Au cours des années qu’elle avait passées à Delhi et à Kalimpong, jamais Tsomo n’avait oublié son Rinpotché, pas un seul jour. Sa photo trônait sur tous les petits autels qu’elle s’était confectionnés, partout où elle avait vécu. Bien que ne pratiquant pas la religion dans les règles, elle priait régulièrement pour lui, se demandant toujours où il était et comment il allait. Rinpotché avait quitté Dehradun pour aller vivre au Bhoutan depuis déjà un certain temps. A Phuentsholing, elle alla lui présenter ses respects aussi souvent que possible, c’est-à-dire tous les deux mois environ. La première fois qu’elle alla le voir, on était en été. La ville, qui s’était étoffée, avait désormais un certain cachet. Plus rien à voir avec celle que Tsomo avait connue quand ce n’était encore qu’une ville de transit, indéterminée, avec quelques maisons et une espèce de grand bazar traversé par quelques automobiles. Des automobiles, il y en avait si peu, à l’époque, que les gens se précipitaient pour voir qui conduisait quand il en passait une. A présent il fallait marcher prudemment le long des rues pour éviter la circulation. Tsomo n’en avait plus peur. Ses nombreux voyages dans d’autres villes indiennes lui avaient donné de l’expérience. Des bâtiments de toutes sortes avaient poussé ici et là, formant une masse compacte qui donnait une impression d’enchevêtrement inextricable.
Tsomo entra timidement chez Rinpotché par une véranda couverte d’une bougainvillée rose magenta qui poussait là à profusion. Elle apportait, cachées dans son sac, des bouteilles d’ara tout spécialement distillé à son intention. Un peu de fraîcheur descendait des montagnes, mais il faisait encore chaud et humide. Sa peau ruisselait sous sa blouse en nylon. Elle savait que son lama adorait l’ara, mais un sentiment de culpabilité l’envahit. Devait-elle lui offrir cette boisson alcoolisée par cette chaleur ? Surtout qu’elle savait qu’il n’allait pas très bien. Mais elle savait aussi qu’il aimait l’ara et elle avait envie de lui faire plaisir. Rinpotché était sur sa natte. Il avait maigri et semblait plus fatigué que lors de sa dernière visite. A son entrée, il leva les yeux de ses livres. Un sourire se dessina aussitôt sur ses lèvres, lequel se mua vite en un petit rire joyeux semblable à celui d’un enfant à l’apparition de sa mère. Quand il lui imposa les mains sur le crâne, elle frissonna, malgré la chaleur. Elle lui offrit l’ara et le Rinpotché réclama aussitôt une tasse qu’il fit remplir. Il en but une gorgée, puis leva les yeux vers elle et demanda : “Il n’a pas le même goût que d’habitude. Quelle céréale as-tu utilisée ?”
Tsomo ne pouvait rien lui cacher. Elle expliqua que ces céréales lui venaient des pères chrétiens de Kalimpong, qui lui procuraient des vivres depuis qu’elle avait été cambriolée. Il écouta avec intérêt et bienveillance, puis lui posa des questions sur sa vie tout en sirotant sa liqueur, se pourléchant avec délicatesse après chaque gorgée. Puis l’air presque grave, tout à coup, il dit : “Je voudrais que tu dises à ces bons prêtres de Kalimpong que leur charité est allée à un prêtre réfugié tibétain. Dis-leur qu’un prêtre tibétain a aimé l’ara qui a été distillé à partir de céréales apportées de leur pays. Un don d’un prêtre à un autre.”
Il la regarda et attendit patiemment sa réaction. Décontenancée par cette curieuse demande, elle ne sut que répondre. Elle voulut dire quelque chose mais s’entendit bafouiller, et ses paroles se perdirent en un marmonnement incompréhensible. Le lama continua de parler, les yeux brillants, mais, incapable de se retenir, il donna libre cours au rire qu’il étouffait depuis un moment. Un rire en cascade, sonore et joyeux. “Non, non, ne leur dis surtout pas ça. Si tu leur disais ce que tu fais avec, Drukpai Achi, ils ne te donneraient plus rien. Je ne divulguerai pas ton secret pour que tu ne perdes pas cette source de revenus. On trouve toutes sortes de moyens ingénieux de se nourrir quand on est pauvre. L’ara est bon.”
Lorsqu’il apprit que Lhatu l’avait quittée, la première réaction de Rinpotché fut de rire : “Pauvre Lhatu, dit-il, il est son pire ennemi.” Puis, redevenant sérieux : “Drukpai Achi, ne désires-tu pas qu’il trouve le bonheur qu’il mérite ?
— Je ne comprends pas, Rinpotché, lui avoua-t-elle.
— Il était aussi peu fait pour toi que toi pour lui. Vos vies étaient incompatibles. Vous n’étiez pas faits l’un pour l’autre.”
Tsomo se revit avec Lhatu, assis sur le lit à Mussoorie, partageant un repas le jour de son retour de l’hôpital. Elle revit Lhatu étendu sur le dos, et elle se blottissant dans le creux de son bras.
“Il y a eu des moments d’harmonie.
— Alors ne pense plus qu’à ces moments-là, et va de l’avant. C’est difficile, je sais. C’est ce que j’ai fait quand ma femme est partie après trois mois de mariage.”
Comment ? Rinpotché avait été marié ? Tsomo tombait des nues. Elle le regarda, ébahie.
“J’étais laïque, alors, et marié à la plus belle des femmes. Mais je n’avais que vingt et un ans, et elle dix-huit. C’était il y a longtemps… plus de cinquante ans. Elle m’a quitté et c’est grâce à cela que j’ai trouvé ma voie, celle de la religion. Je lui en suis très reconnaissant.”
Tsomo essaya d’imaginer Rinpotché dans une vie antérieure, mais en fut incapable. Elle était étonnée qu’une personne de sa stature puisse avoir souffert. Elle réalisa que la souffrance n’était pas uniquement le lot de gens comme elle et en oublia ses misères.
Rinpotché la regarda et prononça ces mots qui allèrent droit à son cœur. “Drukpai Achi, c’est seule que tu es arrivée dans ce monde, et c’est seule que tu le quitteras.”
Ces paroles, elle les avait déjà entendues. Elle-même les avait prononcées mais, venant de Rinpotché, elles résonnaient autrement. Il avait parlé à son cœur et elle en fut touchée au plus profond d’elle-même.
La compassion de Rinpotché à son égard marqua le début de sa guérison. “Rappelle-toi seulement les moments d’harmonie et va de l’avant”, se répétait-elle, pleine de détermination.
Le moment de retourner le voir était venu et, comme d’habitude, elle distilla de l’ara et en remplit deux bouteilles. Ses cadeaux à la main, elle le salua, mais fut choquée, cette fois, de le voir considérablement amaigri, le souffle court, respirant bruyamment malgré sa jovialité habituelle. Quand elle fut sur le point de partir et qu’elle se prosterna, il eut un sourire, puis soudain se pencha vers elle et plaisanta : “Tu m’as aidé à devenir un joyeux ivrogne et moi je n’ai rien fait pour t’aider à devenir ce que tu dois être. Viens. Plus près. Viens vite avant de laisser le doute envahir ton esprit”, et, disant cela, il étendit son bras, saisit quelques cheveux de Tsomo entre ses doigts et tira d’un coup sec, lui causant un petit chatouillement dans tout le corps.
“J’ai fait l’offrande de tes cheveux et je t’ai ordonnée. Tu es nonne, désormais. Nous avons déjà attendu trop longtemps ; nous n’avons plus le temps de passer par toutes les étapes préliminaires habituelles. N’est-ce pas ce que tu as toujours voulu, mais que tu oubliais sans cesse, parce que tu étais trop occupée à vivre ta vie ? Ningche Drukpai Achi, tu es maintenant Ani Samphelma1. Om Ah Hung”, et il poussa un long soupir.
Tsomo resta un moment silencieuse, ne sachant trop que penser de tout cela. S’agissait-il d’une autre de ses plaisanteries ? Enfin, elle osa relever la tête et le regarda bien en face.
Il souriait. “Ani Samphelma, va, maintenant, et pratique la religion de tout ton cœur, comme tu l’as toujours voulu. Ne t’en laisse plus détourner.”
C’est ainsi, en toute simplicité, qu’elle fut consacrée nonne.
“Rinpotché, je ne sais ni lire ni écrire. Comment puis-je être nonne ? Que dois-je faire, maintenant que je suis nonne ?”
Soudain redevenu sérieux, Rinpotché parla avec lenteur mais fermeté : “Il n’est pas nécessaire d’être instruit pour avancer sur la voie de la religion. Continue de vivre comme tu l’as toujours fait, mais en étant attentive à tout, à tes pensées, à tes paroles, à tes actes. Mets tout ton cœur à dire le mantra de Guru Rinpotché : « Om Ah Hung Benza Guru Padma Siddhi Hung. »”
Tsomo répéta le mantra.
“C’est tout”, dit Rinpotché et, se renversant en arrière contre ses multiples oreillers, il respira tranquillement, l’air détendu, souriant.
Alors, sur une impulsion subite, elle ôta ses boucles d’oreilles et les bracelets que lui avait donnés Sita, mais s’en tint là, ne sachant trop que faire ensuite. Rinpotché la regardait, manifestement amusé. Elle devait les poser sur la table devant Rinpotché, en signe de respect pour lui avant tout, mais aussi pour montrer qu’elle se détachait des biens de ce monde. Elle finit par poser les petits symboles de sa vanité et de son ego sur la table, recula de quelques pas, puis se prosterna devant le lama et sortit de la pièce.
Tsomo acheta un go. Elle savait qu’elle devait acheter un go en coton, modeste et peu onéreux, mais elle n’était pas encore libérée de son pragmatisme concernant les choses de ce monde ; elle partit du principe qu’un go en laine serait plus chaud et durerait plus longtemps, si bien qu’elle choisit un tissu épais et cher. Le commerçant empressé sortit plusieurs rouleaux de tissu et s’étendit longuement sur les qualités de chacun. Elle les examina, les palpant, comparant les couleurs. Elle n’avait besoin que d’un mètre et demi de tissu en plus pour une blouse qui irait sous son go de nonne, alors pourquoi faisait-elle tant de chichi ? Elle s’empressa de choisir un tissu rouge grossier au lieu du rose tendre qui lui aurait fait plaisir. “Revenez quand vous voulez”, dit sans grande conviction le commerçant manifestement déçu.
Elle emporta le tissu chez un tailleur qui se trouvait à deux pas de la boutique. Le vieil homme, très collet monté avec des lunettes sur le nez, prit les coupons, puis les étala pour les mesurer tous les deux, en prenant tout son temps. Contre son avis, de professionnel et d’expert, elle lui demanda de lui fabriquer un go traditionnel et non l’un de ces gos modernes qui “accentuent les formes et les mettent en valeur”.
Tsomo crut voir une lueur malicieuse dans le regard du tailleur tandis qu’il repliait les tissus et les posait sur une pile d’autres coupons dans un coin de la boutique. Etait-ce une lueur de doute dans le regard du tailleur ou bien dans son propre cœur ? se demanda-t-elle. “Revenez les prendre dans deux jours”, dit-il, avant de lui tourner le dos pour servir un autre client.
Tsomo savait qu’une nonne devait avoir le crâne rasé. Elle ne pouvait y échapper ; c’était même une des conditions pour devenir nonne. Assise sur un fauteuil en métal chromé, froid, dans une pièce lugubre avec une ampoule qui pendouillait au plafond, elle se regardait dans le miroir pendant que le Bihari tournait autour d’elle et s’activait sur ses cheveux. Pourquoi ce coiffeur-là plutôt que celui qui se trouvait près de chez elle, ou l’autre, à côté du marchand de tissus ? La plupart des gens vivent à partir de signaux et d’informations qu’ils stockent dans leur cerveau ; dans des situations peu communes, ces informations se révèlent être des lignes directrices et des garde-fous bien utiles. Quelque part, à un certain moment de sa vie, Tsomo avait appris que la tête d’un être humain était sacrée et qu’on ne devait pas laisser n’importe qui la toucher. Les habitants du Bihar étant, lui avait-on dit, de la même lignée que le Bouddha, sa tête ne serait pas souillée au contact de leurs mains.
Tsomo s’était jusque-là toujours coupé les cheveux elle-même, pour éviter d’être touchée par n’importe qui. Dans son village, au Bhoutan, les femmes se coupaient mutuellement les cheveux. Depuis qu’elle était seule, elle posait son petit miroir contre un appui quelconque et se les coupait par petites mèches. Puis elle les rassemblait dans un morceau de papier qu’elle brûlait aussitôt, avant que le vent ne les emporte au risque de lui provoquer des vertiges, ou de lui porter malchance si des gens marchaient dessus. Elle regarda le coiffeur lui raser la tête. Les cheveux tondus tombaient sur le sol sans qu’il fût possible de les distinguer de ceux qui s’y trouvaient déjà. Pourquoi se croyait-elle toujours si différente des autres ? Elle réalisa que la plupart des gens, hommes ou femmes, riches ou pauvres, ont tendance à se placer au centre de toutes leurs actions, comme si tout tournait autour d’eux. Puis ce furent ses oreilles qui attirèrent son attention. Des oreilles avec des trous si grands que sans ses boucles on voyait la lumière au travers des lobes. Tsomo s’était toujours tellement souciée de l’effet que produisaient ses anneaux qu’elle n’avait jamais remarqué la taille de ses oreilles. Elles étaient immenses, de véritables appendices plantés de chaque côté de sa tête. Elle avait un visage rond et plat qui lui rappela la plaque sur laquelle Mère faisait cuire ses crêpes au sarrasin, ce qui la fit rire. Le coiffeur lui lança un regard de pitié. Il devait la prendre pour une folle. Quand elle était arrivée en lui disant qu’elle voulait qu’il lui rase le crâne, il ne l’avait pas crue. “Raser ? Vous voulez dire une coupe ? l’avait-il corrigée, persuadée que c’était une question de langue.
— Oui, oui, rasée”, avait-elle confirmé avec une détermination appuyée. Il était resté la tondeuse à la main, tondant l’air distraitement tout en marmonnant : “Comme une folle ? Comme une folle ?”
“Comme une folle”, répéta-t-elle, pensant à la jeune femme qu’on voyait souvent en ville ; si jeune et si belle que tout le monde la regardait passer, entièrement nue hormis l’interminable écharpe qu’elle portait autour du cou. Elle avait le crâne rasé et des yeux sereins qui regardaient quelque part, au loin, sans voir, nullement troublés par la foule de curieux qu’elle traînait après elle. Les enfants essayaient de la toucher avec des bâtons, lui lançaient des papiers ou des cailloux. Royale, imperturbable, elle continuait son chemin vers l’endroit de son choix et, là, se penchait en avant et regardait le monde à l’envers, entre ses jambes. Elle pouvait rester des heures dans cette position. Tsomo l’avait d’abord regardée avec curiosité, puis avec pitié. A l’instar de cette femme qui préférait voir le monde d’un point de vue non conventionnel, Tsomo devait apprendre à regarder les choses autrement. Elle se sentit reliée à cette femme, et même inspirée par elle. Quand le coiffeur eut fini, elle s’examina dans le miroir et paya, se disant qu’elle essaierait d’être comme la folle, imperturbable, nullement troublée par ce qui se passerait autour d’elle.
Le coiffeur empocha vite son dû, soulagé de la voir partir. On ne sait jamais ce dont une folle est capable ! Du coin de l’œil, elle le vit debout à la porte de son échoppe, la tondeuse encore à la main, qui la regardait d’un air perplexe.
Il ne fallut pas longtemps à Tsomo pour comprendre que porter l’habit et se raser le crâne ne suffisaient pas à faire d’elle une nonne. Comment s’arrête-t-on subitement d’être la personne qu’on est pour devenir une autre ? Est-ce même possible ? Elle avait toujours voulu devenir nonne, mais elle était tellement obsédée par cette idée qu’elle n’avait jamais réfléchi à des questions telles que : comment vit une nonne ? De quoi vit-elle ? Personne n’était là pour lui donner des conseils, et son maître, Rinpotché, était loin, à Phuentsholing. Que devait-elle faire ? Elle n’avait personne pour lui venir en aide matériellement. Elle allait longtemps être obligée d’affronter ce problème, très longtemps. Ses vieilles pensées, ses vieilles habitudes lui collaient à la peau. Il fallait par exemple qu’elle s’interdise d’aller voir un film. Il lui était difficile de passer devant des affiches de cinéma sans les regarder. Un rapide coup d’œil, de biais, lui suffisait pour reconnaître aussitôt le kayta, la keyti2 ou le goonda3, et quand elle était assise en prière devant son autel, leur image rivalisait parfois avec celle de son maître.
Tsomo continua de distiller de l’alcool pour le vendre. C’était beaucoup plus rapide à faire et plus facile à vendre que des tissus. C’était son seul moyen de subsistance, mais elle en éprouvait une telle culpabilité qu’au bout d’un certain temps, elle décida d’arrêter. Elle apportait ses céréales à une amie qui les lui échangeait contre de vieux pulls. Ces pulls et d’autres vieux vêtements en provenance du Bangladesh étaient à l’origine donnés par des étrangers aux Bengalis, mais comme les vêtements en laine ne leur servaient à rien là-bas, ils les revendaient à des marchands bhoutanais. Elle prenait les pulls, les détricotait pour récupérer la laine, puis la tissait pour en faire des yatras colorés qui eurent beaucoup de succès pendant un temps. Elle en tissa un grand nombre. Leur vente lui suffisait pour vivre. Elle avait entendu dire que les nonnes d’un monastère bien connu s’étaient officiellement lancées dans cette activité. Il n’y avait donc aucun mal à l’exercer. Son savoir-faire la sauva une fois de plus de l’indigence et, assurée de pouvoir se nourrir, elle put consacrer le reste de son temps à trouver la voie qui sauverait son âme.
Tsomo rêvait peu, ou se souvenait rarement de ses rêves. Lorsque des gens de sa connaissance discutaient de leurs rêves et de ce qu’ils signifiaient, ce qui était souvent le cas, elle n’avait généralement rien à dire.
Une nuit, elle fit un rêve, cependant, dont elle se souvint avec une telle clarté que ce fut comme si les événements dans son rêve s’étaient réellement produits. Elle se réveilla vers deux heures du matin, le cœur battant, les mains moites, submergée par une sensation de vide et de perte insupportable. Elle avait rêvé qu’elle se trouvait dans une pièce face à Rinpotché, lui-même assis sur ses coussins, souriant comme à son habitude. Elle se demanda d’ailleurs comment cela était possible vu que Rinpotché était à Phuentsholing, alors qu’elle était à Kalimpong. Il fallait qu’elle lui offre un peu d’ara, et elle cherchait dans son sac. Mais, bien entendu, le sac était vide, puisqu’elle n’en faisait plus. Elle était en train de se demander quel cadeau elle pourrait lui faire, quand elle se retrouva soudain dans une prairie pleine de fleurs de toutes sortes. Voilà ce qu’elle lui offrirait, des fleurs, et elle se mit à en cueillir. Ensuite, alors qu’elle s’avançait vers Rinpotché, son bouquet en main, elle s’aperçut que les fleurs étaient fanées, en train de mourir. Elle laissa le bouquet tomber de ses mains, se sentant stupide. Elle regarda en direction de Rinpotché qui se trouvait à l’autre bout de la pièce, espérant qu’il n’avait pas vu son geste. Il ne parlait pas, mais elle l’entendit lui dire de s’approcher. Elle devait s’avancer et se prosterner devant lui, mais plus elle s’avançait, plus Rinpotché paraissait lointain. Elle fit encore un pas en avant, mais ce fut comme si elle marchait sur place. “Prosterne-toi d’ici”, lui disait une voix mais, pour une raison inconnue, elle voulut continuer, avancer encore pour être plus près de Rinpotché. Elle commença à paniquer, voulut courir, mais ses pieds ne voulaient plus la porter. Perdant tout contrôle, elle se mit à crier : “Rinpotché, aidez-moi, aidez-moi !” Puis son cri se mua en un grand cri d’angoisse, intérieur, celui-là, aucun son ne sortant plus de sa bouche. Rinpotché était toujours assis là, souriant, un peu moqueur. C’est alors qu’elle se réveilla, sans pouvoir retrouver le sommeil.
Tsomo eut beau vaquer à ses occupations habituelles, son rêve continua de la perturber tout au long du jour suivant. A aucun moment elle ne réussit à se détendre. Elle était heureuse d’avoir vu Rinpotché en rêve, mais son désir de le voir en personne se fit soudain pressant. Malgré un sommeil agité les nuits suivantes, elle tint bon quelque temps, jusqu’au jour où elle prit la décision d’aller le voir. Elle prépara quelques cadeaux et grimpa dans le bus à destination de Phuentsholing. Même dans le bus, elle était si impatiente d’arriver qu’elle resta éveillée pendant tout le trajet, alors que la plupart des autres passagers dormaient.
Il faisait déjà presque nuit quand Tsomo arriva à Phuentsholing, mais, cramponnée à son sac, elle courut en direction de la maison de Rinpotché. Ses doutes se dissipèrent dès qu’elle aperçut, de loin, la bougainvillée magenta. Elle s’en voulut de s’être mise dans un état pareil, d’avoir manqué de foi. En s’approchant de la maison, elle vit un lourd cadenas sur la porte mais se dit que Rinpotché devait être parti au gompa de Kharbandi, comme cela lui arrivait souvent, et qu’il serait bientôt de retour. Une brise du soir un peu fraîche agitait légèrement les buissons de fleurs. Mais les fleurs en pots qui se trouvaient dans la véranda bruissaient, toutes desséchées qu’elles étaient par manque d’eau. Il se passait quelque chose d’anormal. Rinpotché, qui adorait les fleurs, n’aurait jamais permis une chose pareille. Soudain prise de panique, elle fit le tour de la maison en appelant : “Il y a quelqu’un ?” On lui répondit de la maison voisine. Le visage d’un homme apparut par-dessus la clôture couverte de plantes grimpantes, parmi les fleurs pourpres ou bleues qui avaient refermé leurs pétales pour la nuit.
“Savez-vous où se trouve Rinpotché ?
— D’où venez-vous ? s’enquit-il, au lieu de répondre à la question.
— Je viens d’arriver de Kalimpong, et je suis une disciple du Rinpotché.
— Ya lama, alors vous ne savez pas ! Il est mort il y a un mois. Ses bienfaiteurs ont emporté son corps à Thimphu. On m’a dit que la crémation allait avoir lieu prochainement.
— Ce n’est pas possible. Vous en êtes sûr ?
— Mais oui, j’en suis sûr. Je suis allé rendre hommage à sa dépouille. Des gens sont venus de partout lui rendre hommage. Il y en a même qui sont venus d’Inde, du Sikkim, du Népal. C’est étonnant que vous ne l’ayez pas su…”
Tsomo n’écoutait plus. Elle était de nouveau dans son rêve, ayant subitement compris ce qu’il signifiait. Rinpotché l’avait appelée auprès de lui et elle avait été incapable de bouger. Rinpotché avait une pensée pour tous ses disciples, même les plus humbles comme elle. Un frisson la parcourut tout entière. Tsomo décida de repartir immédiatement pour aller lui rendre hommage, mais sans trop savoir par quoi commencer. Elle se dirigea vers la gare routière, qui était silencieuse, parce qu’il n’y avait plus de bus en partance et que tous ceux qui devaient arriver étaient déjà là. Elle était en retard pour partir le jour même, et en avance pour le lendemain. Elle resta là parmi les sacs de victuailles en papier ou en plastique abandonnés à terre, seule, désemparée. Il y avait un matériel de couchage et quatre énormes paniers de feuilles de bétel devant le guichet. Une femme et un jeune garçon étaient assis à côté. C’était leurs bagages, et ils attendaient le bus du matin pour Thimphu. Le porche, sous le guichet, était abrité, la température agréable. Elle passa une nuit sans dormir, là, devant le guichet, en compagnie de la femme manifestement inquiète et de son fils. C’était la première fois qu’ils allaient à Thimphu vendre leur marchandise. Leurs peurs, leurs angoisses les rapprochèrent d’emblée. Trois personnes s’avançant dans l’inconnu.