Quelque part pendant le trajet entre Thimphu et Kalimpong, Tsomo prit la décision, une décision plus spontanée que réfléchie, de retourner vivre à Thimphu. Bien que Kalimpong eût été son port d’attache depuis des années et qu’elle y eût de bons amis, elle aimait bien Thimphu. La plupart des lamas bouddhistes avaient quitté Kalimpong et on n’y célébrait plus beaucoup de grandes manifestations religieuses. Alors que beaucoup de lamas s’étaient installés au Bhoutan et que la ferveur religieuse y était plus grande que jamais. Au chorten national de Thimphu, où elle avait déambulé nombre de fois au milieu des vieux et des infirmes, elle se sentait un peu chez elle, reliée à eux. Le bruit des mantras sur les lèvres des fidèles, le cliquetis des chapelets et le bruit de crécelle des moulins à prières étaient son monde, si bien que c’est à Thimphu qu’elle retourna.
Le garage était bien assez grand pour une personne. On aurait même pu facilement y caser un deuxième lit, se dit Tsomo en promenant son regard sur son nouveau logement. Ayant entendu dire qu’une vieille nonne cherchait un lieu où s’installer, les propriétaires de ce garage étaient venus la chercher au chorten. Elle pouvait rester dans le garage sans rien payer, lui dirent-ils ; sa seule obligation serait de surveiller leurs biens pendant qu’ils seraient partis dans le Sud moissonner leurs champs de riz. Tsomo s’était désormais habituée à vivre seule et cet échange de services s’avéra un excellent arrangement, aussi bien pour elle, qui était ravie de disposer d’un tel espace, que pour les propriétaires, contents d’avoir quelqu’un pour veiller sur leur maison et l’entretenir en leur absence, même s’ils ne l’exprimèrent pas aussi clairement. Tsomo s’installa donc dans ce garage, qui était assez propre mais froid et austère, avec un lit en bois posé sur un sol en béton. Les murs étaient faits de planches grossièrement taillées et juxtaposées qui laissaient de nombreux jours, mais quelqu’un avait pris la peine de les colmater avec du papier journal. Tsomo entendait le vent heurter le papier, mais il n’entrait pas. Elle avait oublié que l’hiver au Bhoutan pouvait être aussi rigoureux. Elle passait la majeure partie de son temps au chorten et le moins de temps possible dans sa chambre, qui était glaciale. De temps à autre, elle balayait la maison et vérifiait que les portes et les fenêtres n’avaient pas été forcées, s’acquittant ainsi de ses devoirs vis-à-vis des propriétaires.
L’enceinte du chorten était ensoleillée et protégée du vent. Elle occupait la plupart de ses journées à marcher autour et à se prosterner, ce qui la réchauffait au point même de la faire transpirer certains matins de grand froid. Quand il faisait beau et un peu plus chaud, elle marchait à un rythme plus lent ou s’asseyait au soleil avec les autres. Beaucoup de fidèles continuaient d’égrener leur chapelet, même en papotant. Tsomo, elle, s’efforçait de ne pas le faire quand elle ne disait pas ses mantras, mais ses doigts cherchaient les grains, les tripotaient machinalement. Une habitude dont il faudrait bien qu’elle parvienne à se débarrasser, se dit-elle.
L’assiduité de Tsomo au chorten fut bientôt remarquée par le gardien.
“Ani Tsomo, pourrais-tu m’aider à nettoyer les lampes à beurre ? lui demanda-t-il un jour. La vieille femme qui m’aidait est morte à l’hôpital il y a quelques jours.”
Heureuse de pouvoir être utile, elle allait s’asseoir au soleil avec d’autres, sortait les restes de mèches et nettoyait les lampes avec un vieux chiffon. Au bout de plusieurs mois, le gardien l’aida à demander un salaire au gouvernement. Tsomo devait dire un certain nombre de prières par mois, en échange de quoi elle reçut une somme d’argent. La vieille femme éprouvait une immense fierté à aller chaque mois à la banque toucher son salaire. Elle était payée. Elle n’en revenait pas. Employée et payée à son âge ! Les premières visites à la banque ne furent pourtant pas faciles pour elle. Tous ces gens si affairés, qui ne levaient même pas les yeux de leurs papiers quand on leur parlait. Et ces gens à l’air important, avec leur attaché-case à la main, probablement bourré de billets de banque, dont elle n’osait même pas s’approcher. Quant aux caissiers, dans leurs cages grillagées, ils ressemblaient un peu aux animaux des zoos qu’elle avait vus en Inde.
Assis derrière leur grillage, ils promenaient leurs yeux pleins d’ennui autour de la pièce tout en comptant d’épaisses liasses de billets. Et pendant tout ce temps, de petits livres bleus passaient de main en main partout dans la salle, par-dessus les comptoirs. Les mois passant et la banque devenant un lieu familier, elle prit un peu d’assurance. Quand, un jour, elle alla déposer l’argent qu’elle avait gagné en vendant ses deux zis, elle sut exactement vers quel comptoir se diriger et à qui s’adresser.
Les zis qu’elle vendit étaient à son cou depuis de nombreuses années. Elle avait à plusieurs reprises changé les fils de soie auxquels ils étaient attachés, la soie s’étant usée avec le temps. Elle portait ses zis entre ses deux seins, les sentait près de son cœur, y était habituée. Les savoir là la rassurait. Jamais elle ne les enlevait. Elle avait même réussi à déjouer les manœuvres de Gomchen Lhatu, qui avait essayé plus d’une fois de les lui prendre. Même le jour où, ordonnée nonne, elle avait renoncé à ses autres bijoux, elle n’avait pu se dessaisir de ses zis. Elle ne les avait enlevés qu’une fois, à Mussoorie, au moment de subir son opération, il y avait de cela bien longtemps.
“Si je devais mourir au cours de l’opération, je vous demande de garder ces pierres et de prier pour moi”, avait-elle demandé à Rinpotché.
Rinpotché avait montré du doigt la table devant lui. Comme elle les posait, il l’avait regardée avec le plus grand sérieux. “Venez les rechercher dès que vous sortirez de l’hôpital. Vous vivrez. Même après ma mort vous vivrez, vous vivrez encore de nombreuses années”, lui avait prédit Rinpotché.
On apprit un jour au chorten que des marchands passaient par là qui recherchaient activement des zis. Quand on sut ce que les marchands étaient prêts à débourser pour en acheter, ce fut l’émoi parmi la population âgée du chorten. Tous ceux, même les plus blasés, qui avaient un zi ou deux cachés autour du cou ou mêlé aux grains de leur chapelet, comme Tsomo, prêtèrent une oreille attentive à ces rumeurs. Elle décida d’aller trouver les marchands. Il ne lui fut pas difficile de trouver des collègues qui étaient déjà allés les voir, et qui lui indiquèrent l’hôtel où ils étaient descendus, sans omettre de lui communiquer le numéro de leur chambre.
La grande chambre avec lits jumeaux recouverts de kiras bhoutanaises était, à Thimphu, ce qu’un bon hôtel pouvait offrir de mieux aux clients qui pouvaient payer. C’est en tout cas la réflexion que se fit Tsomo quand elle fut invitée à entrer. Les deux marchands tibétains étaient assis sur leur lit. Un homme et une femme, qui lui firent signe de s’asseoir sur le tapis placé entre les deux lits, craignant sans doute que cette pouilleuse n’allât contaminer leur karma supérieur en s’asseyant à côté d’eux. La chambre était sombre et dégageait une forte odeur de renfermé, de fumée de cigarette et d’alcool. Toujours assis, feignant l’indifférence, l’homme et la femme la regardèrent ouvrir le morceau de tissu dont elle avait enveloppé les zis. Elle les plaça au creux de sa main et tendit le bras pour les montrer aux marchands. Deux paires d’yeux se penchèrent sur les petits bijoux, examinant les pierres, pendant que Tsomo, soudain accaparée par le souvenir, les regardait sans les voir. C’était à Trongsa. Piquant un fard dû à l’excitation provoquée par l’amour qu’elle venait de rencontrer autant qu’à la peur de l’inconnu, Tsomo avait demandé à Wangchen de venir vivre avec elle. Il avait eu l’air embarrassé, n’avait pu trouver ses mots.
“Alors je ne compte pas ? Je n’ai été qu’une fille qu’on prend et qu’on jette, comme ça, qu’on laisse derrière soi sans se préoccuper de ce qu’elle va devenir”, avait-elle dit en pleurant.
Silence. Puis il avait porté les mains à son cou, et elle avait entendu le bruit d’un cordon qui craque. Ensuite, tenant le cordon, il avait retiré la petite agate aux deux yeux qui se trouvait entre deux perles de corail et la lui avait tendue.
“Je viendrai te rejoindre”, avait-il dit, sa grosse voix bourrue tout à coup pleine de détermination.
Ce zi, témoignage d’une promesse de vie nouvelle, elle l’avait tenu dans sa main et regardé un long moment. Puisque cet homme lui donnait ce qu’il avait de plus précieux, c’est qu’elle devait compter pour lui. Toute contente, Tsomo avait alors ajouté l’agate à son propre collier de perles, perles de verre sans valeur pour la plupart, qu’elle avait perdues ou données au fil des années, sauf pour ce qui était du zi dont sa mère lui avait fait don, jadis.
“Ce zi n’est pas très beau, peut-être même pas très précieux, avait-elle dit à Tsomo, mais cela fait plusieurs générations qu’il passe de mère en fille dans cette maison. Tu es la plus âgée, je te le donne. Si tu as une fille, tu lui donneras, et si tu n’en as pas, fais-en ce que bon te semblera.”
A laquelle de ses nombreuses nièces ou petites-nièces Tsomo devrait-elle laisser ce zi ? Le donner à l’une plutôt qu’à l’autre ne pourrait que provoquer des jalousies. Elle pourrait le casser en morceaux et les répartir entre toutes, mais ils n’auraient plus aucune valeur. Le mieux qu’elle pouvait faire était de les libérer du poids de sa propre mort. Elle savait qu’elle allait encore vivre longtemps, plus ou moins à l’aise selon les moments, mais, puisque désormais son karma l’avait ramenée auprès des siens, ils seraient obligés de s’occuper de tout après sa mort. Les rituels funèbres coûtaient cher aux vivants, entraînaient parfois de très gros problèmes financiers. Même pour les rituels les plus modestes, il fallait de l’argent. Tsomo ne voulait pas que sa famille eût à porter la responsabilité des frais que causerait sa mort. Elle préférait s’en charger elle-même. Certes, une fois morte, ce qui arriverait à son propre corps lui était indifférent mais, pour les vivants, il était important d’en disposer selon la coutume, avec dignité, pour que les gens ne disent pas : “Ces moins que rien, ils n’ont même pas été capables d’offrir une crémation décente à leur sœur, tante ou grand-mère.”
L’important, à ses yeux, c’était les actions de grâce et les prières qu’ils pourraient dire pour elle, mais cela, elle ne pouvait pas l’exiger de qui que ce fût.
Tsomo et ses compagnons parlaient de la mort quotidiennement. “Je suis à deux doigts de la mort”, “Quand je mourrai”, “Avant que je meure” ou “Je vais bientôt mourir”. Il était naturel que Tsomo se préparât à cette éventualité. Nul n’échappe à la mort. Quand l’imminence de la mort est acceptée, d’autres peurs ou angoisses transcendent la peur de la mort elle-même. Tsomo et la plupart des vieux qui l’entouraient avaient peur de perdre tout contrôle sur ce qu’allait devenir leur corps, certains plus que d’autres. Mimi Tashila, un des hommes qui priaient régulièrement avec elle, avait tout à coup décidé de rentrer à Bumthang. Des années auparavant, ses enfants ayant grandi, il avait quitté sa maison pour venir vivre avec sa nouvelle épouse et ses enfants à Thimphu. Cela faisait trop longtemps qu’il était à Thimphu, disait-il souvent. Il vivait dans une hutte au-dessous de l’hôpital, pas très loin de la morgue. Il avait vu pas mal de dépouilles en attente d’être incinérées sans le moindre rite funéraire, que personne ne venait réclamer. Cela l’effrayait. Plus il vieillissait, plus la peur grandissait.
“Je ne veux pas me retrouver dans cette morgue, sans personne pour venir réclamer mon corps. Je vais rentrer mourir chez mes enfants.” Et puis un jour il était parti, “mourir chez moi”, avait-il annoncé.
Dans les villages, où il n’y avait pas de morgue, les enfants ne fuyaient pas la responsabilité de s’occuper de leurs parents quand ils mouraient. Tsomo enviait la confiance que Mimi Tashila avait en ses enfants. Quelque temps plus tard – Tsomo avait alors presque quatre-vingt-dix ans –, elle eut vent de ce que Mimi Tashila vivait encore au milieu de ses enfants et de leurs enfants, et de ce que tous prenaient soin de lui et le chérissaient. Il voulait un peu de dignité dans la mort. C’est ce que veulent tous les êtres humains, qu’ils en soient conscients ou non. Tsomo aussi voulait partir dignement, et elle ne voulait surtout pas que sa mort fût une cause de querelles, de discorde ou de honte pour la famille qu’elle avait abandonnée jadis.
L’un des marchands alluma une lampe avant de lui prendre les pierres avec un peu trop de précipitation. La jeune femme au visage doux, encadré de longs cheveux noirs, claqua la langue et hocha la tête d’un air critique, mais une lueur d’intérêt était apparue dans ses yeux, qui n’avait pas échappé à Tsomo. L’homme, quant à lui, feignait à présent de ne pas être intéressé du tout. “Ces zis ne sont pas de très bonne qualité, non, je ne peux pas investir là-dedans.
— Cette pauvre nonne a besoin de les vendre et je vais les lui acheter, pour l’aider, répondit à l’homme une voix féminine qui s’était faite très caressante, tout à coup.
— De toute façon elle en demande trop.
— Je n’ai pas dit que je paierais le prix qu’elle en demande”, dit la voix devenue moins féminine, plus dure.
Assise entre les deux, Tsomo les écoutait converser et discuter par-dessus sa tête, comme si elle n’existait pas. Ces gens-là pensaient que leur argent leur donnait tout pouvoir. Mais Tsomo n’avait pas d’argent et c’était justement pour cette raison qu’elle se trouvait là, espèces d’idiots ! Elle allait se charger de le leur faire comprendre. Elle était plus âgée qu’eux, peut-être même qu’elle avait plus que leur âge à eux deux. Et la vieillesse donne un autre pouvoir. Mais alors, pourquoi les laissait-elle la traiter ainsi ? Tout à coup, elle se leva, manquant trébucher sur le bord du tapis. Mais elle n’y accorda aucune attention, ne voulant surtout pas donner le moindre signe de faiblesse.
“Rendez-moi mes zis. Je ne vais tout de même pas vous supplier de me les acheter ! Si vous n’êtes pas intéressés, ce n’est même pas la peine d’en discuter !” Puis elle tendit la main.
Les marchands stupéfaits échangèrent un rapide coup d’œil, puis sans tarder payèrent très exactement le montant de la somme demandée par Tsomo. Bien entendu elle avait toujours su que ses bijoux avaient de la valeur ; pourquoi, dans le cas contraire, se seraient-ils évertués à la minimiser ?
Tsomo emporta l’argent pour le confier à la banque où on lui donna en échange un livre bleu avec son nom et un numéro inscrits dessus, ainsi que le montant de la somme dont elle était détentrice. Elle prit le livre bleu et le mit dans la poche de son go, à l’endroit jusque-là occupé par les zis, entre ses seins, près de son cœur.
Au bout de plusieurs mois passés à Thimphu, Tsomo se dit qu’elle avait bien fait de venir s’y installer. Elle aimait pouvoir y rencontrer des gens qu’elle connaissait, famille, relations ou amis. Thimphu attirait toutes sortes de gens venus y trouver du travail, voir leurs familles, visiter la grande ville ou profiter de ses établissements de soins. C’était le cas de Wangchen qui vint à Thimphu pour se faire opérer de la cataracte. Il refit surface dans la vie de Tsomo, tel un fantôme du passé. Le jeune homme tout en muscles d’alors était devenu un petit vieux tout frêle. Comme il ne voyait pratiquement pas et qu’il sortait peu, sa peau noire, que Tsomo avait toujours connue tannée, était devenue pâle, presque translucide, et les mollets bombés, musclés de jadis avaient rétréci comme peau de chagrin. Aidé de Kesang qui le soutenait et le guidait, il avançait en traînant les pieds, un bandage sur l’œil droit, aussi blanc que ses cheveux. La moustache noire, qui s’étirait d’une oreille à l’autre quand il riait, n’était plus qu’une touffe de poils clairsemés qui lui tombait dans la bouche, si bien qu’il relevait sans cesse la lèvre supérieure, pour s’en débarrasser. Mais le sourire était incontestablement là, même s’il ne la mettait plus dans tous ses états. Wangchen n’était plus que son ex-mari, le mari de Kesang, son beau-frère. Comme les relations changent ! Tout est si arbitraire. “La seule relation qui ne change pas est celle qu’on entretient avec soi-même”, se dit Tsomo, imbue d’une nouvelle sagesse qui lui donna un sentiment de supériorité, l’espace d’une fraction de seconde. Wangchen était venu à Thimphu sur l’insistance de son petit-fils qui travaillait à l’hôpital.
Wangchen ne pouvait pas s’en sortir tout seul dans la maison. Son œil gauche était encore aveugle et le droit, pas encore guéri, était recouvert d’un pansement. Un jour que Tsomo et lui étaient seuls dans la maison, il eut besoin d’aller aux toilettes. Wangchen allant aux toilettes, c’était le début de la fin de sa vie avec lui, songea-t-elle en poussant un long soupir, tout en le conduisant. Elle l’aida donc et ils avancèrent ainsi tant bien que mal, traversant deux pièces pour atteindre la petite hutte, dehors. Puis ils firent le trajet en sens inverse, Tsomo le retenant par le bras, pour l’empêcher de tomber. Il s’agrippa à elle, pour ne pas tomber, certes, mais aussi par jeu, comme pour raviver un vieux souvenir, même une vieille femme pouvait sentir ça. Ils devaient avoir l’air fins, ainsi agrippés l’un à l’autre, comme les vieux de ces vers dont Tsomo se souvint tout à coup.
Gadpoi takpa ganmoi kor
La vieille femme tient le vieil homme.
Ganmoi takpa gadpoi kor
Le vieil homme tient la vieille femme.
Wangchen s’arrêta soudain et, tournant lentement son visage bandé vers elle, il répéta les vers.
“Pourquoi dis-tu ça ?
— Je ne fais que répéter ce que tu as dit.
— J’ai dit ça, moi ? Je croyais seulement l’avoir pensé.
— Oui, tu as dit ça.”
Une pause. Puis il rit. Un rire qui balayait les années de souffrance, de séparation et de silence. Un rire qui les réunissait au soir de leur vie, pour se soutenir mutuellement. Ils ne purent faire un pas de plus. Ils furent obligés de s’asseoir là où ils étaient, là où le rire les avait pris. Entrés dans la pièce juste à ce moment-là, Kesang, ses enfants et les enfants de ses enfants regardèrent abasourdis ces vieux complices qui ressemblaient à deux gamins pris en faute. Tsomo eut la certitude, à cet instant, que Wangchen aurait compris pourquoi elle avait vendu ses zis.
Thimphu continua de s’étendre, les lois continuèrent de changer, si bien que Tsomo dut déménager chaque fois que son cabanon était déclaré en zone non autorisée par la municipalité. C’était quelque chose qui la perturbait beaucoup, mais elle n’était pas la seule à en pâtir. Ils étaient nombreux à devoir transporter leurs matériaux, quelques poutres, des poteaux, des planches, des plaques de tôle ou des morceaux de carton, et à parcourir les rues de la ville à la recherche d’un endroit où reconstruire leur maison. La famille de Tsomo lui reprochait constamment son entêtement. “Pourquoi ne viens-tu pas vivre avec nous ? lui disaient-ils. Tu veux nous faire honte ? Nous ne te demanderons rien. Tu pourrais vivre à ta guise.” Tsomo savait qu’elle pourrait vivre comme elle l’entendait. Mais elle ne pourrait jamais rester tout à fait à l’écart des activités de la famille. Il faudrait s’occuper des enfants et d’autres tâches qui lui incomberaient forcément. Surtout, elle ne pourrait pas s’asseoir et regarder travailler les autres. Il lui avait fallu toute une vie pour se libérer de tout lien. S’il lui fallait constamment déménager et trouver un endroit où s’installer, c’est que son karma le voulait. Elle avait si peu de choses à elle de toute façon que déménager n’était pas un problème majeur. Elle pouvait poser ses lampes à beurre et ses bols rituels n’importe où, et le poêle à pétrole brûlerait partout du moment qu’elle avait quelque chose à faire cuire dessus.
Certains citadins sont bons et généreux envers les gens pieux. Le simple fait de voir des religieux pratiquants dans leurs simples habits donne envie de faire l’aumône. Aum Sithup Doma, qui était la femme d’un policier, prit l’habitude de donner régulièrement des provisions à Tsomo.
“Vous êtes si bonne pour moi. Nous ne nous connaissions même pas il y a quelques mois. Il doit y avoir un lien karmique entre nous.”
Aum Sithup Doma eut un sourire embarrassé, abattit son couteau sur le gros os qui se trouvait sur la planche à découper, lâcha le manche et regarda Tsomo. “Je ne sais pas s’il y a un lien karmique, mais je vais vous dire. Je pense que vous êtes sincère, quelqu’un de vraiment religieux. On vous voit tous les jours au chorten, en tout cas. Je suis contente de vous aider. J’ai tant à faire avec mes petits et les tâches ménagères. Vous savez ce que c’est. J’ai trop peu de temps à consacrer à la prière, alors j’espère acquérir quelques mérites en aidant une pratiquante comme vous. En fait, si l’on y réfléchit, on ne fait jamais rien sans attendre quelque chose en retour. Les gens entassent toutes sortes de cadeaux devant les lamas, leur offrent parfois d’énormes sommes d’argent dans le seul but d’accumuler des mérites pour eux-mêmes.
— Et c’est à qui pratiquera les plus beaux rituels, ajouta Tsomo. Mon lama ! Qu’est-ce que je suis en train de dire là ? Je ne devrais pas dire ça. Je ne devrais pas avoir ce genre de pensées. Oui, je m’efforce de prier, mais je suis une analphabète, une nonne pas du tout accomplie. Peut-être que le pouvoir qui m’a été donné par toutes les initiations que j’ai eu la chance de recevoir des plus grands lamas s’ajoutera à mes propres efforts.
— Il m’arrive aussi d’aller au chorten, et je vois bien que certains y sont pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la prière. J’y entends parfois des bribes de conversations qui n’ont rien de sacré, je vous assure. Sans compter ceux qui déambulent à toute vitesse autour du chorten ! Ils ont tant à faire qu’ils ont à peine le temps de prier… comme moi.” Et elle rit.
“Il est si difficile de vivre comme un Bouddha éveillé quand on a le corps et l’esprit d’un humain ! Toute une vie d’efforts n’y suffit pas”, pensa Tsomo. Mais qui était-elle pour s’étendre sur les faiblesses humaines et sur la religion ?
Aum Sithup Dolma enveloppa les os encore pleins de graisse qu’elle venait de couper et les tendit à Tsomo. “Tenez, voilà de quoi vous faire une bonne soupe bien nourrissante. Avec ça vous devriez marcher autour du chorten pendant encore de nombreuses années”, dit-elle, et Tsomo les accepta comme elle avait accepté tant d’autres présents dans cette vie, en vertu de son karma.