils parlaient avec fougue. Le prêtre se gratta la barbe d’un air grave, libérant ainsi une armée de pellicules qui neigèrent sur son habit noir. L’image de ce père contrastait totalement avec celle de Rinpotché. Rinpotché était énorme, jovial, alors que le père était maigre, austère. Si différents, et pourtant les yeux étaient les mêmes, clairs, honnêtes, bienveillants, sereins. Elle éprouva en sa présence le même sentiment de réconfort qu’auprès de Rinpotché et se fit la réflexion que ces gens-là ne feraient de mal à personne. Quand les garçons eurent fini de parler, le père acquiesça en la regardant, puis lui montra la file d’attente. Le fils de Lhadon dit qu’elle pouvait aller se mettre dans la file pour recevoir son lot de vivres, lui et son ami ayant tout expliqué au prêtre.

Un peu gênée, Tsomo regarda autour d’elle pour voir s’il n’y avait pas quelqu’un de connaissance, mais non. Les deux collégiens eux-mêmes avaient disparu. Elle alla s’installer au bout de la file, se demandant ce que c’était que ce “tout” qu’ils avaient expliqué au prêtre. Avaient-ils dit qu’elle se retrouvait sans rien après avoir été cambriolée ou bien qu’elle avait besoin d’aide parce que son mari l’avait quittée ? Les oreilles rouges de honte, elle se balançait d’une jambe sur l’autre avec, aux lèvres, un sourire niais dont elle avait conscience mais qu’elle n’arrivait pas à chasser. Une clocharde, voilà ce qu’elle était, qui demandait la charité. Elle pourrait peut-être se sauver sans qu’on la remarque, mais où était la sortie ? Quelqu’un l’interpella. Elle réalisa que l’homme assis à une table, devant, l’appelait à grands gestes. Elle était en tête, mais ne suivait plus, bloquant la file de gens qui serpentait d’un bout à l’autre de la salle. Les autres, impatients de recevoir leur ration de vivres, la fixaient d’un air désapprobateur, rouspétaient, ou se moquaient. Tsomo eut la sensation que tous les yeux étaient braqués sur elle. Complètement tourneboulée, elle s’approcha de celui qui distribuait la nourriture, un prêtre avec une forte carrure et des grosses mains, qui lui montra successivement les paquets de nourriture bien rangés sur la grande table, ce qui la fit glousser encore plus. Le prêtre l’interrogea du regard, elle d’abord, puis le prêtre barbu assis non loin de là. A quoi le prêtre barbu répondit en hochant vigoureusement la tête, si bien que l’autre tendit un grand sac en papier ainsi qu’un bidon carré à Tsomo. Avec un drôle d’accent, mais dans un népalais étonnamment clair, il lui dit de revenir le mois prochain. Gênée, elle reçut le présent, tout en se demandant si elle devait le remercier et en quelle langue. Elle eut le plus grand mal à sortir de la pièce sans trébucher. Elle lança un rapide coup d’œil autour d’elle, mais personne ne la regardait. Une fois dehors, Tsomo essaya de mettre la nourriture dans le sac en tissu dont elle ne se séparait jamais. Il y avait assez de place pour le bidon, mais pas pour le sac en papier. Ne voulant pas que tout le monde voie qu’elle avait demandé la charité, elle enleva son gilet, en recouvrit le sac en papier et prit ainsi le chemin du retour, comme une voleuse, dissimulant les dons des pères.

Le bidon contenait de l’huile. C’était une huile transparente sans odeur et sans traces de sédimentation. L’huile était bonne et les bidons vides s’avérèrent très pratiques pour conserver la farine, le sucre ou le lait. Le sac en papier contenait un sachet de lait en poudre et un assortiment de céréales grossièrement moulues, dont elle ne sut absolument pas quoi faire. Elle le fit cuire comme du riz, mais ne put le manger. Elle en fit un porridge, mais c’était encore plus immangeable. Elle le mélangea à du riz et le fit cuire comme si c’était du riz, mais ce n’était toujours pas à son goût. Elle essaya même de le manger avec son thé après l’avoir fait frire, mais ce n’était apparemment pas non plus la bonne façon de le préparer. Les mois passant, son stock de céréales augmenta considérablement, et le sac de jute dans lequel elle l’avait mis commença à devenir encombrant. Tsomo était persuadée que ces céréales étaient bonnes à manger, si seulement elle savait comment les préparer. Elle n’osait pas les montrer à ses amies et leur demander quoi en faire. Elle ne voulait pas qu’on sache qu’elle vivait de la charité des pères. Le sac était à présent si gros qu’il devenait difficile à cacher, et elle le dissimulait sous des tas de vêtements.

Un jour, Pema Bhuti vint la voir. Tsomo lui offrit de s’asseoir, mais elle se plaignit de ses vieux os et dit qu’elle ne voulait pas s’asseoir par terre parce qu’après elle aurait du mal à se relever. “Je vais juste m’appuyer un moment contre ça”, dit-elle, prenant le sac pour une pile de vêtements. Elle dandina son petit corps frêle et fatigué jusqu’à la fausse pile de vêtements et s’appuya lourdement dessus. Elle s’attendait à quelque chose de doux mais, au contact du tas de céréales, dur sous les vêtements, elle grimaça de douleur. “Mais qu’est-ce qu’il y a là-dessous, Tsomo ? Qu’est-ce que tu caches là ? J’ai failli me briser les os”, dit-elle en soulevant les vêtements.

L’air honteuse, mortifiée, Tsomo la regarda plonger la main dans le sac et prendre une poignée de céréales qu’elle examina à la lumière. “Ce sont les pères qui me les donnent, expliqua Tsomo, mais je ne sais pas quoi en faire.

— Mais pourquoi ne demandes-tu pas ? Je les connais, moi, ces céréales. Tu les fais cuire, fermenter, et après ça tu en fais de l’alcool. C’était ce que j’en faisais quand je pouvais aller en chercher. Tout le monde le fait.

— Toi aussi, tu as été chercher des vivres chez les pères ?” demanda Tsomo, stupéfaite. Elle pensait à tout l’argent et au confort dont disposait Pema Bhuti.

“Et pourquoi pas ? Tous ceux que je connais le font. Les pères viennent de pays riches. On dit qu’ils récoltent énormément d’argent pour aider les pauvres. Je sais, les gens nous appellent « les chrétiens au lait », parfois « les chrétiens au riz », parce qu’ils croient qu’on est devenus chrétiens pour obtenir du lait en poudre et du riz. Les pères donnent de bonne foi, avec beaucoup de générosité. Ils n’ont pas d’autre but que d’aider les pauvres. Nous sommes tous pauvres. J’y suis toujours allée vêtue comme d’habitude, sans faire semblant, mais j’en connais qui mettaient leurs plus vieux habits pour faire croire aux pères qu’ils étaient très pauvres. L’une de mes voisines y allait deux fois de suite. La première fois elle mettait un vieux chuba1 tout déchiré, et la deuxième fois elle y allait en sari, si bien qu’elle réussissait toujours à avoir une double ration d’huile, de lait et de céréales. Ces pères ont beau être des gens importants et instruits, ils sont très naïfs face à des gens comme elle.

— Peut-être sont-ils trop bons”, suggéra Tsomo, pensant à ces grands gaillards en robe noire, austères, si efficaces dans leur volonté d’aider les autres. Pema Bhuti hocha la tête et prit de nouveau appui contre le sac, ferma les yeux et poussa un grand soupir. Elle paraissait subitement très vieille. Dechen Choki et Tenzing voulaient qu’elle vienne vivre avec eux au Sikkim, mais Pema Bhuti ne voulait pas quitter Kalimpong, qu’elle adorait. Au lieu de ça elle avait pris une jeune fille à son service, qui l’aidait pour la maison et dont elle était très contente.

Maintenant qu’elle savait que Pema Bhuti et bien d’autres comme elle acceptaient la charité des pères sans scrupules excessifs, Tsomo se sentit beaucoup mieux. Se disant qu’elle n’avait plus de raison d’en avoir honte, elle alla régulièrement les voir après cela. Certains visages lui devinrent familiers, elle se sentit moins gênée. Elle remerciait les pères en joignant les deux mains chaque fois qu’elle en reconnaissait un. Leur intervention dans sa vie était devenue une bénédiction. En témoignage de gratitude, elle se servait de leur huile pour allumer des lampes à beurre au monastère. Elle priait pour qu’une longue vie soit accordée à ces bons pères et que s’accumulent leurs mérites, geste qui n’était pas sans alléger un peu la culpabilité qu’elle éprouvait à vendre de l’ara, ce qui était un péché, paraît-il, puisque c’était de l’alcool.

Pendant des années elle continua de profiter de la générosité de ces bons pères, peu regardants et qui ne demandaient rien en retour. Elle pria pour eux avec ferveur.

Tsomo n’avait encore dit à personne que son mari l’avait quittée. C’était son secret. Un secret de Polichinelle, en réalité ; tout le monde le savait.

“Tsomo, pourquoi te lamenter et pleurer après un homme qui n’a jamais vraiment été un mari pour toi ? lui dit un jour Pema Bhuti. Tu devrais être contente d’en être enfin débarrassée, au contraire. Tu étais sa boniche, c’est tout. Tu crois que je ne m’en étais pas aperçue ? Nous le savions toutes. Maintenant que tu n’as plus personne à qui rendre des comptes, tu es libre de faire ce que tu veux. Sois ton propre maître”, ajouta-t-elle en ôtant ses lunettes et en lui demandant de lui confectionner un nouveau cordon pour les tenir. Inspectant tous les fils dans la travailleuse de Tsomo, elle en choisit un rose vif, “comme ça, si je les égare, ce sera plus facile de les retrouver”.

Plissant les yeux, qu’elle avait larmoyants, elle pencha la tête en avant pour regarder Tsomo bien en face. “Est-ce que cet homme te manque ? Dis-moi”, lui demanda-t-elle avec sa franchise habituelle.

C’était une question simple qui aurait dû trouver une réponse tout aussi simple, mais Tsomo s’avéra incapable d’y répondre vraiment. C’était curieux, mais le vide laissé par Lhatu lui pesait encore, aussi bien physiquement que moralement. Ses vêtements naguère accrochés aux clous, sur les murs, n’étaient plus là, et leur absence lui rappelait constamment qu’il manquait quelque chose. Un jour, elle arracha tous les clous, mais les trous qu’ils laissèrent suffirent à la perturber. Elle finit par coller des pages de vieux journaux et de magazines sur tous les murs. Plus rien ne lui rappelait Lhatu, désormais, mais elle ne put oublier la raison pour laquelle elle avait collé toutes ces choses au mur. Et puis elle continuait de penser “nous” au lieu de “je” et, chaque fois qu’elle devait prendre une décision, se demandait spontanément ce qu’en aurait pensé Lhatu. Elle avait tellement pris l’habitude de partager sa vie avec quelqu’un d’autre qu’elle devait réapprendre à vivre seule et à penser par elle-même. Bref, elle ne pouvait pas répondre à la question de Pema Bhuti. Elle n’avait pas la réponse.


1 Robe tibétaine portée indifféremment par les hommes ou par les femmes.